Yossi Alpher dresse un bilan des 100 premiers jours de ce « gouvernement du changement » dont la durée de vie, telle que nombre de commentateurs l’estimaient à l’origine, ne devait pas lui permettre de franchir… le cap des 100 jours. Selon lui, « …le principal avantage pour les Israéliens des 100 premiers jours du gouvernement Bennett-Lapid est immédiat : l’harmonie et la tranquillité discrète qu’il a transmises au public. Le principal danger détectable à ce stade précoce est stratégique et à plus long terme. Précisément en raison du large éventail d’approches politiques mutuellement neutres incarnées par la nouvelle coalition, celle-ci institutionnalise davantage le glissement d’Israël sur la pente d’une réalité volatile d’un seul État avec les Palestiniens… »
Traduction : Bernard Bohbot pour LPM
https://peacenow.org/entry.php?id=38746#.YWfdldnMJQJ
Mis en ligne le 19 octobre 2021
Q : Si vous deviez choisir une réalisation unique au cours des 100 derniers jours par Naftali Bennett, Yair Lapid et leur gouvernement, quelle serait-elle ?
R : J’en choisirais deux. Tout d’abord, la manière pragmatique et professionnelle dont eux et leurs collègues ministres ont géré le gouvernement. Finis la posture, la grandiloquence et le style de vie provocateur de Bibi Netanyahu. Bennett ne transforme pas chaque menace en un quasi-Holocauste pour susciter la frénésie des électeurs. Ce Premier ministre n’emmène pas sa femme et son fils mauvais payeur avec lui partout où il voyage au nom d’Israël. Il ne s’attribue pas non plus le mérite de tout ce que fait son gouvernement.
Bennett et Lapid disposent d’une majorité parlementaire d’un mandat (dans les bons jours !), et pourtant ils parviennent à faire passer un budget pour la première fois en trois ans. Bennett gère le covid sans blocage, malgré les chiffres élevés. Il n’a pas peur de devancer la FDA américaine avec une troisième injection de rappel [vaccinal].
Nous pouvons attribuer cela en partie au bon style de gestion d’un millionnaire de la haute technologie et en partie à la nécessité d’harmoniser la coalition la plus disparate de l’histoire politique d’Israël. Cette coalition est tellement hétérogène – du Raam, le parti islamiste palestinien, en passant par le Meretz et les travaillistes à gauche, jusqu’au parti d’extrême droite de Bennett, Yamina – qu’il est tout simplement inutile de faire pression sur elle ou de la défier sur la question palestinienne. Il n’est pas concevable de proposer une plate-forme palestinienne consensuelle autre que le maintien du statu quo et le « bien faire » économiquement.
Paradoxalement, peut-être, ce fait rend la tâche de Bennett plus facile. Les voisins arabes d’Israël sont heureux de le rencontrer. Le président Biden est heureux de le rencontrer. Même le leader palestinien Mahmoud Abbas serait vraisemblablement heureux de le rencontrer, sauf qu’Abbas, seul parmi les voisins d’Israël, ne figure pas sur la liste des rencontres souhaitées par Bennett.
Rencontrer le leader palestinien lui aliénerait ses électeurs d’extrême-droite, qui sont de moins en moins nombreux. Ils sont déjà mécontents qu’il s’harmonise si bien avec les islamistes et la gauche au sein de sa coalition. Ce qu’ils n’apprécient pas, c’est que ce n’est que grâce à l’effet neutralisant de ce mélange arabe-gauche-centre-droit unique que Bennett est à l’abri de la pression des États-Unis, de l’Europe et des Arabes amis pour faire quelque chose de substantiel sur la question palestinienne.
Bien sûr, cela nous éloigne plus que jamais d’un progrès politique avec les Palestiniens. Bennett, le ministre des Affaires étrangères Lapid et le ministre de la Défense Gantz semblent penser qu’ils peuvent compenser en offrant à la Cisjordanie et à Gaza, sous leurs directions palestiniennes distinctes, des avantages économiques. Ils n’ont pas encore appris que les mesures de « paix économique » ne résoudront pas un conflit idéologique et géostratégique. Plus d’informations à ce sujet ci-dessous.
Q : Et la deuxième réalisation unique ?
R : La deuxième réalisation majeure des 100 premiers jours de ce gouvernement est la présence dans la coalition gouvernementale israélienne, pour la première fois, d’un parti arabe. Le mérite en revient en grande partie à une personnalité unique, le leader du Raam, Mansour Abbas (à ne pas confondre avec Mahmoud Abbas de Ramallah !), qui a limité les demandes de son parti islamiste au sein de la coalition à des questions locales et à une réduction de la spirale de la criminalité arabe.
Ceux qui à droite occupent des postes ministériels clés comme les finances (Liberman) et la justice (Saar) peuvent-ils offrir à Abbas un retour suffisant sur son investissement politique risqué pour l’empêcher de s’enfuir et de faire tomber le gouvernement de Bennett et Lapid ? Ce n’est pas un hasard si Abbas a été recruté pour écrire l’hommage à Bennett lorsque le Premier ministre israélien a été sélectionné par le Time Magazine dans la liste des 100 personnes les plus influentes de 2021.
Q : D’autres réalisations au cours des cent jours ?
R : Bennett et Lapid ont fait de grands pas vers le rétablissement d’une coopération stratégique étroite et de liens de leadership étroits avec les États-Unis, la Jordanie et l’Égypte. Israël a repris son rôle traditionnel qui consiste à demander de Washington de l’aide pour un régime répressif en Egypte. (Soyons francs, aucun gouvernement israélien ne mettra en péril son partenariat stratégique avec l’Égypte en raison du bilan catastrophique du Caire en matière des droits de l’homme.) Les États-Unis et Israël se coordonnent une fois de plus au plus haut niveau en ce qui concerne l’Iran – sans nécessairement être d’accord, mais au moins en se coordonnant étroitement. Les relations d’Israël avec le parti démocrate, détériorées par Netanyahu, sont en voie de réparation.
Il est vrai que l’Égypte d’al-Sissi a accueilli Bennett dans le Sinaï et non au Caire, et la presse israélienne n’a pas été invitée. En effet, nulle part – au Caire, à Amman, à Washington – Bennett n’a été considéré comme autre chose qu’une bouffée d’air frais après douze ans de Netanyahu. Peut-être qu’après 500 jours…
Bennett a également pris des mesures impressionnantes dans la lutte d’Israël contre le Covid-19. Il a poussé à une troisième vaccination de rappel pour trois millions d’Israéliens, et ce n’est pas fini. Il a dynamisé les efforts pour identifier et coopter les centaines de milliers de personnes qui ont refusé la première injection. Et il a refusé d’ordonner un nouveau confinement, même si la rentrée scolaire et un mois de vacances ont fait augmenter le nombre de contaminés. Israël, dit-il, doit apprendre à vivre avec le virus.
Dans ce domaine, Bennett a montré qu’il était prêt à prendre des risques. Jusqu’à présent, ses efforts ne se sont pas retournés contre lui. Mais le jury n’est pas encore fixé sur le Covid en Israël – comme partout ailleurs dans le monde.
Q : Et les échecs ? Il doit y en avoir…
R : La bande de Gaza est plus incendiaire que jamais. Alors que Bennett a largement abandonné son discours de campagne sur une position militaire plus dure contre le Hamas (comme beaucoup de politiciens qui atteignent le sommet, il s’est plié aux réalités et a modéré nombre de ses positions belliqueuses), son gouvernement s’est jusqu’à présent montré incapable de stabiliser la bande de Gaza.
Les Qataris sont plus disposés que jamais à acheter un peu de paix et de tranquillité à Gaza avec leurs millions. Le dirigeant égyptien al-Sissi joue également un rôle de médiateur. Pourtant, on estime généralement qu’une nouvelle escalade des combats risque d’éclater. L’une des principales raisons est qu’en l’absence de tout mouvement politique israélien avec l’OLP basée à Ramallah et dirigée par le vieillissant mais modéré Mahmoud Abbas, le Hamas extrémiste peut continuer à revendiquer la direction générale des Palestiniens : à Gaza, en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à l’intérieur des villes à population mixte d’Israël qui se sont soulevées lors de l’opération « Gardiens des murs » de mai dernier.
Le Hamas pense avoir marqué des points essentiels parmi les Palestiniens du monde entier pendant les 11 jours de l’opération « Gardiens des murs ». Il est peut-être à la recherche d’un autre casus belli similaire aux erreurs du gouvernement Netanyahu à Jérusalem (Sheikh Jarrah, le Mont du Temple) qui ont incité le Hamas en mai à lancer des roquettes sur Jérusalem et Tel Aviv.
D’où pourrait venir l’étincelle cette fois-ci ? L’évasion spectaculaire, il y a une dizaine de jours, de six terroristes islamistes purs et durs, dont cinq du Jihad islamique pro-iranien, a brièvement donné aux Palestiniens le sentiment d’une victoire sur un establishment sécuritaire israélien défaillant, qui pourrait déclencher une violence généralisée. L’évasion a été précédée par le meurtre d’un tireur d’élite de la police israélienne le long de la barrière frontalière de Gaza, ce qui semble également refléter de graves erreurs de gestion, de commandement, de renseignement et de jugement de la part des services de sécurité sous la direction générale de Bennet.
Le week-end dernier, les six évadés ont été arrêtés – deux à Jénine, dans le nord de la Cisjordanie – sans effusion de sang. Il est frappant de constater que les citoyens arabes d’Israël ont refusé d’aider les six Palestiniens en fuite. Une crise plus large de type Intifada semblait pour l’instant avoir été évitée. Mais le gouvernement Bennet a du pain sur la planche pour réparer les lacunes flagrantes dans le fonctionnement de l’establishment sécuritaire israélien.
Q : En résumé ?
R : Le principal avantage pour les Israéliens des 100 premiers jours du gouvernement Bennett-Lapid est immédiat : l’harmonie et la tranquillité discrète qu’il a transmises au public. Le principal danger détectable à ce stade précoce est stratégique et à plus long terme. Précisément en raison du large éventail d’approches politiques mutuellement neutres incarnées par la nouvelle coalition, celle-ci institutionnalise davantage le glissement d’Israël sur une pente glissante vers une réalité volatile d’un seul État avec les Palestiniens, dans laquelle les idéologies territoriales extrémistes (Hamas, Bennett) prévalent. Les initiatives de « paix économique » malavisées du gouvernement Bennett n’aident pas et peuvent rapidement se retourner contre lui.
Il existe d’autres dangers qu’il convient de surveiller de près. Sur le plan intérieur, l’attachement du parti islamiste Raam à cette coalition de 61 mandats est, précisément parce qu’elle est sans précédent dans la politique israélienne, difficile à prévoir. Toujours près de chez nous, on s’attend à ce qu’une guerre avec Gaza, provoquée par les islamistes (par le Hamas), ait des ramifications à l’intérieur d’Israël, à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Plus loin, les tensions pourraient s’intensifier avec l’Iran et le Hezbollah, nourries par l’impression d’un retrait militaire américain de la région.
N’importe laquelle de ces crises potentielles pourrait faire tomber la coalition Biden-Lapid fragile mais étonnamment harmonieuse et réussie et précipiter de nouvelles élections, avec Benjamin Netanyahu qui attend toujours dans les coulisses.