SI JE T’OUBLIE, JERUSALEM…
Sans doute difficile en ce moment. La Jérusalem au cœur de l’actualité, celle dont on parle est la Jérusalem terrestre, celle de la folie des hommes, de leur intolérance, de leur rejet de l’autre. On est loin de l’autre, de celle que d’aucuns nomment Jérusalem céleste, « …la ville parfaite, qui contiendra parfaitement tout ce que l’homme attend lorsqu’il désire la ville : sécurité, survivance, vivre ensemble… » (Jacques Ellul). Ceux qui pensaient que la question palestinienne était devenue obsolète et caduque depuis les accords d’Abraham assistent, médusés, au retour tonitruant du refoulé.
Certes, comme toujours et partout en cette région du monde et notamment en cette ville, rien n’est simple.
Les événements actuels peuvent être décryptés comme étant la continuation d’un conflit religieux et le fait qu’ils se produisent durant le Ramadan pourrait plaider en ce sens, de même que les agressions à l’encontre de Juifs identifiés comme orthodoxes. La dimension nationale est bien entendu simultanément omni présente, en témoignent les drapeaux palestiniens arborés pendant les manifestations.
Mais il serait insuffisant et erroné de s’en tenir à ces seules dimensions. S’agissant de Jérusalem, il en est une autre qui relève du vivre ensemble, sinon de son absence du moins de sa criante insuffisance. Elle ressort des inégalités flagrantes entre les villes occidentales et orientales en matière d’investissements, d’infrastructures dans le secteur scolaire, celui des transports, du logement, etc. Nous ne reviendrons pas sur cette réalité déjà largement documentée.
Une autre dimension, nouvelle semble-t-il, se fait de plus en plus jour depuis quelque temps. Elle n’est pas récente, certes, mais elle se précise et s’accentue alors qu’auparavant, ses signaux étaient disparates et de faible intensité : il s’agit de l’infiltration croissante de Juifs dans les quartiers palestiniens, des expulsions qui se multiplient et de l’incertitude et insécurité qu’elles distillent sur l’ensemble des Palestiniens qui se voient expulsables demain comme d’autres le sont aujourd’hui et quelques-uns l’étaient hier.
La décision de la Cour suprême de repousser sa décision, qui devait être rendue ce jour, quant à la confirmation de l’expulsion de familles palestiniennes, qui aurait pu, dans un autre contexte, passer pour une mesure d’apaisement, est certes bienvenue mais largement insuffisante face à ce qui est perçu comme l’accélération de la judaïsation de la ville palestinienne.
Sheikh Jarrah est actuellement sous les projecteurs. Attardons-nous y un moment au travers d’un bref rappel historique.
En 1876, des Amicales d’entraides juives achètent des terres dans un quartier où la plupart des habitants sont arabes. Le terrain acheté se trouve autour du tombeau de Shimon le Juste. En 1948, les réfugiés fuient les horreurs de la guerre dans tout Jérusalem. Les Arabes fuient vers l’Est et les Juifs vers l’Ouest. Les uns et les autres laissent derrière eux maisons et terrains. En 1952, dans le quartier de Sheikh Jarrah resté sous le contrôle du gouvernement jordanien, ce dernier y installe des réfugiés palestiniens qui ont perdu leurs habitations pendant la guerre d’Indépendance. En1967, Israël prend le contrôle de Jérusalem-Est (notamment) et donc du quartier de Sheikh Jarrah. En 1970, la Knesset promulgue la «loi sur la procédure judiciaire et administrative» qui stipule que les Juifs qui ont perdu des biens en 1948 pourront engager une procédure pour en récupérer la propriété. Par contre, les Palestiniens qui ont perdu des biens en 1948 ne sont pas autorisés à les réclamer. En 2003, des organisations juives de droite disposant de ressources conséquentes prennent possession des terrains achetées par les Amicales juives en 1876 et s’efforcent d’expulser les familles palestiniennes vivant dans les maisons qui s’y trouvent depuis leur installation dans les années 1950.
En 2008 les premières familles sont expulsées de leur domicile à Sheikh Jarrah sur la base de l’utilisation des «règles de procédure et de la loi administrative». Chaque vendredi, des manifestations hebdomadaires de Juifs et de Palestiniens parviennent à bloquer les autres expulsions. En 2021, 13 familles, soit plus de 300 personnes, risquent d’être expulsées sur la base de cette même loi, inique voire discriminatoire. Beaucoup d’entre eux avaient des maisons à l’Ouest de la ville (ou à Jaffa, Lod…) avant 1948.
L’affaire est portée devant la Cour suprême qui comme nous l’avons déjà signalé, a reporté sa décision qui devait tomber en ce jour particulièrement explosif.
On s’étonnera toujours de la naïveté ou de l’amateurisme, à moins que ce ne soit du cynisme, des autorités pour avoir laissé pourrir la situation, pu croire qu’un tel dossier passerait sans susciter des remous importants à Jérusalem, dans le pays et au plan international. D’aucuns vont même jusqu’à se demander si les récentes approximations du comportement de la police de ces dernières semaines sur cette affaire, ancienne comme on vient de le voir, ne visaient pas à mettre des bâtons dans les roues d’un gouvernement du changement, prévisible depuis quelque temps et dont la constitution est en cours, en délégitimant les populations arabes, et en particulier Mansour Abbas chef du Ra’am dont le soutien est essentiel.
En ce jour de Jérusalem, il importe de reconnaître que la réunification est en panne, celle des entités urbaines et celle des cœurs. Comme l’a écrit dans une récente tribune l’ancienne députée, religieuse et sioniste, Tehila : « Jerusalem n’a pas besoin de discours, de serments ni de cérémonies. Elle a besoin de stratégie, de vision et de leadership. » La ville, comme le pays d’ailleurs, en a été dépourvue.
Si Jérusalem ne parvient pas à être la ville de tous ceux qui y vivent, ce à quoi aspirent nombre de résidents juifs qui s’opposent à ce processus insidieux de déracinement des résidents palestiniens, c’est la question de la nature de la présence juive à Jérusalem qui en sera posée et plus largement, celle de la capacité de l’Etat à subsister en cette tension, périlleuse certes mais indispensable et bénéfique à tous, entre son caractère juif et son exigence démocratique.
Rien n’est gravé par avance dans le marbre.
Mis en ligne le 10 mai 2021