À voix nue,
Zeev Sternhell s’entretient avec Philippe Gumplowicz
Équipe de réalisation : Anne Pascale Desvignes, Éric Girard
Attachée d’émission : Claire Poinsignon
France Culture
Tous les soirs de 20 heures à 20 heures 30.
I. Lundi 11 avril 2011
Né juif, Zeev Sternhell ouvre les yeux dans une petite ville de la Galicie polonaise en 1935 – le mauvais endroit, le mauvais moment, la mauvaise identité. Seul de sa famille proche, il survit au désastre de la guerre à Lvov (aujourd’hui en Ukraine), caché par un capitaine polonais. À l’âge de 10 ans, il arrive en France, y est scolarisé une année dans un lycée à Avignon, le temps d’apprendre le français.
Il émigre en Israël en 1951, un pays qui n’a encore que trois ans d’âge. Structure d’intégration de la jeunesse, kibboutz, études d’histoire à l’université de Jérusalem. Une vie d’homme qui se confond avec le développement, les guerres (il commande une compagnie au combat, dans la campagne de Suez en 1956), les drames de ce jeune État.
Et puis, il y a l’œuvre d’historien. Depuis 1972, avec une thèse soutenue à la Fondation nationale de Sciences politiques de Paris sur Barrès et le nationalisme français, jusqu’à ces récentes Anti-Lumières publiées chez Fayard, en passant par La Droite révolutionnaire (1978) et Ni droite ni gauche (1983), ce sont plus de quarante années de travail, une œuvre prolifique et iconoclaste marquée par de nombreuses polémiques, dramatiques pour certaines, on y revient au cours de ces entretiens. Une œuvre nourrie en creux par une idée : ce qui divise les hommes, à terme, les tue, c’est l’identité revendiquée dans toutes ses nuances, du nationalisme au fascisme. Ce sont les porteurs de cocardes, les chauvins. C’est tout simplement le déni de l’universel.
II Mardi 12 avril 2011
De Jérusalem au nationalisme, en passant par la Lorraine
En 1972, Zeev Sternhell publie sa thèse de doctorat soutenue à la Fondation nationale des Sciences Politiques sous la direction de Jean Touchard, résistant, normalien, politologue auteur de référence de la science politique française, fondateur entre autres du Cevipof, le centre de recherches de Sciences Po. Dans son jury, Jean-Jacques Chevalier et René Rémond : le gratin des historiens des idées et des politistes.
La thèse est consacrée à Maurice Barrès. C’est une biographie intellectuelle d’un écrivain journaliste devenu le chantre du nationalisme qui lui vaudra, après la Grande Guerre, l’appellation de rossignol des carnages décernée par Romain Rolland. Maurice Barrès présente un système séduisant, percutant mais, pour Zeev Sternhell, c’est dans son œuvre que se niche l’œuf des serpents qui étireront leurs anneaux quelques décennies plus tard, au sein des fascismes des années trente.
Le nationalisme, c’est la haine de la démocratie libérale, l’exclusion de ceux qui ne sont pas nés au bon endroit, ceux dont les racines n’ont pas la pureté que certifient les cimetières qui bordent les églises. Dans la France des droits de l’homme, apparaissent les doctrines du fascisme. Sternhell entreprend de découvrir le moment des idées où l’incubation nationaliste prend forme. Le mal n’a pas élu résidence dans la nature humaine, mais dans l’histoire des idées. Question fondamentale : quelle est la nature du lien qui réunit les hommes ? Ce partage d’une patrie, d’un imaginaire national, de quel ordre est-il ? Barrès répond : c’est la terre et les morts. Ce nationalisme, Sternhell entreprend de le traquer dans ses livres, de La Droite révolutionnaire jusqu’aux Anti-Lumières.
III Mercredi 13 avril 2011
Le fascisme qui fâche
Nous avons quitté hier Zeev Sternhell sur ses premiers travaux sur Barrès et le nationalisme français. On revient toujours à ses premières œuvres. Il y revient entre 1978 et 1983, à travers deux livres qui font date, à la fois par leur contenu et par les polémiques qu’elles suscitent : La droite révolutionnaire, en 1978 ; Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France, en 1983. Selon lui, du premier nationalisme français au fascisme des années trente, il y a solution de continuité. Hostilité aux Lumières, hostilité à la démocratie libérale. Son Barrès était déjà une œuvre provocatrice mais, avec les travaux sur le fascisme, on touche à une zone sensible, à un passé qui a d’autant plus de mal à passer en 1983 qu’il ouvre une brèche. Il canonne à feu nourri l’historiographie française qui ne voulait voir, dans le fascisme, qu’un produit d’importation. Selon Sternhell, le fascisme a mûri dans une éprouvette made in France, il est le fruit de la copulation monstrueuse entre les valeurs de la gauche révolutionnaire (les masses, la révolution) et la vieille droite (le nationalisme de la terre et des morts).
Zeev Sternhell dépoussière ainsi la pensée politique antérieure sur le fascisme. Il en fait un « arsenal idéologique solidement charpenté ». Ce ne sont pas les fascistes avoués comme Robert Brasillach ou Pierre Drieu la Rochelle qui intéressent Zeev Sternhell, pas plus que les chefs de bande qui exhortent leurs partisans à la main haut tendue, mais l’histoire des idées. Et, dans ces porteurs d’idées, on retrouve des penseurs que la postérité a jugés non seulement fréquentables mais qu’elle honore. Certains d’entre eux vivent encore en 1983. Parmi eux, des non-conformistes des années trente comme Bertrand de Jouvenel, jeune amant de Colette, jeune-turc du parti radical, avant d’être un temps membre du PPF, et même des personnalistes chrétiens comme Emmanuel Mounier.
Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France bouleverse l’idée que l’on se fait du fascisme. Indépendamment de ses qualités, il bénéficie d’un contexte politique qui polarise l’attention sur le fascisme : 1983 corrobore la thèse d’une souche française du fascisme. Dans la France des années 80, le Front national semble pour beaucoup en apporter la preuve par le vivant.
IV Jeudi 14 avril 2011
La question Israël
Citoyen israélien, Zeev Sternhell participe comme soldat à trois guerres d’Israël, notamment celle de Suez en 1956. Le sujet n’en finit pas d’être actuel : le sionisme et l’État d’Israël. Israël avec ses crises, ses drames, ses questions sans réponses, c’est un pays dont Sternhell dit en souriant qu’on ne n’y ennuie jamais, ce que confirme sa littérature et son cinéma, mais malheureusement aussi un présent souvent tragique, un avenir incertain, menaçant. Zeev Sternhell consacre à Israël un ouvrage sur les origines du sionisme socialisme, l’idéologie fondatrice de l’État, un engagement dans ce que l’on appelle le camp de la paix, et des interrogations prophétiques, dans le quotidien Ha’aretz, et toujours critiques à l’égard de ces gouvernements israéliens incapables de prendre les décisions courageuses qui s’imposent.
La naissance de l’État d’Israël, en 1948, enflamma l’imagination du jeune garçon né dans une famille sioniste jusqu’à l’amener à quitter la France. L’un de ses derniers articles reprend le fil toujours tendu du sionisme pour refuser le sionisme des pierres éternelles, le sionisme du sang et du sol incapable de se contenir dans les limites des frontières de la guerre d’Indépendance. Il est temps d’agir, dit-il, depuis toujours. Cette action passe par la nécessité d’un compromis. Telle sa position sur la politique israélienne. En ce qui concerne sa position en Israël, deux dates de l’année 2008 fournissent un rapprochement étourdissant. En juin 2008, il est lauréat du Prix d’Israël (la plus grande distinction du pays) pour ses travaux en sciences politiques. Trois mois plus tard, en septembre, le voici la cible d’un engin explosif qui explose devant chez lui et le blesse légèrement.
Israël rend nerveux. Rend nerveux ses habitants, ses voisins, le monde entier. L’Orient et l’Occident s’y rencontrent là où se rencontrent la raison raisonneuse et l’absence totale de raison, là où les frontières n’ont jamais été définies, pas tant à cause de ses ennemis que faute de consensus à l’intérieur même de la nation ; c’est une zone fractale qui prend à bras le corps la question que Sternhell se pose depuis toujours : qu’est-ce que c’est qu’une nation ?
V. Vendredi 15 avril 2011
À l’ombre des nations en pleurs
Nous terminons cette semaine passée en la compagnie de Zeev Sternhell autour d’une idée à laquelle il consacre, en 2006, Les Anti-Lumières, du XVIIIe siècle à la Guerre froide. Un livre somme, nourri par une érudition impressionnante, le point d’orgue de ses travaux. Il y revient sur cette idée qui le préoccupe depuis toujours : la recherche de la cellule souche du mal identitaire. L’œuf du serpent en quelque sorte, ce serpent qui déroule ses anneaux au XXe siècle.
Commençant par une recherche dans l’œuvre de Barrès, en France, il remonte au pré romantisme allemand qui fait de l’individu un animal organique lié à un sol, uni à ses compatriotes par les liens du sang. Ce culte de la terre et des morts recoupe une pathologie meurtrière. Le nationalisme intransigeant, identitaire, particulariste est un mal vagabond et voyageur, il a nourri les guerres européennes, il ravage les pays du Proche-Orient, il n’épargne pas Israël.
Ce dernier épisode s’interroge sur la nature de la relation entre l’existence et l’œuvre de Zeev Sternhell. Enfant, il a été aussi un moment écarté de la société des hommes. Sous l’uniforme de l’armée d’Israël, il a combattu. Il dit et répète que le nationalisme divise les hommes. Il refuse l’idée de patrie fondée sur les liens du sang. On l’interroge sur ce qui les réunit. Quelle est la nature du lien social entre les hommes ? Ces appartenances nationales, les attachements à une collectivité, de quel ordre sont-elles ? Quelle est la source de la citoyenneté ? Juridique ? Contractuelle ? Celle d’une communauté volontaire de destin à laquelle on s’associe en homme libre ? Mais quelle est la place de la mémoire, de l’épaisseur de temps, dans cette citoyenneté ?