Nature
article en anglais sur le site de Nature
Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant
Les scientifiques aiment à penser que la collaboration dans le domaine de la
recherche peut surmonter les barrières politiques. Mais pour ceux qui se trouvent des deux côtés du conflit israélo-palestinien, cet idéal est-il réaliste? Jim Giles a visité la region en quête de réponses.
Il y a peu de conversations de pause-café aussi tendues que celles du laboratoire de Gershon Golomb de l’Université hebraïque de Jérusalem. Golomb, qui dirige un groupe de recherche qui travaille sur des méthodes avancées de médication, habite Efrat, une colonie israélienne en territoire occupé de Cisjordanie. Pour les Palestiniens, l’existence même de telles villes est un obstacle majeur à la paix. Golomb est aussi officier dans les forces de réserve de l’armée israélienne, et jusque récemment, il accomplissait deux mois par an de service, souvent en Cisjordanie. Tout cela fait qu’il est surprenant (et même unique, prétend Golomb) que l’un des membres de son équipe soit un Palestinien.
Ce chercheur, Yousef Najajreh, habite Beit Jala, à quelques kilomètres d’Efrat. Encore plus près de la maison de Najajreh se trouve la colonie israélienne de Gilo, où Irit Gati, la technicienne du groupe, s’en retourne chez elle tous les soirs. Quand la violence éclate la nuit – et cela arrive fréquemment – les discussions du groupe, le lendemain matin, sont évidemment assez tendues. « Il peut y avoir des tirs entre Gilo et Beit Jala », dit Najajreh, dont la maison a été atteinte par des balles perdues. « J’entre, et nous nous accusons mutuellement d’avoir commencé. Mais à la fin de la journée, nous nous retrouvons pour la science. »
Pour ceux qui croient que la collaboration scientifique peut aider à briser les barrières que le conflit a élevées, le fait que Najajreh et ses collègues israéliens soient capables de travailler ensemble contre un ennemi commun, la maladie, est un signe encourageant. Peu de relations de travail sont aussi assombries par le conflit que celles qui règnent dans le laboratoire de Golomb, et des exemples de projets de recherche communs israélo-palestiniens ne sont pas difficiles à trouver, par exemple sur la sismologie de la région de la mer Morte.
Mais il serait naïf d’en conclure que ces collaborations racontent une histoire simple de scientifiques qui réussissent à mettre de côté leurs différences politiques dans leur quête de connaissance. Des chercheurs des deux communautés sont capables, dans de nombreux cas, de ménager leurs
énormes différences de point de vue, mais ces différences ne peuvent être
ignorées. Pourrait-on s’attendre à ce qu’un universitaire israélien qui a perdu un ami lors d’un attentat à la bombe n’ait aucune réticence à travailler aux côtés de gens dont la société considère l’auteur de l’attentat comme un martyr? Et est-il surprenant d’apprendre que des chercheurs palestiniens, interdits de laboratoire par l’armée israélienne, et dont les maisons de leurs voisins ont été écrasées par des bulldozers, puissent considérer l’idée de collaborer avec des scientifiques israéliens avec une certaine incrédulité?
Pour quelqu’un de l’extérieur, le fait même de trouver le vocabulaire adéquat pour discuter de la situation peut s’avérer problématique. Quand j’ai envoyé des e-mails pour préparer ma visite, j’ai offensé par inadvertance un chercheur palestinien en parlant de « science en Cisjordanie ». Il demanda, poliment mais fermement, que j’appelle les territoires occupés « Palestine ». Mais pour beaucoup d’Israéliens, ce terme peut egalement mettre le feu aux esprits.
Finalement, scientifiques israéliens comme palestiniens ont ignoré mes tentatives malhabiles de trouver une terminologie acceptable. Ils ont été heureux de discuter de leur travail, et de la manière dont il a été affecté par le conflit, ou même, dans certains cas, défini par lui. Ma visite a eu lieu en août, une période de calme relatif. Le Hamas et d’autres groupes radicaux avaient déclaré un cessez-le-feu, et la présence de l’armée israélienne dans les territoires s’était faite plus discrète que durant les mois précédents. J’ai donc pu m’aventurer en Cisjordanie et rencontrer des scientifiques palestiniens sans trop de problèmes. En Israël, les étudiants étaient en vacances, et l’atmosphère des campus était détendue et ressemblait à celle des campus occidentaux;
Pourtant, deux jours avant mon depart, la violence et le désespoir étaient de retour. Aujourd’hui, les perspectives sont plus sombres que jamais. Les attentats suicides ont repris, portant la terreur au coeur de la société israélienne, et l’armée israélienne a engagé une répression brutale, causant la mort d’environ 40 Palestiniens. Un ministre israélien a même émis l’idee d’assassiner Yasser Arafat, président de l’Autorité palestinienne.
De telles attitudes extrêmes ne trouvent que peu d’écho chez les universitaires israéliens. Comme leurs collègues dans de nombreux pays du monde, leurs opinions politiques penchent plutôt à gauche. De nombreux chercheurs critiquent la stratégie de leur gouvernement dans les territoires occupés, et disent que les politiques doivent faire davantage pour faire avancer le processus de paix. Qui plus est, les universitaires israéliens sont en général enthousiastes à l’idée de travailler avec des scientifiques palestiniens. « Beaucoup d’Israéliens détestent l’idee de rester dans leur tour d’ivoire et de ne rien faire », dit Benjamin Geiger, biologiste cellulaire à l’Institut Weizmann des Sciences de Rehovot. « Ces dernières années, il y a eu beaucoup, beaucoup de tentatives d’initier des
interactions avec des collègues palestiniens. »
Certaines de ces tentatives ont échoué à cause de l’énorme disparité de ressources qu’ont à leur disposition les communautés scientifiques respectives. Israël est un des leaders mondiaux dans certains domaines comme la biotechnologie et la physique, et l’équipement de ses laboratoires n’a rien à envier à ceux d’autres parties du monde. En revanche, la totalité des crédits dépensés pour la recherche dans les universités palestiniennes ne représente qu’une fraction de ceux dépensés par une seule grande institution israélienne de recherche. Parfois, des scientifiques israéliens intéressés à contacter des collègues palestiniens ne trouvent tout simplement pas de partenaire.
Mais de nombreuses collaborations existent, dans des domaines qui vont de la
chimie à la biologie des plantes. Les chercheurs israéliens concernés mettent en avant la valeur scientifique de ces efforts, mais beaucoup sont aussi motivés par le désir de promouvoir la paix en aidant leurs collègues palestiniens à construire leur capacité de recherche. « Nous savons que bâtir des communautés scientifiques est important », dit Hervé Bercovier, microbiologiste et président de la recherche à l’Université hebraïque, qui s’est montré particulièrement actif dans la promotion de projets communs avec des institutions palestiniennes.
Dans certains domaines, les résultats de ces projets communs iront nourrir
directement toute négociation de paix future. Des nappes d’eau, parmi les plus importantes de la région, sont situées sous le sol de la Cisjordanie, et les hydrologues se retrouvent souvent impliqués dans des débats politiques sur la manière dont ces ressources doivent être distribuées. « Si nous voulons partager l’eau de façon professionnelle, il nous faut travailler ensemble », dit Gedeon Dagan, géophysicien à l’université de Tel-Aviv, qui participe au comité de pilotage d’un projet hydrologique pour la vallée du Jourdain qui comprend des scientifiques israéliens et palestiniens.
Quand on parle aux checheurs palestiniens de ce que valent les projets communs avec des scientifiques israéliens, on entend toutes sortes d’opinions. Le ministère palestinien de l’Enseignement supérieur s’oppose aux liens avec des institutions israéliennes. Et, bien que de nombreux chercheurs palestiniens ne tiennent pas compte de la ligne officielle, nombreux sont ceux qui travaillent dans des villes qui ont subi le choc des opérations de sécurité de l’armée israélienne, et qui partagent les vues de leur gouvernement.
A l’université nationale An-Najah, à Naplouse, le chimiste Maher An-Natsheh
explique pourquoi l’expérience du conflit le rend peu désireux de travailler avec des scientifiques israéliens : « Nous sommes en état de guerre. Qu’ils accordent aux Palestiniens le droit d’exister, et on pourra commencer à parler de collaboration », dit-il.
Aux élections universitaires, les étudiants d’An-Najah votent souvent pour des groupes radicaux comme le Hamas, et les autorités israéliennes considèrent l’université comme un nid de terroristes (l’armée dit que plusieurs kamikazes ont etudié à An-Najah). Deux mois avant ma visite, Fadi Alawneh, un étudiant en journalisme, a tenté d’éviter un checkpoint en traversant un fossé ; il a perdu l’équilibre quand un véhicule blindé s’est approché, et a succombé à ses blessures. C’était le 35ème étudiant d’An-Najah à mourir depuis le début de l’actuelle intifada, dit An-Natsheh.
Durant cette période, l’université An-Najah a été fermée plusieurs fois. An-Natsheh, qui est vice-président de l’université chargé des affaires académiques, dit que les livraisons de produits chimiques sont souvent saisies, car on soupçonne ces produits de pouvoir servir à fabriquer des explosifs. A Hebron, à 80 km de là, où les tensions sont particulièrement fortes à cause de la présence d’une petite colonie isaélienne entourée d’une communauté palestinienne hostile, c’est la même situation.
Les villes de Cisjordanie sont souvent soumises au couvre-feu. Pendant ces
répressions, de nombreuses institutions de recherche cessent leurs activités, mais certains scientifiques prennent le risque de poursuivre leur travail. En juillet 2002, par exemple, un ordre de couvre-feu a empêché l’institut de recherche appliquée de Jérusalem, qui mène des études environnementales, de contacter son siège à Bethléem. Plutôt que de cesser le travail, les chercheurs ont déménagé leurs ordinateurs et leurs équipements chez des amis et des proches à Beit Jala, où l’étroitesse des rues permet plus facilement d’échapper à l’armée israélienne. « On pouvait facilement frapper à une porte et se cacher si l’on voyait une patrouille », dit Jad Isaac, directeur général de l’institut.
Même dans ce contexte, certains Palestiniens sont ouverts à l’idée de collaborer avec des scientifiques israéliens. Mais ils ne sentent pas toujours à l’aise pour exprimer cette position en public, par crainte de s’attirer les critiques de leur propre communauté. Le mois dernier, par exemple, un petit groupe de Palestiniens a assisté à une conférence sur « Les frontières de la science » à Istanbul, organisée par l’académie américaine des sciences avec pour but de promouvoir le dialogue entre chercheurs du Moyen-Orient. Certains de ces chercheurs s’inquiétaient des signaux que leur participation pourrait émettre. « Nous ne voulons pas que les médias prennent des photos et annoncent que des Palestiniens ont rencontré des Israeliens », dit Awni Khatib, chimiste de l’université de Hebron.
D’autres chercheurs palestiniens se sentent si frustrés par leurs difficultés quotidiennes qu’ils ne souhaitent pas travailler avec des scientifiques d’un pays qu’ils considèrent comme la source de leurs problèmes. Même si des chercheurs de Naplouse ou de Hebron voulaient collaborer avec des scientifiques israéliens, ils devraient lutter pour atteindre les universités israéliennes les plus proches à Jérusalem, à quelques dizaines de kilomètres. Le voyage aurait requis un permis spécial, qui peut mettre des mois avant d’arriver et qui ne garantit d’ailleurs pas
l’accès au but du voyage.
De retour à Jérusalem depuis Hebron, un après-midi, la situation devient tout a coup réelle. Le taxi collectif que j’ai emprunté est arrêté à un checkpoint et doit faire demi-tour, car la route a été fermée pour raisons de sécurité. Le trajet effectué dans la chaleur et l’inconfort tirait à sa fin, et le chauffeur a d’autres intentions. Il recule donc comme on le lui demande, puis soudain démarre à fond et passe vivement le checkpoint, échappant à l’attention du jeune soldat. « Ne vous en faites pas, il aurait d’abord tiré dans les pneus avant de nous viser », dit l’un des passagers.
Tous les Palestiniens ne sont cependant pas soumis à de telles restrictions de mouvement. Et là où les contrôles de sécurité sont moins rigoureux, l’attitude envers la collaboration avec les Israéliens est plus positive. A l’université Al-Qods à Abou Dis, un faubourg de Jérusalem, les chercheurs palestiniens tissent des liens avec les universités israeliennes des environs, et les résultats sont encourageants. « Avant que nous ayions commencé à collaborer, en 1994, Al-Qods dépensait 35.000$ par an pour la recherche », dit Ziad Abdin, qui travaille dans le domaine de la nutrition et de la santé et qui est aussi le doyen de l’université pour la recherche et les études post-licence. « Maintenant, c’est 3 millions de $ ».
La plus grande partie de cet argent provient de l’étranger, et une part importante est destinée spécifiquement à promouvoir des projets communs avec des institutions israéliennes. Cette augmentation des financements, dit Abdin, a permis d’acquérir de nouveaux équipements comme le laboratoire de biologie moléculaire, financé par le gouvernement belge dans le cadre d’un projet commun avec l’Université Hébraïque. Les universitaires israéliens ont aussi aidé leurs collègues d’Al-Qods à gagner en expérience dans le montage de dossiers de subventions. « Notre culture de la recherche est née en travaillant avec nos collegues israéliens », dit Abdin.
Le sujet de la collaboration n’est pas le seul à diviser la communauté scientifique palestinienne. En avril 2002, plus de 100 universitaires, pour la plupart européens, ont écrit au Guardian pour appeler l’Union européenne à suspendre la participation d’Israël dans l’accord-cadre de son programme de recherche, en protestation contre « la violente répression exercée contre le peuple palestinien ». L’idee de boycotter les scientifiques israéliens a été repoussée par l’UE, mais a généré un grand debat. Des incidents isolés d’universitaires refusant de travailler avec des collegues israéliens ont été rapportés, et la controverse s’est rallumée en juillet de cette année, quand un pathologiste d’Oxford a été suspendu de son poste après avoir refusé la candidature au doctorat d’un étudiant qui avait servi dans l’armée israélienne.
De nombreux chercheurs palestiniens rejettent l’idée d’un boycott scientifique à l’encontre d’Israël. « C’est contre-productif », dit Abdin. Même parmi les Palestiniens qui soutiennent l’idée d’un boycott économique, on est mal à l’aise quand on évoque l’idee d’étendre l’action au domaine scientifique. Dans des villes comme Naplouse et Hebron, néanmoins, certains chercheurs soutiennent l’action des universitaires étrangers qui ont refusé de travailler avec des scientifiques israéliens. En dépit de son propre accord pour travailler avec des Israéliens si cette collaboration renforce la science palestinienne, Khatib est de ceux-là : « Il faut exercer une pression sur Israël. Je soutiens le boycott parce que cela peut provoquer des mouvements dans cette direction ».
Pareils propos sont désespérants pour les universitaires israéliens, en particulier pour ceux qui sont impliqués dans une collaboration avec des Palestiniens. Il y a une expression qui reflète l’amour du débat dans ce pays : « deux Israéliens, trois opinions ». Mais elle ne s’applique absolument pas au boycott scientifique. « Vous ne trouverez pas trois opinions là-dessus », dit Jonathan Gressel, biologiste à l’institut Weizmann. « Je ne pense pas qu’il soit utile de mettre des scientifiques hors-la-science pour des raisons politiques ». Son collègue Geiger est d’accord : « Cela va à l’encontre de l’une des caractéristiques les plus précieuses et les plus
importantes de la science : elle est internationale et apolitique ».
Des institutions académiques et des publications, dont Nature, se sont élevées contre l’idée du boycott scientifique d’Israël, et une pétition anti-boycott a recueilli plus de 15.000 signatures. Les universitaires à l’origine de la lettre au Guardian ont depuis déclaré que le boycott ne devait pas s’appliquer aux Israéliens impliqués dans des projets communs avec des chercheurs palestiniens.
Cependant, de nombreux scientifiques israéliens sentent que le débat a eu un
effet glaçant sur leurs relations avec leurs collègues de l’étranger. Quand je suggère à Shai Arkin, biologiste a l’Université Hébraïque, que le boycott n’a que peu de soutien en Grande Bretagne, il manifeste immédiatement son désaccord : « il ne s’agit pas d’une petite minorité ».
« On entend parler de diverses initiatives, certaines individuelles, d’autres plus institutionnelles », approuve Geiger, qui mentionne que le European Molecular Biology Organization a subi des pressions de certains universitaires pour qu’il suspende l’adhésion des scientifiques israéliens.
D’autres universitaires israéliens parlent d’attaques plus personnelles. « Il y a en Europe un sentiment pas très agréable », dit Michael Beenstock, économiste à l’université Hébraïque. De retour d’un congrès en Finlande, il rapporte une dispute avec un universitaire qui a commencé à l’attaquer sur la politique de son gouvernement à l’égard des Palestiniens, après avoir lu son badge. « Il en est tres vite venu à critiquer ‘vous les Israéliens’, » dit Beennstock. « J’ai perdu mon sang-froid jusqu’à ce que quelqu’un nous dise de la fermer. »
On peut comprendre que Beenstock perde son sang-froid dans ces circonstances
: son buerau est à moins de 100 mètres de l’endroit où a eu lieu l’attentat
contre la cafétéria de l’Université Hébraïque, et où neuf personnes sont
mortes, tuées par une bombe posée par des ouvriers palestiniens du bâtiment.
Pour ceux qui ont ata exposes à de tels actes de violence, se voir blâmé
pour le conflit est difficile à supporter.
Dans leur laboratoire de recherche, Golomb et Najajreh essaient de ne pas se
lancer dans des disputes de ce type, sachant qu’ils ne seront jamais
d’accord. Mais malgré tout, ils réussissent à travailler ensemble. « Nous
baissons le volume de nos disputes parce que nous partageons une même valeur : la lutte contre la maladie », dit Najajreh.
Cependant, jusqu’à ce que les dirigeants politiques des communautés respectives de Golomb et de Najajreh arrivent à négocier un accord que les deux côtés pourront accepter, le fil que représente cette valeur partagée restera fragile.