Les enquêtes menées auprès des Israéliens et des Palestiniens sont formelles : Il existe une corrélation frappante entre la dévotion religieuse et l’extrémisme politique. Les juifs et les musulmans religieux alimentent l’incitation et la violence. Mais pourraient-ils aussi résoudre le conflit ?
Traduction : Bernard Bohbot pour LPM
Auteur : Dahlia Scheindlin pour Haaretz, 11 mai 2022
Photo : La ferveur religieuse aurait-elle la capacité brute d’aggraver les dissensions et de bloquer la paix dans ce conflit israélo-palestinien qui revendique des terres, le pouvoir, les ressources, une nation et un récit? ©: Ariel Schalit, Khalil Hamra, Nasser Ishtayeh, Mahmoud Illean/AP; Ammar Awad/REUTERS; Artwork/Anastasia Shub
Mis en ligne le 7 juin 2022
Alors que le Ramadan, la Pâque juive et Pâques coïncident et que de violents affrontements éclatent sur le Mont du Temple/Al-Aqsa à Jérusalem, la seule surprise est qu’ils n’ont pas déclenché une guerre à grande échelle.
La présence croissante de Juifs visitant le complexe a suscité des protestations palestiniennes, la répression policière a alimenté les craintes des Palestiniens d’un « complot » israélien visant à s’emparer d’Al Aqsa ; et le chef islamiste du Hamas à Gaza, Yahya Sinwar, a lancé un appel aux attaques contre les Israéliens et à une éventuelle guerre religieuse. Le jour de la fête de l’Indépendance, deux assaillants palestiniens l’ont pris au mot, tuant trois Israéliens ultra-orthodoxes dans la ville d’Elad.
Après des décennies à observer la façon dont pensent les habitants de cette région, il est facile de conclure que la ferveur religieuse l’emporte sur les revendications territoriales, le pouvoir, les ressources, la nation et les récits nationaux, dans sa capacité brute à intensifier les conflits et à bloquer la paix.
Dans le contexte israélo-palestinien, les mouvements religieux sont les principaux acteurs qui alimentent et déclenchent l’escalade : que ce soit des roquettes du Hamas ou du Djihad islamique tirées sur Israël ou des attaques de colons juifs radicaux contre des Palestiniens, en passant par l’expansion incessante des colonies depuis des décennies.
Or, précisément en raison de leur place centrale dans la société et la politique des deux côtés, il ne peut y avoir de paix sans l’assentiment au moins partiel des communautés religieuses. Pourquoi la religion est-elle une telle force d’incitation à la haine et la violence ? Même lorsque les communautés religieuses ne sont pas activement violentes, leur identité religieuse dicte-t-elle inévitablement des attitudes politiques dures et militantes ? Existe-t-il un moyen de sortir de l’impasse entre la religion et la ligne dure ?
L’une des principales raisons de l’impact toxique de la religion est que les récits de nombreux croyants sont de nature tribale et exclusive – nous sommes les seuls à être le groupe élu, et nos revendications et elles seules, sont légitimes. De manière plus importante, la mission religieuse divine est souvent présentée comme une question de vie ou de mort.
Au sein de la droite religieuse juive israélienne, le rabbin Tzvi Yehuda HaCohen Kook, l’une des figures les plus influentes du mouvement de colonisation religieuse de 1967 à aujourd’hui, a sanctifié la thèse de « donner sa vie pour la terre », explique Ofer Zalzberg de l’Institut Herbert Kelman, thèse que l’actuel Premier ministre israélien Naftali Bennett a lui-même défendue par le passé.
Certains prennent ce concept au pied de la lettre : après qu’un agresseur palestinien a tué Yehuda Dimentman, étudiant à la yeshiva, près d’une colonie de Cisjordanie, l’un de ses camarades de l’ancienne colonie de Homesh m’a dit en colère : « La réponse la plus morale au monde [au meurtre] est que les Juifs s’installent sur la terre d’Israël. Quiconque ne réalise pas cela est atteint de maladie« .
Les groupes extrémistes religieux palestiniens tels que le Hamas et le Jihad islamique soutiennent le meurtre et l’attaque de civils, et de leurs propres membres, si nécessaire. La charte originale du Hamas de 1988 explique les aspirations du groupe : « Le djihad est sa voie et la mort pour l’amour d’Allah est le plus noble de ses souhaits. » De même, le Jihad islamique palestinien sanctifie à la fois la terre de Palestine et le recours à la violence contre les Israéliens ; il a été « pionnier » dans le recours aux attentats suicides contre les Israéliens.
Notamment, pour les deux camps, la cause est si sainte qu’elle justifie même de violer les principes propres à chaque religion : les colons juifs violent l’interdiction de toucher les hommes lors de leurs bagarres avec les soldats ; le Coran interdit le suicide.
Au-delà des activistes et des extrémistes, les enquêtes révèlent définitivement que le lien inébranlable entre la dévotion religieuse et les attitudes quotidiennes dures vaut également pour le grand public.
Parmi les Israéliens juifs, la corrélation directe entre les niveaux d’observance religieuse et l’autodéfinition politique est frappante et inébranlable dans tous les sondages, depuis des décennies. Dans un sondage réalisé pour Betselem en 2021, 88% des Juifs orthodoxes (ou « religieux nationaux ») ont déclaré être de droite, contre seulement 38% des Juifs laïques.
L’axe droite-gauche en Israël représente avant tout le conflit israélo-palestinien. Dans une enquête conjointe israélo-palestinienne de 2020, 70 % des juifs orthodoxes s’opposaient à la notion générale de solution à deux États ; deux tiers des Juifs laïques la soutenaient.
Les Palestiniens affichent des tendances similaires, bien que les écarts ne soient pas aussi importants et parfois incohérents. Dans cette enquête conjointe de 2020, 39 % des Palestiniens religieux soutenaient la solution des deux États, contre 53 % des Palestiniens non religieux. Plus de 40 % des Palestiniens religieux soutiennent la lutte armée contre Israël, soit dix points de plus que les autres. Plus de 40 % des répondants religieux avaient l’intention de voter pour le Hamas, mais seulement 18 % des répondants « plutôt » religieux.
Parmi les Palestiniens, environ la moitié de la population se considère comme « religieuse » (par rapport à « assez » ou « pas » religieuse) ; parmi les Juifs, les orthodoxes et les religieux nationaux sont moins nombreux, près d’un quart. Mais ceux qui se définissent comme « traditionalistes » sont également fortement ancrés à droite, ce qui représente au total plus de la moitié des Juifs dont les attitudes politiques sont fortement corrélées à la religion.
Ces tendances sont réelles et la réponse libérale consiste souvent à considérer les religieux comme des fondamentalistes qui sapent les perspectives de paix ; plus ils sont nombreux, plus l’avenir est sombre.
Les voix modérées
Pourtant, les variétés d’interprétation religieuse et les divers rôles que la religion peut jouer dans la société en pratique, érodent l’image simple selon laquelle la dévotion exacerbe inévitablement ou exclusivement les conflits.
Même l’interaction entre la politique et la religion ne conduit pas toujours à l’extrémisme. Le rabbin Ovadia Yosef, l’imposant et charismatique fondateur du parti ultra-orthodoxe israélien Mizrahi Shas, soutenait à ses débuts que la loi juive autorisait le retrait d’Israël du Sinaï. Yosef a cherché à distinguer sa communauté des positions politiques ultra-orthodoxes ashkénazes plus belliqueuses. Le Shas a évité de s’opposer aux accords d’Oslo, en donnant la priorité à une majorité juive en Israël plutôt qu’à une souveraineté territoriale étendue ; et à la fin des années 1990, la popularité du parti est montée en flèche. Par la suite, Shas a entamé un virage très droitiste ; il est intéressant de noter que sa part de voix a également chuté par rapport à son apogée.
À la fin des années 1980 et au début des années 90, une autre personnalité juive religieuse de premier plan, le rabbin Yehuda Amital, a contribué à la création du mouvement « État juif et État démocratique », qui est devenu plus tard un parti politique (Meimad) attaché à des vues modérées sur le conflit et à un partenariat avec le camp de la paix.
Amital a fait partie du gouvernement de Peres après l’assassinat de Rabin, et Meimad s’est associé aux travaillistes lors des élections de 1999. Meimad a disparu en tant que parti politique, mais, selon Zalzberg, l’esprit modéré d’Amital conserve une influence à la « base » (extra-parlementaire) , en tant que l’un des dirigeants de la yeshiva Har Etzion depuis plus de 30 ans, avec ses milliers de diplômés.
De même, les Israéliens apprennent que le terme « Frères musulmans » ne peut plus être associé par réflexe à l’extrémisme islamiste violent. Le Hamas en est une émanation, mais historiquement, le Mouvement islamique en Israël en est une autre. Le parti Ra’am, émanation du mouvement, fait partie de la coalition gouvernementale israélienne ; le chef du parti, Mansour Abbas, a franchi une barrière psychologique et politique colossale pour contribuer à la formation du gouvernement actuel et est devenu le nouveau visage de l’islamisme modéré pour les Juifs israéliens.
Abbas est inébranlable malgré les insultes quotidiennes des sbires de Netanyahu dans l’opposition. Face à la pression intense exercée par sa base en raison des récentes violences sur le site de la mosquée Al-Aqsa, il a prudemment « suspendu » sa participation à la coalition, plutôt que de la briser (pour l’instant). Il critique de manière virulente les attentats palestiniens contre les civils israéliens, appelant plutôt à « la réconciliation et au partenariat fondé sur les valeurs de la religion et de la croyance en Dieu [« Elokim »]. »
Enfin, avant de blâmer la religion ou d’espérer que de rares voix religieuses modérées l’emportent, la religion doit également être comprise comme un facteur parmi d’autres au sein de forces politiques plus larges.
« Ce n’est pas le texte [religieux], c’est le contexte« , a déclaré Mustafa Abu Sway lors d’un entretien téléphonique, minimisant l’impact des textes sacrés en faveur des circonstances politiques qui poussent à l’escalade. Abu Sway est spécialiste de l’islam à l’université Al-Quds et à la mosquée Al-Aqsa. Au cours de la dernière décennie, il a donné des sermons à la mosquée Al-Aqsa presque quotidiennement, et plus encore pendant le ramadan, ajoutant des sermons en anglais pour les visiteurs musulmans étrangers.
« Ce qui définit la réaction [des Palestiniens musulmans], ce n’est pas ce que nous [les chefs religieux] disons », m’a-t-il dit, après avoir rendu visite aux blessés des affrontements d’Al-Aqsa, mais ce que « les gens voient d’eux-mêmes… un niveau de brutalité sans précédent« . La religion peut exacerber les attitudes intransigeantes, mais un processus de paix robuste et efficace a clairement montré qu’il réduisait ces attitudes dans les enquêtes, a-t-il noté à juste titre.
Néanmoins, les manifestations modérées laissent entrevoir des possibilités d’éloigner la religion des attitudes militantes. Et certains essaient.
Des fissures dans le mur ?
Alick Isaacs est un spécialiste de la pensée religieuse juive et occidentale ; le rabbin Amital a eu une influence majeure sur lui. Avec le professeur Avinoam Rosenak et Sharon Leshem Zinger, ils ont cofondé Sia’h Shalom – Talking Peace. Il m’a dit que la motivation du groupe était simple : « Si nous ne parvenons pas à écouter et à dialoguer avec les groupes d’intérêt qui se sont opposés aux propositions de paix dans le passé, il ne sera pas possible de parvenir à la paix à l’avenir. »
Le groupe anime des ateliers dynamiques avec des Israéliens et des Palestiniens religieux et laïques, y compris ceux qui se sont profondément opposés aux efforts de paix dans le passé, se réunissant à la fois au sein de chaque société, et entre Israéliens et Palestiniens. L’objectif est d’éviter de vendre des notions libérales de la paix aux personnes religieuses, mais d’accepter leurs perspectives religieuses comme point de départ, afin de développer des conceptions de la paix qui peuvent être plus en adéquation avec leur vision religieuse du monde.
Pour les participants musulmans religieux, par exemple, explique Isaacs, l’objectif n’est « pas de trouver des justifications islamiques à un modèle de paix libéral, mais de savoir quelle est la vision islamique de la paix entre Israéliens et Palestiniens. Cela renverse la question« .
Pour les observateurs extérieurs, une telle approche ouverte de peuple à peuple peut sembler péniblement lente à un moment où des progrès politiques à grande échelle – et des résultats – sont si urgents. Mais la cartographie des obstacles met également en lumière les dilemmes à long terme auxquels il faudra finalement faire face.
L’affrontement entre la paix libérale et le conservatisme religieux est un exemple profond de ces dilemmes. Sia’h Shalom a constaté que les valeurs libérales font partie intégrante de la logique et des solutions pour une solution à deux États et la paix – un lien repoussoir pour de nombreuses personnes religieuses qui évoluent dans un cadre social et religieux conservateur.
À propos des participants haredi, Isaacs observe : « L’un des objectifs de leur leadership est de résister ou de ralentir les changements« .
En revanche, lorsqu’on lui demande comment l’Islam peut soutenir la paix, Abu Sway répond que le bon accord politique est le point de départ, plutôt que les interprétations religieuses : « Si [un accord] soutient les droits de l’homme, les droits historiques, s’il est très clair, que nous en voyons la mise en œuvre, je pense que cela devrait être suffisant.«
Abu Sway a examiné comment les interprétations religieuses de la hudna – une trêve à long terme – peuvent soutenir la paix pour une période illimitée ; le concept en est venu à représenter une tradition théologique islamique avec l’intention de mettre fin à la violence. Abu Sway soutient également les rencontres entre groupes, mais se garde bien de les considérer comme une panacée. « J’aime le dialogue interconfessionnel« , dit-il, ajoutant : « mais je suis conscient de ses limites. »
Zalzberg convient que le langage et les débats sur la paix fondés sur les principes libéraux universalistes, le droit international, les droits de l’homme et l’égalité peuvent entrer en conflit critique avec le raisonnement religieux conservateur. Le Rabbin Yosef de Shas, dit Zalzberg, a justifié les opinions modérées concernant la paix en se basant sur le caractère sacré des vies juives, et non sur des valeurs libérales universelles. Les juifs religieux peuvent « s’inquiéter du fait qu’une question [l’avancement de la résolution des conflits] apporte avec elle tout un ensemble de valeurs [libérales] et qu’ils ne seront pas en mesure d’en choisir une seule. »
Il n’y a pas de réponse simple au conflit entre les notions libérales universalistes des droits et la priorité religieuse accordée aux valeurs théologiques. Mais ignorer ces électeurs n’est pas une réponse, et il n’est pas réaliste d’attendre d’eux qu’ils adoptent en bloc une vision libérale du monde.
Après tout, ni les radicaux religieux palestiniens ou israéliens n’ont le monopole de la pensée rigide ou sanctifiée. Israël a sa propre religion civile séculaire ritualisée et mythifiée : à 14h02, en ce jour de l’Indépendance, l’armée de l’air israélienne a survolé pour la première fois Hébron et la colonie extrémiste de Kiryat Arba, dans un rituel aussi nationaliste, expansionniste et coercitif que les croyances religieuses que les laïcs blâment régulièrement.
En effet, il y a de fortes raisons de penser que le sens de la causalité devrait être inversé : les forces religieuses les plus militantes de la région ont pris le devant de la scène politique principalement après la guerre de 1967. Dans cette optique, c’est l’occupation et le conflit qui alimentent l’extrémisme religieux, et non l’inverse.
Quelle que soit sa genèse, la pensée religieuse exacerbe le conflit israélo-palestinien, mais les libéraux laïques qui prônent la paix ne peuvent se permettre d’ignorer les ouvertures qui existent pour inclure les communautés qui y sont attachées. Le compromis politique ne peut satisfaire les extrémistes, mais l’effort pour y parvenir doit inclure une partie flexible de l’opposition religieuse, ou du moins les convaincre de ne pas gâcher l’effort.