Entretien avec Mohammad Darawshe, directeur de la stratégie au Centre pour une société partagée, par Florence Taubmann, présidente d’honneur de l’Amitié judéo-chrétienne de France, et Michel Taubmann, journaliste, responsable des partenariats auprès de la rédaction de Politique Internationale.
Article reproduit avec l’aimable autorisation de la revue Politique Internationale, (www.politiqueinternationale.com), que nous remercions vivement.
Mis en ligne le 21 juin 2024
Titulaire d’une maîtrise en gestion de la paix et des conflits à l’Université de Haïfa, Mohammad Darawshe est directeur de la stratégie au Centre pour une société partagée de Givat Haviva, la plus ancienne institution en Israël travaillant (depuis 1949) à la réconciliation entre Juifs et Palestiniens. Givat Haviva accueille chaque année, au sein de son école mais aussi pour des rencontres ponctuelles, 3 à 10 000 enfants juifs et arabes. Inlassable défenseur de l’intégration des Arabes dans la société israélienne, Mohammad Darawshe est un homme politiquement engagé : il a dirigé la campagne du Parti arabe démocratique et de la Liste arabe unie jusqu’en 2000. Il souhaite une alternance politique qui inclurait les partis arabes dans le cadre d’une coalition allant de la gauche sioniste jusqu’à ce qu’il nomme la « droite soft ». Ses propos constituent un formidable plaidoyer en faveur de la coexistence judéo-arabe au sein de l’État d’Israël.
Florence et Michel Taubmann — Qui êtes-vous ? Quelle a été votre formation ? Comment êtes-vous parvenu à la tête de Givat Haviva ? Quelles sont vos motivations ?
Mohammad Darawshe — Je suis avant tout une personne qui place la vie et l’humanité au centre de mon action. Je suis père de quatre enfants, trois filles et un garçon. Et, pour moi, leur sécurité personnelle compte plus que tout. Je veux pour eux un écosystème capable de leur garantir, ainsi qu’à leurs descendants, un bon avenir. Ma famille vit depuis 800 ans — 27 générations ! — dans le même village, Ixal, mentionné dans l’Ancien Testament sous le nom de Casaloth Tabor dans Josué 19.12. Mes enfants représentent la 28e génération. Et je veux que ma petite-fille Maryam, qui a neuf mois, puisse vivre dans la même ville, puis ses enfants après elle, dans la sécurité et la prospérité.
Est-ce de la naïveté de ma part ? Je crois en la promesse faite à mon grand-père, dans la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël, qui a invité les Palestiniens vivant sur cette terre en 1948 à rester et à participer à la prospérité et au développement de ce pays. Cette promesse d’égalité politique et sociale, faite à mon grand-père, je veux qu’Israël la tienne. Mais je comprends que ce n’est pas facile, car si nous sommes Israéliens nous faisons partie aussi du peuple palestinien que la plupart des Juifs considèrent comme un ennemi. Je veux être loyal envers mon pays, Israël, et je trouve légitimes les besoins de sécurité des Juifs israéliens. Mais je veux aussi être loyal envers le peuple palestinien dont je suis issu, en respectant sa quête d’indépendance, de liberté et son désir d’un État, ce qui m’oppose à de nombreux citoyens israéliens juifs qui perçoivent cette aspiration comme contraire à l’intérêt d’Israël. Depuis plus de quarante ans je travaille donc pour conjuguer les objectifs des deux peuples et, malgré la difficulté, beaucoup de projets avancent dans la bonne direction.
Pour réussir, deux choses sont essentielles : instaurer de bonnes relations entre les deux parties ; œuvrer à l’égalité. Certains croient possibles de bonnes relations fondées dans un cadre hiérarchique, comme celle du cheval et du cavalier. Mais un cheval, cajolé pendant des années par son cavalier, sait qu’il peut finir dans son assiette… du moins dans les pays où l’on mange du cheval ! Je veux une coexistence fondée sur l’égalité, où nous serions, soit deux chevaux tirant le même chariot, soit deux cavaliers cheminant côte à côte.
F. M. T. — Comment concilier ces deux objectifs ?
M. D. — Il existe deux façons d’y parvenir. L’une est la révolte, qui donne parfois des résultats ; mais l’autre approche, que je privilégie, est l’accumulation des succès. Les relations judéo-arabes doivent reposer sur des intérêts mutuels qui se maintiennent dans le temps, même en période de crise. Ainsi, malgré l’augmentation de la méfiance et de la peur depuis le 7 octobre, nous avons réussi à éviter les affrontements, parce que les uns et les autres nous voulons protéger ce que nous avons construit ensemble au cours des dernières décennies de vie commune. Je ne parle pas d’une paix idéologique, mais d’un idéalisme pratique, concret, armé par ses succès pour résister à des crises graves comme celle que nous traversons.
Cela montre que nous pouvons créer une interdépendance à partir de notre capacité à réussir, même en temps de crise. Nous ne sommes pas voués à être des ennemis éternels.
F. M. T. — Dans votre combat de quarante ans pour cette idée pratique de paix, quels ont été les moments les plus difficiles, et, à l’inverse, les moments de satisfaction ?
M. D. — Le pire moment a été l’adoption par la Knesset, le 19 juillet 2018, de la loi sur l’État-nation. Par cet acte, Israël me lançait, en pleine figure, que la promesse d’égalité politique et sociale n’était plus sur la table. Cette loi constitutionnelle fait des Arabes des citoyens de seconde zone. Quel choc ! Et quelle tristesse ! Elle couronnait les 28 lois anti-démocratiques, surtout anti-arabes, adoptées depuis le retour au pouvoir de Netanyahou en 2009. Et, bien sûr, la situation s’est aggravée depuis la formation du dernier gouvernement il y a un an et demi.
L’un des moments les plus positifs a été, sous le « gouvernement du changement » Bennett-Lapid en 2021-2022, la participation de la Liste arabe unifiée de Mansour Abbas à la coalition gouvernementale. C’était la première fois qu’un parti arabe faisait partie de l’appareil décisionnel en Israël, même si le cabinet Rabin, de 1992 à 1996, avait créé un précédent en s’appuyant officieusement sur deux partis arabes qui avaient constitué un « bloc préventif » pour sécuriser le gouvernement. Ce soutien officieux avait permis une grande progression de la communauté arabe dans les domaines social, économique, éducatif, municipal. Cet âge d’or des relations judéo-arabes, comme nous disions à l’époque, s’est accompagné d’une réduction des inégalités.
Par exemple, en quatre ans, le budget pour les municipalités et les quartiers arabes — qui représentent environ 21 % de la population — était passé de 7 % à 13 % du budget national. Cette dynamique inclusive a été remise en cause par la loi État-nation qui consacre l’orientation exclusivement juive du pays : des changements dans les politiques de développement, d’attribution des terres, des municipalités, du logement, de l’éducation, etc… ont abouti à de la discrimination.
F. M. T. — La loi sur l’État-nation a-t-elle détruit les acquis de la communauté arabe en Israël ?
M. D. — Face à ce verre à moitié vide demeure le verre à moitié plein, qui pour moi reste très significatif : il y a 21 ans, en 2003, le pourcentage d’étudiants arabes dans les universités israéliennes était de 3,5 %. Aujourd’hui, il s’établit à 20 %. Six fois plus ! C’est une augmentation énorme. Et ce n’est pas tout. En 21 ans, la part des médecins arabes dans les hôpitaux israéliens est passée de 11 % à 24 % et on atteint 36 % pour les dentistes, 44 % pour les infirmières et infirmiers, 55 % pour les pharmaciens. C’est ce que j’appelle des îlots de succès, dans lesquels la communauté arabe a renforcé ses capacités, sans porter préjudice à la communauté juive israélienne. En ce qui concerne le pourcentage d’employés arabes travaillant dans la fonction publique pour le gouvernement central, il s’est hissé de seulement 1,7 % en 2003 à 13,2 % aujourd’hui. Dans la haute-technologie, il n’y avait que 1 % d’Arabes il y a sept ans, ils sont 7 % aujourd’hui. Et 23 % des étudiants en ingénierie des universités israéliennes sont arabes. Imaginez un peu les conséquences positives sur le marché de l’emploi dans les prochaines années. La communauté arabe renforce son pouvoir intellectuel dans de nombreux domaines.
Par ailleurs, en 2005, nous avons lancé un projet de « programme intersectoriel des enseignants » qui consiste à placer des enseignants juifs dans des écoles arabes et des enseignants arabes dans des écoles juives, afin de tenter de briser la séparation à l’intérieur du système éducatif. Au début, cela concernait six enseignants. Aujourd’hui, ils sont 2 500 : 2 000 enseignants arabes dans les écoles juives, 500 enseignants juifs dans les écoles arabes (1). Près de 20 % des établissements juifs emploient des enseignants arabes et 20 % des établissements arabes, des enseignants juifs. C’est un autre îlot de succès. Nous créons une dynamique encourageante, qu’il faut poursuivre malgré les politiques du gouvernement actuel, qui essaie de nous faire reculer. Ces derniers mois, des étudiants, arabes principalement, ont été empêchés d’exprimer leur opposition à la guerre.
F. M. T. — Quel a été l’impact des massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre dernier ?
M. D. — Depuis le 7 octobre, plus de 800 citoyens arabes ont été arrêtés, dont 30 ont été présentés devant un tribunal. Pourquoi intimider la communauté arabe et l’isoler du courant dominant de la société israélienne ?
Lorsque le ministre des Finances, M. Smotrich, a présenté à la Knesset le budget pour les années 2024-2025, afin de financer la guerre, il a imposé un coup de rabot de 5 % sur toutes les lignes budgétaires, mais cette réduction s’élève à 20 % pour les municipalités arabes. Pourquoi cette discrimination alors que nous sommes tous citoyens d’Israël ? Ces réalités très dures à vivre, très décevantes, nous font osciller sans cesse entre optimisme et pessimisme.
Le temps perdu est long à rattraper. À la suite des terribles affrontements d’octobre 2000, qui ont causé 13 morts parmi les citoyens arabes, on a parlé jusqu’en 2010 de « décennie perdue » dans les relations judéo-arabes. Dans son livre sur le sujet, Sami Smooha, professeur de sociologie à l’université de Haïfa, a écrit qu’il nous avait fallu dix ans pour reconstruire la confiance.
Les leçons ont été tirées, on a pu le constater lors de la crise suivante, en mai 2021. Alors que des combats ont opposé pendant onze jours Gaza à l’armée israélienne, des heurts ont éclaté dans des villes mixtes, notamment à Jaffa. Mais heureusement, la police n’a pas tiré à balles réelles, et les victimes ont été moins nombreuses ; nous avons réussi à rétablir les relations en seulement un an.
Les événements du 7 octobre 2023 sont les plus graves que nous ayons connus. Une forte tension en a résulté. Pour l’instant, nous avons réussi à la maîtriser, mais la situation reste instable. En janvier, nous avons mené à Givat Haviva une étude sur la peur et la méfiance réciproques. Jusqu’au 6 octobre, 48 % des Juifs israéliens affirmaient n’avoir jamais visité une ville arabe et disaient qu’ils n’avaient pas l’intention de le faire. Aujourd’hui, ils sont 81 % à partager cette intention. Ce chiffre représente une augmentation de 65 % de la méfiance et de la peur parmi les Juifs. Du côté des citoyens arabes, avant le 7 octobre, 24 % des répondants disaient n’avoir jamais mis les pieds dans une ville juive et avouaient qu’ils n’avaient pas l’intention de le faire. Aujourd’hui, ils sont 52 % à ne plus l’envisager.
Malgré cela, malgré la durée interminable de la guerre et les tentatives visant à détruire nos relations, nous avons réussi à éviter les affrontements physiques. Le Hamas ne cesse de lancer des appels aux citoyens arabes d’Israël pour l’ouverture d’un nouveau front qui permettrait de relâcher la pression sur les Palestiniens de Gaza. Et en Israël des gens de l’extrême droite essaient d’exacerber les tensions inter-communautaires. Mais grâce à la bonne volonté, aux petits îlots de succès, aux leçons apprises du passé, nous parvenons à préserver ce qui a été construit et à désamorcer la violence.
Cela fait sept mois que nous sommes plongés dans la guerre. Mais nous gardons l’espoir que demain nous serons encore capables de continuer à vivre ensemble. Les raisons d’espérer ne manquent pas. Prenez, par exemple, le secteur médical : la proportion d’Arabes y est passé de 30 % à 40 %, de nombreux Juifs israéliens étant enrôlés dans l’armée. Ces Arabes accomplissent leur devoir professionnel, humain, civique, en prenant soin de leurs compatriotes, indépendamment de leur identité ethnique, culturelle, sociale ou politique. Il en va de même pour 50 % des conducteurs d’autobus, 50 % des chauffeurs de taxi, 65 % des chauffeurs de camion. Ils ne se laissent pas entraîner dans la guerre, malgré les pressions exercées par les extrémistes des deux camps.
F. M. T. — Le choc du 7 octobre vous a-t-il conduit personnellement à prendre des mesures particulières pour maintenir la cohésion de Givat Haviva ?
M. D. — Malheureusement, ce n’est pas la première fois que nous traversons une crise aussi grave. Et les mêmes défis se posent, à quatre niveaux. Le premier niveau, c’est l’approche « romantique ». Nous partageons la même humanité, ce qui veut dire que nous pouvons manger du houmous ensemble en oubliant le prisme politique ou ethnique. Cette convivialité est essentielle et il faut la préserver en faisant participer les jeunes au maximum d’activités communes. À Givat Haviva, chaque année, nous faisons venir de 3 à 10 000 enfants qui font cette expérience de rencontre. Mais nous devons aussi prendre en compte le « syndrome du retour à la maison », qui est en fait un retour aux stéréotypes : quand les enfants rentrent chez leurs parents, on leur dit qu’ils ont rencontré les 20 seuls bons Juifs au monde (ou les 20 seuls bons Arabes selon les cas) et que les autres sont leurs ennemis. Pourtant, malgré ces limites, je reste persuadé qu’il faut continuer. Chaque enfant juif et chaque enfant arabe en Israël mérite de vivre cette expérience de confiance, même une fois dans sa vie, même pour deux ou trois jours.
Le deuxième niveau, qui s’est développé autour de l’an 2000, vise, au-delà de la convivialité, à établir un dialogue honnête… sur nos points de désaccord. Sous quel angle envisageons-nous le 7 octobre ? Comment voyons-nous la prise du pouvoir par le Hamas à Gaza en 2007 ? Que représente 1967 ? Pourquoi était-ce l’occupation pour les uns et la libération des territoires pour les autres ? Comment voyons-nous 1948 ? Était-ce la Nakba ou l’indépendance ? Comment voyons-nous la déclaration Balfour en 1917 ? Et, au bout du bout, on en arrive à la question : « Qui Abraham voulait-il sacrifier ? Ismaël ou Isaac? » Dans un dialogue honnête, il faut accepter d’être en désaccord sur la plupart des questions que j’ai mentionnées et sur 1 000 autres sujets. Pour vivre ensemble, nous devons acter le fait que nous ne pouvons pas être d’accord. En tout cas, nous ne pouvons pas créer un récit partagé tant que dure le conflit. Une fois le conflit frontalier israélo-palestinien résolu, cette identité palestinienne ne sera plus considérée comme une identité ennemie. Mais, en attendant, les citoyens arabes d’Israël ne peuvent pas être rangés dans le camp de l’ennemi.
F. M. T. — Comment faire pour renforcer la cohésion de la société israélienne ?
M. D. — Il est important de mettre l’accent sur l’identité civique de l’État, et non sur son identité ethnique, en tant que dénominateur commun pour les deux populations. Dès lors, nous pouvons nous concentrer sur le troisième niveau : la question des intérêts mutuels. Et ils sont nombreux. Je vous ai déjà parlé du secteur médical. Il y a aussi l’environnement, l’économie, la haute technologie, tout ce qui touche à la consommation quotidienne, à l’art de vivre.
Faisons en sorte que ces îlots de succès mutuels bénéficient aux deux parties. Ce qui nous permettra d’accéder au quatrième niveau : celui du contact social. La question qui se pose alors est celle de l’égalité. Si vous demandez à la plupart des Israéliens — selon une étude du professeur Smokey et du docteur Nuad , de l’université de Haïfa—, s’ils soutiennent la notion de « société partagée », selon les deux critères des bonnes relations entre les Juifs et les Arabes et/ou de l’égalité, près de 65 % de la population juive répond oui, et 85 % des Arabes. Il ne semble donc pas y avoir de problème. Mais la plupart des Juifs vont privilégier les bonnes relations, conduisant à l’égalité, tandis que la plupart des citoyens arabes veulent d’abord l’égalité, conçue comme ouvrant la voie à de bonnes relations. Notre point de vue à Givat Haviva est qu’il faut travailler sur les deux critères en parallèle, sans donner la priorité à l’un ou à l’autre. Car si vous établissez une priorité, cela revient à relativiser l’importance de l’autre critère. Avec le temps, nous avons appris que la stratégie doit être combinée. Plus de 180 groupes en Israël œuvrent dans le domaine des relations entre Juifs et Arabes. La plupart des organisations gérées par des Juifs privilégient le principe des bonnes relations. La plupart des organisations gérées par des Arabes le principe d’égalité. Très peu mettent ces deux valeurs au même niveau. Or c’est en les combinant qu’on parviendra à construire une société partagée.
F. M. T. — Comment augmenter la part des Arabes israéliens engagés dans la vie politique ?
M. D. — En juin 2021, lors de la formation du gouvernement Bennett-Lapid, soutenu pour la première fois officiellement par un parti arabe, 37 % des Juifs et 53 % des Arabes, selon un sondage, étaient « favorables à l’intégration d’un parti politique arabe dans la coalition. » En mai 2023, avant une conférence à Givat Haviva, la même question a été posée : le soutien des Juifs à la participation arabe était monté à 47 % contre 46 % d’opposants. Quant à la communauté arabe, son soutien est passé de 53 % à 83 % en deux ans. Donc, de mon point de vue, l’expérience a fonctionné. Hélas, elle a été de courte durée, et bon nombre de promesses n’ont pas été tenues, sur le plan budgétaire pour investir dans l’éducation et la construction de logements, au sein des villes et quartiers arabes, ainsi que la création de postes de policiers pour lutter contre la criminalité particulièrement forte dans notre communauté. Mais cette expérience de 18 mois seulement a créé un précédent et suscité un appétit pour la coopération judéo-arabe.
L’un des problèmes de la Liste arabe unie du parti Ra’am de Mansour Abbas, qui a participé à la coalition du changement en 2021 et 2022, c’est sa composante islamiste très forte ; il faut intégrer plus de libéraux laïques afin de s’appuyer aussi sur la partie non religieuse de la communauté arabe, le but étant d’inciter les électeurs arabes à aller voter. Des responsables politiques juifs devraient dire : « Si vous augmentez votre taux de participation, nous vous proposerons de faire partie de la prochaine coalition, et même d’obtenir des postes ministériels. » Les profils de qualité ne manquent pas. Un exemple : il y a quelque temps, l’université de Haïfa a nommé comme rectrice une professeure arabe, neuroscientifique de très haut niveau, Mona Maroun. C’est une première dans une université israélienne. Elle possède toutes les compétences pour devenir un jour ministre de l’Enseignement supérieur en Israël. Autre exemple : l’ancien président de la banque Leumi était un économiste arabe. Pourquoi ne serait-il pas ministre de l’Économie ? Mikhail Kryani était le chef du département de droit de l’Université hébraïque de Jérusalem. Il pourrait être le prochain ministre de la Justice. La liste est longue… La société juive peut y voir un problème, je le comprends, mais de nombreux Arabes formés dans les universités et les écoles israéliennes sont prêts à participer loyalement à la gestion du pays. C’est un excellent moyen pour que la population arabe se sente pleinement israélienne et fière de l’être.
F. M. T. — Cela surprendra ceux qui croient aux idées simples, mais la tragédie du 7 octobre a révélé une très grande loyauté des Arabes israéliens à l’égard du pays dont ils sont citoyens…
M. D. — Selon une enquête réalisée par l’Institut israélien pour la démocratie, 70 % des citoyens arabes affirment que leur sentiment d’appartenance à la société israélienne s’est renforcé depuis le 7 octobre. Et 85 % des citoyens arabes condamnent les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre en affirmant plus ou moins fort : « Pas en notre nom en tant qu’Israéliens, ni en notre nom en tant qu’Arabes, ni en notre nom en tant que Palestiniens, ni en notre nom en tant que musulmans. » Un tel message exprime une proximité grandissante vis-à-vis de la population juive israélienne. Il est très cohérent avec ce qui s’est passé le 7 octobre, car 36 citoyens arabes ont été tués ce jour-là. La majorité d’entre eux sont morts en héros, en essayant de sauver leurs compatriotes juifs israéliens. Un de mes cousins, ambulancier à la soirée Supernova, a refusé d’évacuer les lieux ; il a continué à soigner les blessés jusqu’à ce qu’il soit lui-même tué. Et comme lui, beaucoup d’Arabes travaillant dans le milieu médical, mais aussi beaucoup d’Arabes de la communauté bédouine, se sont portés au secours de leurs concitoyens juifs. Ces histoires ont forgé une conscience partagée, le sentiment que nous sommes tous dans le même bateau.
La clef réside dans la question de l’identité israélienne. Aujourd’hui, 67 % des citoyens arabes se définissent comme palestiniens, mais si un État palestinien voit le jour, ils resteront israéliens ; c’est là qu’ils ont fait leur vie depuis quatre générations et que réside leur avenir. Ils doivent continuer d’apprendre à devenir israéliens. Mais attention, les Juifs doivent, eux aussi, continuer d’apprendre à devenir israéliens. Cela implique, pour les uns comme pour les autres, de ne pas se laisser enfermer ou de s’enfermer soi-même dans son identité juive ou arabe. Et, pour les citoyens arabes, cela passe par une meilleure maîtrise de l’hébreu, des études et des formations de qualité permettant d’accéder au marché du travail dans de très bonnes conditions. Par exemple, une de mes filles, qui prépare un doctorat en génétique, se lance en parallèle dans un master en entrepreneuriat médical.
Ce processus d’intégration par les études et le travail est malheureusement ralenti à cause de la loi de l’État-nation, qui se traduit concrètement par une inégalité dans les financements, les opportunités d’emploi, et des mesures politiques discriminatoires. En revanche, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à promouvoir la diversité et l’inclusion. Par exemple, le 21 mai 2023, suite à des incidents violent entre Juifs et Arabes dans des villes mixtes, on a vu fleurir sur les murs de Tel-Aviv d’immenses panneaux d’affichage appelant à la coexistence à l’initiative de banques et d’entreprises. Pourquoi ? Parce qu’elles ont de plus en plus de personnel arabe et qu’elles veulent préserver des relations professionnelles apaisées. Dans le même temps, elles adressent un message à leur clientèle arabe qui ne cesse de croître.
F. M. T. — C’est la théorie de l’intérêt mutuel ?
M. D. — Oui, ce que j’appelle aussi la théorie de l’objectif supérieur et qui vise à l’interdépendance. Malgré l’hostilité de certains responsables politiques, cette interdépendance progresse. Bien que Bezalel Smotrich (2) soit à sa tête, le ministère des Finances favorise des stratégies d’intégration des citoyens arabes. Même chose pour le ministère de l’Économie et celui de l’Emploi. Ils soutiennent notre travail, plus encore que le ministère de l’Éducation ou celui de l’Égalité sociale. Le ministère des Finances veut voir plus de femmes arabes travailler parce qu’ainsi elles deviennent contribuables plutôt que bénéficiaires de l’aide sociale. C’est bon pour l’économie. Mais pour travailler il faut être éduqué. De fait, en vingt ans, la proportion de femmes arabes dans l’enseignement supérieur a explosé. Elles représentaient à l’époque 35% des étudiants arabes. Aujourd’hui, 72 % des étudiants arabes sont des étudiantes. C’est un changement considérable qui contribue à mieux insérer la communauté arabe dans la société israélienne.
F. M. T. — Comment cela se traduit-il sur le plan politique ? On sait que la population arabe participe peu aux élections, même si le gouvernement précédent a fait bouger les choses. Est-ce que Givat Haviva a une stratégie pour encourager les gens à aller voter ?
M. D. — Entre les élections municipales (77 % de participation) et les élections nationales (53 %), il existe un écart de 24 %. Il faut donc travailler la communication. Par exemple, lors des dernières élections municipales, nous avons identifié 220 dirigeants municipaux de la communauté arabe, et leur avons demandé de faire des vidéos pour encourager leurs électeurs à se rendre aux urnes. Les Conseils municipaux comptent environ 700 membres et chacun d’eux doit convaincre 5 700 personnes de voter au niveau local, puis au niveau national pour soutenir le camp démocratique libéral en Israël. Il ne suffit pas que la communauté arabe accroisse son pouvoir politique ; il faut aussi créer une coalition démocratique avec des partenaires juifs afin de faire vivre les valeurs dont la société israélienne a besoin.
F. M. T. — Les succès et l’ascension sociale de la population arabe ne risquent-ils pas d’effrayer, à terme, une partie de la population juive, qui pourrait craindre un affaiblissement de l’identité juive de l’État ?
M. D. — C’est une question essentielle, que j’aborde dans un article publié dans un livre intitulé 75 visages de l’État juif. J’y parle de la relation entre la nature juive et la nature israélienne de l’État d’Israël. Pour moi, le meilleur produit d’exportation d’Israël au Moyen-Orient, ce n’est pas la haute technologie en matière de défense ou d’espionnage, mais ce qui contribue à sa légitimité morale. Il s’agit, en établissant en Israël des relations judéo-arabes apaisées, de prouver que les Juifs ne sont pas venus au Moyen-Orient pour contrôler et opprimer les Arabes, mais pour vivre en paix avec eux. Si l’on réussit, en Israël, à créer un modèle de société partagée, fondée sur l’égalité des citoyens, alors nous pourrons influencer, et même rallier les populations civiles des pays arabes. Et pas seulement leurs gouvernements.
Évidemment, on ne convaincra pas les extrémistes israéliens, qui ne croient pas à l’égalité. En revanche, je compte sur l’opinion publique israélienne, sur tous ceux qui sont capables de penser en termes d’intérêt mutuel à long terme et non d’intérêt ethnique, qui ne vaut que pour le court terme.
F. M. T. — Dans quelle configuration politique est-il envisageable de voir des ministres arabes siéger au gouvernement ?
M. D. — Le gouvernement précédent, en 2021-2022, nous en a donné un aperçu : il faudrait une coalition qui associerait les partis politiques de centre gauche, la « droite soft » et la Liste arabe unie. Autrement dit, Gantz, Lapid, les Travaillistes, le Meretz, Bennet, tous ceux, laïcs ou religieux, qui viennent de la droite soft et des formations arabes pragmatiques. Il existe, j’en suis sûr, une majorité possible pour relever le pays après la guerre. Benny Gantz, s’il est élu au poste de premier ministre, sera-t-il assez courageux pour agir comme Lapid et Bennett ? Je le pense. J’ai invité Gantz à prendre la parole lors d’une conférence à Givat Haviva le 9 janvier 2024. Il a donné le meilleur discours jamais prononcé par un dirigeant politique juif israélien en faveur d’une société partagée. Il a montré qu’il y croit vraiment et qu’il veut l’égalité. Mais il n’y a pas que lui ; l’actuel ministre de l’Intérieur, du parti Shas, s’est également exprimé en faveur d’une société partagée, en accord avec à peu près 99 % de ce que je vous ai dit. Or le Shas représente aussi une partie des Haredim, les ultra-orthodoxes. Au-delà des partis d’extrême droite de Ben Gvir et Smotrich, il existe des religieux ultra-orthodoxes favorables à une société partagée dans l’égalité.
(1) Il faut rapporter ces chiffres à la démographie d’Israël qui compte environ 7 millions de Juifs et 2 millions d’Arabes.
(2) Un des leaders de l’extrême droite nationaliste-religieuse.
L’entretien que l’on vient de lire, accordé en exclusivité à Politique Internationale, s’inspire d’un débat organisé par le groupe Shalom Salam. Ce groupe a été fondé par des citoyens israéliens — Juifs et Palestiniens — au lendemain des massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre. La tonalité réconciliatrice de cette interview s’inscrit notamment dans le cadre des accords d’Abraham et démontre qu’il existe dès à présent, entre Juifs et Arabes, des collaborations concrètes qui sont autant de raisons d’espérer. Shalom Salam s’est élargi à des citoyens français, allemands, marocains, iraniens… qui partagent les mêmes valeurs démocratiques et humanistes ainsi que la même volonté d’apaisement et de modération à rebours des discours haineux et simplistes.
Florence et Michel Taubmann figurent parmi les membres fondateurs de Shalom Salam.