Pour écouter « Inyan shel herguel – Une question d’habitude… », interprétée par Yizhar Ashdot, dont nous proposons ci-dessous une traduction française :
[->http://www.youtube.com/watch?v=q-NRrB9pbKs&feature=player_embedded]
Pour lire en version originale hébraïque les paroles d’Alona Kim’hi :
[->http://shironet.mako.co.il/artist?type=lyrics&lang=1&prfid=517&wrkid=33905]
Il y a de cela six ou sept ans, je me trouvais au café Ginzburg, à Tel-Aviv, en compagnie d’un homme pour lequel j’éprouve une grande admiration. Mikhaël Manekin était alors, avec Yehudah Shaul, à la tête de Brisons-le-Silence.
Brisons-le-Silence était encore un mouvement en construction, uniquement fait de soldats israéliens ayant pris part à l’occupation et désireux de fournir des documents et des informations sur ses atrocités. L’association élargissait ses activités. Manekin était venu à Tel-Aviv pour échanger des idées sur l’organisation de visites d’Israéliens et d’étrangers à Hébron. « J’aimerais y amener des écrivains, me dit-il, il me semble que les écrivains ont sur la société un impact plus durable que les journalistes. »
« Intéressant que vous disiez cela, observai-je. Vous voyez cette femme à la table derrière moi ? C’est Alona Kim’hi. Allons la saluer. »
Trop timides pour nous adresser directement à un mythe littéraire tel qu’Alona Kim’hi, nous primes le parti de poursuivre notre dialogue un ton plus haut, en lui jetant de ci de la un regard dans l’espoir qu’elle se mêlerait à la conversation. Elle le fit et finit par s’asseoir à notre table. « J’adorerais venir à Hébron, dit-elle, mais j’aimerais y aller avec vous deux en tout et pour tout. Je ne veux pas me retrouver dans un bus avec un groupe de gauchistes occupés à m’embrouiller les idées. Si je vous accompagne, et que ce que je vois s’avère intéressant, je vous enverrai assez d’autres d’écrivains pour remplir un bus. »
Nous sommes allés à Hébron avec Kim’hi et l’avons vue encaisser le choc que tout Israélien subit quand on le confronte à la réalité de cette ville maudite. Elle parla aux soldats postés dans la rue et tira des enseignements de leur vécu. Remplir tout un bus d’écrivains Tel-Aviviens se révéla une tâche surhumaines, mais Kim’hi envoya plusieurs de ses amis participer à la visite suivante organisée par Brisons-le-Silence et fit, au fil du temps, allusion à cette expérience dans des interviews.
Les années passant, nous nous dimes que c’était tout. Et puis, récemment, une chanson passa à la radio. Les paroles de Kim’hi étaient mises en musique et chantées par son époux, l’icône du rock israélien Yzhar Ashdoth. J’aurais pu ne jamais entendre parler de cette chanson sans son interdiction, temporaire tout au moins, de diffusion radiophonique. Quand Ashdoth et son groupe arrivèrent aux studios de Galatz (l’acronyme de Gaalé Tsahal), la très populaire station de radio de l’Armée, pour faire la promotion de leur nouvel album, on leur intima l’ordre de ne pas l’interpréter.
Dans un communiqué émis par le commandant de Galatz, Yaron Dekel, il expliqua que la chanson « se montre méprisante à l’encontre de soldats des Forces de Défense d’Israël ». Je ne trouve absolument pas, quant à moi, que cette chanson fasse preuve de mépris à l’égard de soldats. Les soldats de Tsahal sont de jeunes hommes et femmes qui font chaque jour face à de difficiles choix moraux, qu’ils servent dans les rues d’Hébron ou dans les couloirs de Galatz (où j’assure moi-même à titre bénévole une émission hebdomadaire). C’est de ces questions que cette chanson traite avec un rare sérieux.
En 1948, en pleine guerre, le poète israélien Nathan Alterman écrivit un chant accusant les soldats israéliens de crimes de guerre et de massacres. Le Premier ministre, David Ben-Gourion, ordonna qu’un exemplaire du poème d’Alterman fût distribué à chaque soldat afin de faire leur éducation sur ces questions. Ce qu’Alona Kim’hi a vu à Hébron et ce qu’elle observe dans la société israélienne est vrai. Il n’est pas surprenant qu’une radio militaire se sente menacée par une telle vérité, mais censurer la chanson a l’effet inverse. Cela a d’ores et déjà cristallisé sur elle une large attention ces jours derniers, et est assuré d’en faire une légende. Manekin avait raison, les écrivains ont une influence durable sur la culture, et tout ce que nous avons à faire est de prendre patience.
Une question d’habitude
Par Alona Kim’hi (paroles) & Yizhar Ashdot (musique)
Apprendre à tuer / C’est une question d’entraînement / On commence modestement / Et puis cela vient
On patrouille toute la nuit / Dans la casbah de Naplouse / Hé ! Qu’est-ce qui, ici, est à nous / Et quoi à vous
Au début, c’est juste un exercice / Un coup de crosse contre la porte / Les enfants bouleversés / Une famille apeurée
Puis, c’est le bouclage [1] / Le danger est là / La mort guette / À chaque coin de rue
Arme ton fusil / Le bras tremblant / Le doigt crispé / Sur la gâchette
Le cœur s’affole / Bat la chamade / Il le sait – la prochaine fois / Ce sera plus facile
Ce ne sont pas un homme, une femme / Juste une chose, juste une ombre / Apprendre à tuer / C’est une question d’habitude
Apprendre à avoir peur / C’est une question d’entraînement / On commence modestement / Puis cela vient
D’en-haut, les annonces / Tombent dans la rue / Nul espoir de vivre plus avant / La fin est si près
Prophéties de malheur / Crôassements de corbeaux / Cadenassez les volets / Calfeutrez-vous dans les maisons
Nous ne sommes qu’une poignée / Et ils sont si nombreux / Un pays minuscule / Proie de ses ennemis
Ils n’ont au cœur que la haine / Les ténèbres et l’instinct du mal / Apprendre à avoir peur / C’est une question d’habitude
Apprendre la cruauté / C’est une question d’entraînement / On commence modestement / Puis cela vient
Chaque garçon est un homme / Avide de victoires / Mains derrière la nuque / Jambes écartées
L’heure est au danger / L’heure est au terrorisme / Soldat, endurcis-toi / Point de salut dans la compassion
Le cousin est tel un animal / Habitué à la vue du sang / Insensible à la douleur / Il n’a rien d’un humain
À bout de nerfs sous l’uniforme / Épuisement et train-train / De la bêtise au mal / Il est court le chemin
Tout est à nous, à nous / La terre d’Israël / Apprendre la cruauté / C’est une question d’habitude
Enfant, enfant – arrête / Enfant, enfant – reviens / Reviens-moi mon cœur / Reviens-moi mon petit
Les cieux sont si sombres / Et dehors les ténèbres, déjà / Les soldats de plomb sont restés / Sous le lit
Enfant, rentre à la maison / Rentre à la maison / À la maison / À la maison
Apprendre à aimer / C’est une question de tendresse / Avec prudence / Et délicatesse
Nous allons vaciller, fondre / Nous attendrir, nous adoucir / Apprendre à aimer / C’est une question d’habitude
Être humain / C’est une question d’entraînement / Cela germe, embryonnaire / Et puis cela vient
Se trouver un instant / Maintenant, aujourd’hui seulement / De l’autre côté / De ce même barrage
Mais notre cœur est déjà dur / Et notre cuir si épais / Sourd et aveugle / dans la bulle du présent
Nous allons assister, stupéfaits / À la chute de l’ange / Être humain / C’est une question d’habitude
NOTE
[1] Mesure de confinement des habitants au sein de leur localité, souvent improprement qualifiée de « couvre-feu » dans les media français.