L’actualité pour une fois se décline au passé. À l’occasion du cinquantenaire de Mai 68, Ilan Rozenkier nous livre ses souvenirs de la Sorbonne occupée en cette mi-mai 68, où il tint chaque jour le stand des “étudiants sionistes-socialistes”, monté en urgence de bric et de broc en réaction à ce qui se passait. Quelques planches sur des tréteaux, quelques brochures et livres présentant déjà cette idée fondamentale : « Une terre, deux peuples ».
La cour de la vénérable institution, fort loin de ce qui avait fait éclater le mouvement après une décennie de férule gaulliste, bruissait alors de rumeurs sur… la situation proche-orientale. Comme nous le dit Laurent Israël dans un texte préparé à la demande de l’ambassade de France à Tel-Aviv pour une cérémonie de commémoration du joli mois de mai, « confidence : avant mai 68, il y eut mai 67. Cette conjonction totalement improbable de deux bouleversements successifs marqua durablement toute une génération de jeunes Juifs français et décida parfois de l’orientation de leurs vies ».
Illustrations : “Trop tard CRS ….”, sérigraphie de Laurent Israël au soir de l’évacuation de la Sorbonne éditée par l‘atelier d’affiches des Beaux-Arts ;
Trois autres affiches issues de l’atelier des Beaux-Arts ;
Photo : Débat animé au stand des étudiants sionistes-socialistes durant le mois de mai — Archives personnelles d‘Ilan Rozenkier (au second plan).
Texte de Laurent Israël, lu à l’ambassade de France à Tel-Aviv en mai 2018.
Texte d’Ilan Rozenkier : Page Facebook de La Paix Maintenant, le 16 juin 2018
Le Récit d’Ilan Rozenkier
Je suis arrivé à Paris au cours du second semestre 1967, envoyé en mission par le kibboutz Artzi [1] pour m’occuper du mouvement de jeunesse Hashomer Hatzaïr. J’eus le temps de m’inscrire en Sorbonne en licence de Sociologie.
Les “événements de mai”, comme on dit, m’ont surpris et ravi à la fois. Surpris car je ne pensais pas que l‘ampleur serait telle ; ravi car l‘ambiance entre les gens, la facilité de contact et d‘échange, l’engagement, l’aspiration au changement, ne pouvaient que me rappeler ce que j’avais connu au kibboutz au cours des années précédentes… Tout ce dont je me défaisais avec peine.
Le matin, je me rendais au Quartier latin en stop. Il suffisait de se mettre à un feu rouge et parfois même on n’avait pas besoin de demander : du véhicule, on vous hélait comme si vous étiez le chauffeur.
Dans la cour de la Sorbonne, nombreuses étaient les discussions qui portaient sur le conflit qu’alors on qualifiait « d’israélo-arabe ». Avec quelques amis des mouvement de jeunesse — en désaccord avec le simplisme et l‘unilatéralisme qui régnaient parmi nombre de ceux qui parlaient beaucoup tout en connaissant peu le problème et pas du tout le terrain… rien de nouveau depuis ! — nous avons alors convenu de monter un stand des “Étudiants sionistes-socialistes”. Il n’était pas question de laisser le champ libre à la désinformation.
Les Parisiens qui venaient en masse à la Sorbonne occupée devaient être surpris de se retrouver, une fois dans la cour, à mille lieues des sujets de préoccupation de l‘époque qui, eux, étaient débattus en amphi.
Un jour, la nouvelle nous parvint que la tension montait à Belleville entre Juifs et Arabes et que des heurts étaient à redouter. Étudiants sionistes-socialistes et palestiniens, conscients qu’il fallait éviter que cela dégénère, nous nous rendîmes ensemble sur place pour calmer les esprits. À méditer de nos jours, là encore…
Nous installâmes notre stand quelques jours après l’occupation de la Sorbonne. Peu après, les Étudiants socialistes, pas assez à gauche, étaient contraints d’évacuer leur stand alors que les “Katangais” [1] nous toléraient, malgré certains moments de crise, voire quelques bousculades, dans nos rapports avec le public.
Peu avant la mi-juin, ce fut notre tour de nous retirer, précédant l’évacuation de la Sorbonne par la police…
Le joli mois de mai était fini depuis deux semaines déjà et le rideau n’allait pas tarder à se refermer sur cette période qui a laissé son empreinte en nombre de ceux qui ont eu la chance de l’avoir vécue.
Le texte de Laurent Israël : Mai 67/68
Confidence : avant mai 68, il y eut mai 67. Cette conjonction improbable de deux bouleversements successifs marqua durablement toute une génération de jeunes Juifs français et décida parfois de l’orientation de leurs vies.
Fin de l’été 67, retour à Paris, tout va bien. Au Proche-Orient, le vent de l’histoire a tourné et ici soufflent les premières brises de l’automne. Les incantations menaçantes que nous écoutions, transistors collés à l’oreille, l’angoisse existentielle qui nous avait saisi dans les derniers jours de mai et cette inquiétude ancestrale que nous pensions à jamais révolue se sont estompées. À présent, les milliers de volontaires envoyés dans l’urgence absolue quelques mois plus tôt, qui vers le kibboutz, qui vers Tsa’hal, avaient, pour la plupart, regagné leurs pays d’origine.
Libérés des menaces d’extermination, nous pouvions réexaminer “à froid” le conflit et nous plonger dans l’épais numéro des Temps Modernes publié avec prémonition en mai 67. Avec une totale candeur, j’avais la certitude que les territoires involontairement conquis par Israël constituaient une telle monnaie d’échange que le chemin de la paix, malgré la résolution de Khartoum du 1er septembre, était tracé.
La rentrée universitaire 67/68 commence : je vais poursuivre mes études d’architecture à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts et je m’inscris en parallèle dans le département de Sociologie de Nanterre.
En 67 déjà, nous étions des étudiants en architecture “dissidents” ; inscrits aux “Beaux-Arts” mais opposés à l’enseignement académique encore en vigueur quai Malaquais.
Pour cette nouvelle rentrée notre petit groupe était hébergé à présent au premier étage du bâtiment des Loges au sein même de cette école qui allait bientôt exploser. Autour de notre professeur Bernard Huet et de ses assistants sensiblement de notre âge, nous poursuivions avec persévérance l’apprentissage d’un enseignement renouvelé de l’architecture. C’étaient là les prémisses d’une des écoles d’architecture qui naitraient l’année suivante sur les décombres des Beaux-Arts, telle l‘Unité pédagogique n°8 qui s’appellerait plus tard encore l’École d’Architecture de Paris-Belleville. Mais ceci est une autre histoire.
À Nanterre-la-Folie (nom officiel à sa création en 64/65), le jeune département de Sociologie théorisait la critique de la société issue des Trente Glorieuses. Des enseignants comme le professeur Henri Lefebvre par exemple (auteur en 47 de la Critique de la vie quotidienne et dont l’ouvrage Le Droit à la ville, publié en mars 68, influencera jusqu’à aujourd’hui tant d’architectes) furent eux-mêmes des ferments du tsunami qui gonflait.
Mais, comme chacun sait, c’était à l’échelle mondiale que les nouvelles générations se révoltaient déjà et la liste complète serait longue […] Mai 68 en France participa évidemment de cela, il n’est que de se souvenir du rôle des Comités Vietnam de base dans l’émergence du mouvement […] après les soubresauts du mouvement du 22 mars à Nanterre. Ces révoltes mondialisées eurent cependant des spécificités nationales et la France par exemple ne connut pratiquement pas les dérives meurtrières des Fractions armée rouge allemandes ou autres Brigades rouges italiennes.
Au-delà des violences verbales des groupuscules divers et de la prééminence apparente des idéologies politiques (« Tout est politique » !), au-delà des incidents dramatiques que nous n’oublions pas, il y eut en mai 68 une “poétique” particulière restée dans ses slogans comme dans ses images.
Hors les réactions à l’actualité politique et sociale immédiate, hors les “grands textes” qui nous fascinaient et que nous cherchions avec avidité à “La Joie de lire” [la librairie des éditons Maspéro], des sources plus souterraines alimentèrent l’imaginaire du mouvement […] En novembre 67, Guy Debord publie La Société du spectacle, [puis] Raoul Vaneigem […] le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations […]. L’influence des “situs” sur la version française de la révolte internationale […] fut considérable : cette révolution fut, dans le fond comme la forme, une révolution culturelle et sociale.
Dans cette alternance d’affrontements et de fête joyeuse, dans cette période durant laquelle on lisait aussi bien De la contradiction que L’Enragé, je fus, comme des milliers de ma génération, tour à tour spectateur, figurant et acteur.
L‘atelier populaire restera un de mes meilleurs souvenirs de ces six semaines d’embrasement. Dès le 15 mai, en même temps que l’Odéon, l’École nationale supérieure des Beaux-Arts était occupée.
Les étudiants en art et des artistes extérieurs ouvrirent un atelier de production d’affiches. [Choix de Guy de Rougemont], le procédé de reproduction sérigraphique […] était parfaitement adapté car, en utilisant cette technique immémoriale assez proche du pochoir, les moyens matériels […] étaient simples. [Cela] permettait à la fois une reproduction incroyablement scrupuleuse des maquettes d’affiches retenues et leur diffusion rapide au rythme des événements.
Les feuilles utilisées étaient découpées dans les bobines de rotatives de journaux fournies par les ouvriers du livre. C’était exclusivement les maîtres des lieux […] qui assuraient le transfert en négatif des dessins et textes retenus sur les tamis de nylon. Puis les cadres partaient sans délai vers des ateliers voisins où d’autres s’affairaient en permanence : les tamis étaient posés sur les feuilles puis encrés à l’aide de raclettes […]. Au fur et à mesure de leur impression, les affiches étaient suspendues sur de longs fils et, après trois heures de séchage, distribuées la nuit même.
Plusieurs centaines d’affiches tirées jusqu’à 2 000 exemplaires furent […] diffusées [aux] groupes qui venaient les chercher, ou apportées aux grilles des usines en grève.
L’organisation était absolument parfaite : si la production était strictement réservée à ceux qui en avaient l‘expérience, en revanche, la conception des affiches était ouverte à tous les talents. Chacun pouvait venir […] s’installer aux longs établis où feuilles, pinceaux et encre étaient disponibles.
C’est ainsi que de nombreux étudiants en architecture participèrent assidûment à cet atelier excitant, ouvert jour et nuit, où l’on travaillait sans relâche.
Le protocole […] était immuable : chaque jour vers 19h se tenait une assemblée générale où tous les projets […] étaient ardemment débattus puis tour à tour mis au vote [et] soit refusés, soit choisis sous condition d’en corriger ici le slogan ou là l‘image, soit acceptés […] tels quels.
La règle était [l‘anonymat] mais quelle joie […] quand votre proposition était intégralement élue, image et mot d’ordre réunis ! Ce qui, il y a quelques heures à peine, n’existait que dans votre imaginaire, avait été adopté par vos camarades et dès le lendemain matin serait un slogan mobilisateur sur les murs de la cité !
Le 27 juin, l’École des Beaux-Arts est évacuée par la police. […] La nuit du 20 au 21 août, le printemps de Prague était écrasé, la fête joyeuse était définitivement terminée.
Jamais je n’avais osé […] subtiliser une seule des affiches de l’atelier populaire, ni même simplement récupérer mes dessins originaux. […]
Le “soulèvement de la jeunesse” était passé, la révolution n’était pas advenue mais le monde avait changé.
La place de l‘architecture dans la société, la question du logement, la réorganisation des études […] avaient été débattues durant l’année. Sur les décombres de l’ancienne école du quai Malaquais, l’enseignement de l’architecture prit son autonomie et des unités pédagogiques d’architecture se constituèrent.
Une nouvelle rentrée universitaire pouvait commencer.
[…] Je n’avais pas pour autant oublié les bouleversements de l’été précédent ; la question du Proche-Orient avait été omniprésente dans les groupuscules gauchistes [en] mai.
“La Joie de lire” […] regorgeait d’ouvrages et revues sur la lutte palestinienne. C’était un sujet récurent dans les brochures de la JCR, la future “Ligue”, et tout aussi violent dans les rangs maoïstes.
Avec l‘arrêt des bombardements sur le Nord-Vietnam et le début des négociations avec Hô Chi Minh, la guerre américaine tirait à sa fin et il était clair que dans la symbolique anticoloniale la place de la Palestine se substituait déjà à celle du Vietnam.
Dans la cour de la Sorbonne occupée avait été installé un stand palestinien. La contestation de la légitimité d’Israël était virulente et il était difficile d’accepter la dénonciation d’Israël comme un État colonial pion de l‘impérialisme américain, d’entendre les louanges de la lutte armée et les justifications des premiers détournements d’avion.
Je voulais partager mes inquiétudes et mes espoirs et me retrouvai à la fin de l’année, le soir du 25 décembre, au dernier étage d’un petit immeuble de la rue de la Victoire [3] qui hébergeait le cercle Bernard Lazare et l’Hashomer Hatzaïr.
Des jeunes gens étaient là et tiraient des tracts sur une ronéo à manivelle. Je compris rapidement que j’avais trouvé les oiseaux rares que je cherchais : ils se voulaient à la fois gauchistes et sionistes. […]
La suite [fut] le début d’une autre histoire, celle de l’OJR et de son journal, L’Étoile rouge.
Notes
[1] La fédération, à l’époque où ils se regroupaient politiquement, des kibboutzim liés à l’extrême-gauche sioniste et dont le mouvement de jeunesse était l‘Hashomer Hatzaïr (litt. “La Jeune Garde”).
[2] « Vous me citez comme le responsable du service d’ordre de la Sorbonne occupée en Mai 68. Étudiant en histoire à la Sorbonne à cette époque, j’ai effectivement partagé cette responsabilité avec d’autres de mes camarades. […] Nous avons accueilli bon nombre de paumés en tout genre, du pseudo-médecin au gamin en fugue. Nous avons, avec l’aide de médecins, de psys, tenté de faire face à ces situations, y compris, quand c’était nécessaire, en employant la force. Les “Katangais” étaient un mélange de voyous et de chômeurs qui se prétendaient anciens smercenaires au Katanga. Ils s’étaient installés dans une des galeries de la Sorbonne et rançonnaient tous ceux qui s’y aventuraient. […] Avec le soutien du Comité de coordination des comités étudiants, nous avons décidé de leur expulsion ; l’opération a été menée à bien le 14 juin 1968. À cette occasion, l’ensemble de leur “armement” a été saisi — quelques barres de bois, trois ou quatre couteaux et un, un seul, vieux fusil de chasse à canon scié complètement hors d’usage. » C. Géraud, Paris. Archives de Mai 68
[3] De nos jours rue Saint-Claude, dans le 3e arrondissement.