À quelques semaines des élections israéliennes, Ouri Weber, sociologue et figure de la gauche israélienne, consacre un ouvrage éclairant sur le mouvement politique qui a fondé l’État hébreu mais risque aujourd’hui de ne plus jamais influencer son destin. Quelles erreurs a-t-elle commises ? Comment retrouver une légitimité populaire?
Propos recueillis par Martine GOZLAN
https://www.marianne.net/monde/proche-orient/la-gauche-doit-reflechir-a-long-terme-si-elle-veut-ressusciter-et-pas-seulement-en-israel
Photo : Une supportrice de Netanyahu lors de la campagne électorale en Israël. © dpa/picture-alliance
Article réservé aux abonnés. Nous remercions Marianne de nous avoir autorisé à reproduire l’intégralité de l’entretien. Publié le 20/09/2022
Marianne : Alors qu’Israël votera le 1er novembre pour le cinquième scrutin en trois ans et demi, vous publiez un petit livre corrosif sur l’état de la gauche dans votre pays et les raisons de son effacement du paysage politique. Au fait, a-t-elle totalement disparu ?
La gauche ne peut pas sortir de l’Histoire ! Il faut faire la différence entre les partis qui se disent de gauche et le courant culturel qui représente la gauche. Ce dernier n’est pas en voie de disparition, au contraire ! il s’agit d’une lutte continue qui correspond aux aspirations d’une majorité des Israéliens selon les critères classiques : la séparation de la religion et de l’État, la liberté de mouvement lors du shabbat, une certaine forme de résolution du problème palestinien et, surtout, la redistribution des richesses et la diminution des disparités sociales. Mais ce ne sont pas ces critères qui définissent aujourd’hui le vote des Israéliens. Le principal clivage aujourd’hui entre la droite et ce qu’il reste de la gauche, c’est l’identité.
Marianne : C’est là, en effet, qu’elle a perdu sa boussole. « À force d’universalisme écrivez-vous, la gauche dans son ensemble a négligé l’attachement à la tradition et au patrimoine juifs qui, aux yeux de beaucoup d’Israéliens, donnent à leur existence son sens profond ainsi que celui de leur pays ».
C’est une affaire grave. Et elle s’est déroulée pendant toute une période où le principal sujet de préoccupation et de lutte de la gauche, c’était le problème palestinien, les deux États et les négociations qui pouvaient y mener. Or, trois Premiers ministres ont fait des concessions presque inimaginables et cela n’a pas marché. L’impression que l’opinion en a retiré, c’est que ces options n’étaient pas valables.
Marianne : C’est en tant qu’Israélien de gauche que vous observez le caractère « inimaginable » de ces concessions?
Mais tout le monde le reconnaît ! Ce qu’ont proposé Ehoud Barak et Ehud Olmert aux Palestiniens, c’était beaucoup plus que les accords d’Oslo. Malgré cela, les dirigeants palestiniens ont refusé. Ce refus a été interprété par la majorité des Israéliens comme le rejet de la reconnaissance d’un État juif dans la région. C’est comme cela que le discours de gauche a été complètement discrédité. Les voix qui allaient au Parti travailliste et au Meretz sont passées chez Yaïr Lapid, l’actuel Premier ministre de transition, chef du parti centriste Yesh Atid («Il y a un avenir »). En même temps, ces vingt dernières années, avec la mondialisation galopante, il y a eu un nivellement des identités. Les gens ont eu peur et senti le besoin de faire partie d’un groupe, d’une culture. En complet décalage avec cette réalité, la gauche s’est centrée sur les droits de l’homme alors que pour la population, la sécurité prime, comme la tradition, le mode de vie juif. Bref, l’identité juive du pays.
Il faut tout de même se souvenir que l’État d’Israël a été créé sur le rêve d’un État juif où les juifs domineraient leur destin. Mais Israël a aujourd’hui 74 ans et on n’a toujours pas défini ce que doit être un État juif. Cette question accompagne les gens dans leur vie quotidienne. En réalité, Israël est un État sans frontières fixes et sans identité fixe. Religieux ultraorthodoxes, religieux traditionalistes, Israéliens laïques ont des idées différentes sur ce que doit être cette identité. La société civile est en recherche permanente. Par exemple, tout un courant est en train de se développer dans lequel des athées enseignent un judaïsme laïque où Dieu n’a sa place que comme personnage historique et non comme source d’autorité.
Là, on s’éloigne du politique qui détermine l’avenir d’Israël … Ce que j’essaie de vous expliquer, c’est qu’il n’y a pas deux camps politiques mais deux cultures en échange constant, avec le souci de trouver un dénominateur commun. Cela fait déjà une dizaine d’années que des chercheurs se sont rencontrés pour élaborer une charte de la vie en commun entre religieux et laïques. Elle a un nom : « Charte de Kinneret » [Kinneret, « la harpe », est le nom hébraïque du lac de Tibériade sur les rives duquel s’établirent les premiers kibboutzim socialistes au début du XXe siècle]. C’est une femme juge de la Cour Suprême qui a coordonné les travaux de cette charte. Même la droite est en recherche. La société israélienne est beaucoup plus complexe que les apparences politiques. On évoque le racisme mais les gens sont animés par la crainte. Si on leur disait que les Arabes sont prêts à reconnaître Israël comme État juif, ils ne verraient aucun problème dans la relation avec eux. L’intégration est du reste une réalité : 40 % du personnel médical est arabe, 70 % des pharmaciens sont arabes et toutes les campagnes de vaccination pendant la crise du Covid-19 se sont faites avec des infirmiers arabes ! Le problème, c’est que les Arabes israéliens, eux aussi, ont un grave problème d’identité.
Marianne : Peut-être est-ce la raison pour laquelle ils ne parviennent pas à s’organiser en force politique unie pour les élections du 1er novembre, favorisant ainsi paradoxalement le retour de Benyamin Netanyahou. Car il faut bien y revenir : la droite dure risque de l’emporter avec l’appui des ultra-religieux et les rêves de paix civile comme de compromis avec les Palestiniens s’éloignent vertigineusement. La situation en Cisjordanie est critique et constitue l’un des premiers sujets de préoccupation de l’état-major depuis plusieurs semaines…
Soyons clairs : la majorité des Israéliens pensent qu’il n’y aura pas de paix et qu’il n’y aura pas deux États. La politique déclarée des leaders centristes, Yaïr Lapid et Benny Gantz, voire de Naftali Bennett, à droite, c’est de limiter le conflit, de normaliser la situation en permettant à de nombreux Palestiniens de revenir travailler en Israël, ce qui améliorera leurs conditions de vie. Le Likoud [parti de Benyamin Netanyahou, droite], lui aussi, pourrait se ranger à cette idée. Pour des raisons sécuritaires, il ne veut pas
de l’annexion de la Cisjordanie. En face, la gauche reprendra son discours habituel : « Votre politique évite de se confronter aux vrais problèmes, c.-à-d. le règlement du problème palestinien, etc ». De même, elle a été très mitigée sur les accords d’Abraham en affirmant qu’ils mettaient de côté la question palestinienne. Or, ce dossier est hélas bloqué car l’expérience montre qu’il n’y a pas un leader palestinien avec qui négocier, un vrai leader qui aurait des troupes derrière lui. Dès que l’un d’eux fait un pas en avant, plus personne ne l’écoute dans son camp. Face à cette situation, la gauche tient le même discours
depuis des décennies malgré ses échecs.
Marianne : Alors que doit-elle faire pour retrouver son souffle et ses voix ?
Elle doit remettre en question sa culture sociétale et prendre en compte les aspirations identitaires de la population. Même quand le parti travailliste avait une politique très sociale, ça ne marchait plus ! Il faut comprendre les nouveaux défis qui se posent aux Israéliens et créer des ponts entre toutes nos tribus. Là, je ne me place pas dans la perspective des élections qui viennent, qui seront une nouvelle fois placées sous le signe du pour ou contre « Bibi », Benyamin Netanyahou. La gauche doit réfléchir à long terme si elle veut ressusciter. Mais ceci ne concerne pas seulement Israël.
La gauche en Israël, Ouri Weber, traduit de l’hébreu par Avner Lahav, Éditions de l’Aube, 150 p., 17€.