[Yaïr Lapid avancerait dans la vie, et je resterais à jamais un journaleux ? Je ne l’entends pas de cette oreille », s’insurgeait Sayed Kashua au lendemain d’un scrutin qui a vu la liste du très médiatique candidat engranger assez de voix pour l’envoyer au gouvernement.]
« Tu avais vraiment besoin d’une cravate ? » demanda ma femme en traversant le square qui fait face à la maison, la semaine dernière, en chemin vers le bureau de vote installé dans l’école du quartier. « Oui, répliquais-je. Je te l’ai déjà dit, ce restaurant exige une tenue habillée. J’ai du mal à croire qu’ils acceptent les enfants. » Je savais que ma femme n’aurait jamais coopéré si je lui avais dit la vérité sur la raison qui m’avait fait insister pour aller voter ensemble, vêtus de nos plus beaux atours.
Cela avait commencé le matin des élections. En prenant ma première tasse de café, j’ai observé les membres de la famille régnante arrivant au bureau de vote : le Premier ministre et sa femme en complet et tailleur, et leurs deux fils en tenues semi officielles. Ils serraient les mains des assesseurs, souriaient aux caméras, faisaient la queue pour passer dans l’isoloir, jetaient leur enveloppe dans la fente, et étaient flashės derechef par les caméras.
À cet instant, j’ai su ce que j’avais à faire. À ceci près que cette lubie n’allait pas plaire à ma femme ; je fus donc contraint de réserver pour le déjeuner dans un coûteux restaurant de Tel-Aviv, seule façon d’amener ma famille à s’habiller comme il faut. « Nous allons voter, leur promis-je, et puis nous prendrons directement la route pour aller au restaurant. »
Des dizaines de milliers de personnes faisaient griller de la viande sous les panneaux géants apposés par la Mairie dans le parc pour interdire d’y faire du feu ou un barbecue, précisant que violer la loi constitue un délit passible de poursuites. Un énorme nuage noir flottait au-dessus du parc et je regrettai d’avoir pris ce raccourci, inquiet à l’idée que l’odeur du barbecue ne s’attache à nos vêtements de prix. J’essayais de surmonter la puanteur et poussais le landau du bébé, prenant le temps de sourire, comme n’importe quel politicien l’aurait fait.
Je ne pouvais toujours pas parler à ma femme de mes projets d’avenir – du fait que j’avais décidé de me présenter aux prochaines législatives. Je veux dire, à dater de ce soir, combien de temps encore serai-je capable de rédiger des chroniques ? Yaïr Lapid a craqué, alors comment allais-je faire pour tout conjuguer ? Je devrai profiter de l’occasion, assurer l’avenir de ma famille, veiller à avoir un revenu régulier et surtout, un bon plan de retraite. Écoutez, il y a des journalistes à la tête de partis politiques [1], alors pourquoi pas moi ?
Si je parlais à ma femme de tout ça, elle se moquerait de moi ; elle me prendrait pour un de ces lunatiques à la personnalité perturbée, limite caractériel. Mais j’espère vraiment parvenir à la rallier à la cause – et la voir se mettre, après quelques années, à ressembler à l’une de ces épouses de politiciens qui soutiennent l’homme de leur vie, toujours prêtes à se laisser interviewer et à faire son panégyrique.
Quelles sont mes qualités ? J’y réfléchis un instant en lançant un sourire à un type affairé à griller de la viande sur son barbecue. La cause n’est pas désespérée, me dis-je ; et là, quelque chose se fit jour dans mon esprit. On peut déjà commencer par mes airs de chef de famille, d’époux et de père aimant. Mais n’y allons pas par quatre chemins, si je veux faire mon entrée à la Knesset, je dois m’amender – il faut que je devienne une personne responsable.
Le plan a marché. À la porte de l’école, nous fûmes la proie des regards d’électeurs se demandant s’ils ne m’avaient pas déjà vu quelque part. Une femme me demanda même si je n’étais pas le numéro 5 sur la liste du Foyer juif [2].
« Non, lui répondis-je, m’accrochant à mon sourire. Et j’attrapai son bébé et lui collai un baiser sur la joue.
– Bonne chance, fit-elle à ma femme.
– Merci, répliqua cette dernière. Et, à mon adresse : Qu’est-ce qui se passe, ici ?
– La politique », dis-je, en prenant l’aîné par la main pour entrer dans la classe où les urnes se trouvaient, tandis que ma femme restait dehors avec le bébé.
« Salut ! » lança la secrétaire du Bureau électoral, qui se trouvait être l’une de nos voisines d’immeuble. je lui serrai la main et déglutis en tendant ma carte d’identité.
« C’est l’écrivain, dit-elle aux autres assesseurs. Sayed Kashua. »
Je pris l’enveloppe, et me dirigeais avec les enfants vers l’isoloir. Va savoir, supputai-je en parcourant les bulletins. Maintenant qu’ils m’ont identifié, on peut raisonnablement penser que, dans un quartier dont je suis le seul résident arabe, ils comprendront forcément que ma femme et moi sommes ceux qui auront voté pour l’un des “partis arabes”, comme on les appelle.
J’ai toujours voté pour les partis arabes, mais les choses étaient cette fois différentes. Je pouvais m’imaginer constituant un parti politique d’ici quelques années, cramponné à ce qu’on appelle “le centre”, ce qui signifierait que je n’aurais, fondamentalement, rien à dire. Conformément à mes plans, le parti que j’entendais former serait ambigu, mais il promettrait aux gens, en termes vagues, des lendemains meilleurs et un foyer convivial [3]. Et il sauverait le monde.
Je vis en esprit comment ma voisine, la secrétaire du Bureau électoral, et avec elle les autres membres du Bureau, briseraient tout en venant à la télévision révéler à la nation entière que j’avais voté, pas plus tard qu’aux dernières élections, pour un parti extrémiste arabe. Cela ruinerait toutes mes chances d’obtenir une retraite confortable.
« Papa ? fit ma fille en me voyant tendre la main vers un bulletin blanc, puis vers un autre dont les lettres désignaient un parti de la gauche sioniste. Qu’est-ce que tu fais ?
– La situation a changé », lui dis-je. Car du moment où la secrétaire m’avait demandé si ça allait, je n’avais plus aucun autre choix que de choisir un parti, n’importe quel parti tant qu’il ne serait pas arabe. Si je voulais entrer à la Knesset décidai-je, personne ne devrait être en mesure de connaître mes opinions politiques.
Je plaçai l’enveloppe dans l’urne, souris aux membres du Bureau, repris ma carte d’identité et sortis pour passer le relai à ma femme.
« Maintenant, écoute-moi bien, lui dis-je, ne vote pour aucun des partis arabes.
– Que veux-tu dire, demanda-t-elle.
– S’il te plaît, s’il te plaît… suppliai-je. ils sauront que c’est nous, et je ne trouve pas que…
– Je vais voter pour qui je veux, dit-elle. Qu’importe qu’ils le sachent ?
– Je t’en prie, dis-je. Qu’est-ce que ça peut bien faire ? En ce qui me concerne, tu peux voter Meretz [4], évite juste les partis arabes.
– Sayed, dit-elle en me fixant, laisse-moi tranquille. Je voterai pour qui je veux.
– Rappelle-toi que nous sommes les seuls Arabes ici. Est-ce que tu veux que leur attitude envers nous change juste pour un ridicule petit bout de papier ?
– Est-ce que tu veux bien te calmer ? Et elle se dirigea vers la salle de classe.
– Tu sais quoi, m’entendis-je menacer, si tu votes pour un parti arabe, j’annule le restaurant, okay ?
– Tu sais quoi, répliqua-t-elle, furieuse. Je ne vais voter pour personne, et je n’irai nulle part au restaurant avec toi. Tu es dingue. »
Je me calmai. Après tout, ne pas voter, c’était déjà ça.
Elle ne m’adressa pas la parole de tout le chemin du retour.
« Salut, Benny ! lançai-je à mon voisin qui descendait les escaliers.
– Tu as voté ? Me demanda-t-il.
– Oui, répliquai-je. Et toi ?
– J’y vais maintenant, dit Benny en dégringolant les marches. Et tu sais quoi, je vais voter Balad [5] rien que pour toi.
– Non !!! » hurlai-je en me jetant à sa poursuite.
NOTES
[1] Rappelons que Yaïr Lapid, parmi un nombre étonnant d’anciens journalistes sur les listes concourant au dernières élections, a fait une carrière de choc dans les media avant de devenir l’homme incontournable de cette nouvelle législature.
[2] HaBayith haYéhudi – Parti ultra-nationaliste et religieux dirigé par Naftali Bennett.
Voir sur notre site deux articles le concernant : celui d’Andrew Esensten
et une chronique de Sayed Kashua
Sayed Kashua est-il allergique au latex ou à Naftali Bennett ?
[3] Deux partis de droite en Israël (celui de Naftali Bennett donc, et l’Israel Beïtenou d’Avigdor Lieberman) se parent du titre de “Maison” ou “Foyer”, comme l’on parlait d’un Foyer national juif en Palestine dans la déclaration Balfour ; autant dire que les connotations sont fortes dans ces intitulés qui ne font guère de place aux Arabes / Palestiniens.
[4] Socialiste et laïc, le Meretz (héritier de fusions successives du Mapam avec divers autres partis) se situe à l’extrême-gauche de l’échiquier sioniste. À l’issue d’une campagne où il était resté quasi seul à porter haut les principes de “Deux Peuples – Deux États”, désertés au profit des seules revendications sociales par le Parti travailliste, le Meretz qui s’était effondré il y a quelques années a vu le nombre de ses députés remonter de 3 à 6.
[5] L’un des trois partis arabes présents aux dernières élections sans parvenir à faire front commun, Balad, laïque et progressiste ainsi qu’il se définit, revendique l’évolution d’Israël en un État de tous ses citoyens – où l’éducation, la culture et l’information seraient autonomes pour chacune des deux sociétés arabe et juive ; soutient la création de deux États côte à côte sur la base des frontières antérieures à la guerre des Six Jours ; et le droit au retour des réfugiés selon les critères de la résolution 194 des Nations unies.