[->http://www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-3225497,00.html]
Yediot Aharonot, 8 mars 2006
Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant
Les cinq questions que tout étudiant en première année de journalisme se récite dans son sommeil (quoi, quand, où, qui et pourquoi) ne semblent pas s’appliquer quand des Palestiniens se font tuer. Une étude récente consacrée à la couverture de l’Intifada par les médias montre que lorsque des Palestiniens sont tués, les médias israéliens se fondent quasi exclusivement sur la version des faits que donne l’armée.
On cite des porte-parole de l’armée, souvent nommés « officiers de sécurité de haut rang », et il est rare que leurs versions soient confrontées à celles des Palestiniens, ou qu’une enquête indépendante soit réalisée pour vérifier leur exactitude.
Depuis le début de l’intifada en septembre 2000, plus de 3.300 Palestiniens ont été tués. L’association « Keshev » (« écoute » en hébreu), dirigée par l’écrivain David Grossman et par le Dr Daniel Dor du département communication de l’université de Tel-Aviv), a étudié les méthodes journalistiques pour 22 cas qui se sont produits en décembre 2005. Les médias qui ont fait l’objet de cette étude sont les trois grandes chaînes de télévision (1,2 et 10) et les trois principaux quotidiens (Yediot Aharonot, Ma’ariv et Ha’aretz). Au total, 135 reportages ont été étudiés. ?
Sur 48 reportages consacrés à des Palestiniens tués suite à des tirs de l’armée, seuls 8 ont donné des informations autres que celles fournies par l’armée, et un seul a donné une autre version d’un assassinat ciblé. Comme il est d’usage, les médias ont rapporté deux fois plus d’informations sur des opérations d’assassinats ciblés (planifiés et visant une personne bien définie) que sur la mort de Palestiniens au cours d’autres opérations militaires.
Pour certains des incidents définis comme « assassinats », le fait que des Palestiniens aient été tués n’a été mentionné que plus loin dans l’article ou le reportage. Par exemple, le titre de l’un des reportages télévisés disait : « rencontre en mer à Gaza – Tsahal craint des attentats à la bombe par bateau ». Le fait qu’un Palestinien ait été tué au cours de cette « rencontre en mer » n’a été mentionné que plus tard, avec l’interview d’un témoin palestinien en arabe. « Pour nous, la mer est fermée. des bateaux de garde-côtes nous font tout le temps la chasse et nous tirent dessus. L’un de ces bateaux nous a donné la chasse et l’a tué en mer », dit le témoin. Ainsi, le téléspectateur israélien n’a été informé de la mort d’un Palestinien que par un mot en sous-titre.
Dans un autre cas, le reportage dit : « dans toute la région où se trouvaient les colonies de Dugit et de Eli-Sinaï, d’où des Palestiniens ont tiré sur Ashkelon, Tsahal a dit aux Palestiniens que quiconque pénétrerait dans cette zone serait abattu. Tsahal a tiré de façon continue, et un Palestinien a même été tué aujourd’hui… C’est la réaction de Tsahal. Toute la journée, l’artillerie a tiré plusieurs dizaines d’obus en direction des sites de lancement de roquettes. Les Palestiniens parlent d’un mort, mais les habitants d’Ashkelon ne sont pas impressionnés par ces tirs qui visent, disent-ils, des zones vides d’habitants ».
Le 10 décembre, l’armée tue deux nageurs palestiniens. Le journaliste de la chaîne 2 dit : « deux Palestiniens ont été tués près de la plage de Gaza par des tirs de la marine, car ils étaient soupçonnés de tenter de faire passer des armes en contrebande depuis l’Egypte. Les deux hommes ont nagé depuis les eaux territoriales égyptiennes jusqu’en territoire palestinien en traînant derrière eux un objet non identifié. Ils n’ont pas répondu aux sommations de la marine. Quand celle-ci a tiré en leur direction, ils ont été la cible de tirs depuis la plage palestinienne ». Pour le reportage sur la même affaire de la chaîne 1, le commandant de la base d’Ashdod donne une version différente : « les nageurs tiraient derrière eux des armes. Des forces sont entrées en contact avec eux pour les arrêter. Au cours de cette tentative d’arrestation, les nageurs ont refusé de s’arrêter et tenté de s’enfuir. Puis nos forces ont essuyé des tirs venus de la plage. Les soldats ont tiré sur les nageurs pour les empêcher de s’échapper ».
Alors, que tiraient les nageurs? Qui étaient-ils? Qui a ouvert le feu le premier? Pourquoi les deux versions divergent-elles? Ces questions n’ont jamais reçu de réponse, et aucune enquête n’a été effectuée.
« Qui je suis, moi? Un Arabe de Gaza? »
La réalité n’est pas simple, et elle comporte plusieurs facettes. Mais pour les médias, c’est, semble-t-il, beaucoup plus simple. Néanmoins, tout change quand le danger concerne des Israéliens. « Cet événement paraît avoir été tiré d’un film d’action, ou pour le moins d’un assassinat ciblé à Gaza. Mais ce n’est pas de Gaza que nous parlons ici, mais de la côte entre la plage Palmah’im et Ashdod [en Israël, donc – ndt], et de deux Israéliens qui étaient venus pêcher », dit un journaliste de la chaîne 10 en décrivant un événement qui aurait pu tourner à la tragédie. Plus loin dans le reportage, le journaliste demande aux pêcheurs : « qu’avez-vous ressenti? de la vraie peur? que vous étiez une cible vivante? ». L’un des deux répond : « avant tout, de l’humiliation. Qui je suis, moi? Un Arabe de Gaza? C’est quoi? Je suis là, près de chez moi, à deux mètres de ma maison, et un hélicoptère descend sur moi, comme ça? Qui est le pilote? Comment a-t-il eu le culot de faire une chose pareille? » Le journaliste a recoupé les versions, posé des questions incisives, et il a vérifié comment les pêcheurs ont pu pénétrer dans une zone fermée et dangereuse – tout ce qui manquait aux reportages où des Palestiniens ont été tués.
« Au cours de la période que nous avons étudiée », ont dit les chercheurs, « le débat sur la politique des « assassinats » était limité, et seuls 33 reportages ont émis un doute sur leur efficacité, leur moralité, leur légalité ou leur influence sur notre diplomatie. Et quand il était évoqué, c’était en général par allusion, ou à la marge des informations, dans les commentaires ou dans les suppléments. Si l’on ajoute à cela les titres qui proclames « assassinats » ou qui répercutent les demandes d’augmenter les assassinats ciblés, on peut en conclure que les médias soutiennent activement cette politique et sa présentation officielle, ou au moins qu’ils renoncent à leur mission, essentielle dans ce genre d’affaires ».
L’étude critique aussi le choix des mots par les directeurs de rédaction. l’expression partisane « élimination ciblée » a des connotations positives, et elle présente l’action comme étant « chirurgicale » (qui n’atteindrait que sa cible). On peut considérer cela comme une sorte de légitimation de l’acte. Cette expression est préférée à d’autres, qui auraient des connotations négatives, comme « assassinat ».
L’étude cite Ami Ayalon, ancien chef du Shin Bet : « La destruction de quartiers entiers, ce n’est pas une guerre ciblée. Raser des hectares de vergers, ce n’est pas une guerre ciblée. Tuer un terroriste et en même temps la moitié d’un quartier, non plus. Les mots entraînent des modes de comportement, et ces modes de comportement attisent la haine et nourrissent le terrorisme. On ne peut pas parler d »élimination ciblée’ quand des enfants sont tués ».
Le directeur général de Keshev, Izhar Peer, nous a déclaré que le dernier assassinat à Gaza, où deux militants du Jihad islamique et trois adolescents ont été tués, allait dans le sens de cette étude. « Mais cette fois, il y a eu débat public ici et là, et le terme d »élimination ciblée’ n’a pas été utilisé dans les informations ».