Trad. : Tal Aronzon pour La Paix Maintenant
Le debat fait rage en Israel a la suite de l’assassinat « cible » de Salah
Shehadeh qui s’est solde a Gaza par quinze morts, dont neuf enfants, et
une centaine de blesses.
Nous donnons ici l’editorial de Ha’aretz, ainsi que l’analyse de Amos
Harel, tous deux publies dans l’edition du 24 juillet 2002.
1/ Ni cible, ni preventif
(Editorial)
Le Premier ministre Ariel Sharon a qualifie hier l’operation aerienne de
la nuit precedente, qui a tue Salah Shehadeh, le chef de l’aile
militaire du Hamas, de « l’une de nos grandes reussites ». La froideur
impitoyable de cette declaration a fait oublier les regrets exprimes par
l’armee de l’air pour la mort de 14 civils, dont des femmes et des
enfants, causee par une bombe de F-16 larguee sur le quartier
residentiel ou Shehadeh vivait avec sa femme et ses enfants. Les deux
declarations – celle d’Ariel Sharon et celle de l’armee de l’air – n’ont
pas dissipe les doutes serieux, pesants, que l’assassinat a seme dans le
coeur de chacun.
Dans l’opinion, nombreux sont ceux qui ont accorde leur soutien, parfois
apres une douleureuse crise de conscience, a la politique « d’assassinats
cibles preventifs » utilisee ces deux dernieres annees par le
gouvernement pour combattre les vagues d’attentats. Les defenseurs de la
police rejettaient les critiques, tant internationales qu’internes, qui
voyaient dans ces assassinats des executions sans juges ni proces. La
prevention – le fait de se donner une chance de prevenir ou de contrer
une operation terroriste a venir – justifiait d’apres eux les actions
extremes de Tsahal dans le conflit en cours. Selon ce critere, Shehadeh,
qui s’est occupe de terrorisme jusqu’a son dernier jour, representait
une juste cible.
Nul n’a jamais conteste l’aspect « cible » de ces operations. L’armee
prendrait garde de ne pas atteindre d’innocents, c’etait sur et certain,
au point d’annuler en derniere minute une operation si des civils
risquaient d’etre touches. Cette certitude, qui fait partie des
fondements moraux essentiels de la societe israelienne dans sa guerre
contre le terrorisme, s’est apparement effritee a la suite de
l’operation de mercredi a Gaza. Comment pouvait-on s’attendre a ce que
la bombe n’atteigne que Shehadeh et son adjoint, ou ne serait-ce que
l’esperer, dans la disposition des lieux ou la mission se deroulait.
Le choix du moment souleve lui aussi des questions. Des signes
indiquaient ces derniers jours qu’existait, pour la premiere fois depuis
des mois, une chance de progres en direction d’un cessez-le-feu. On
assistait a un debordement d’activite diplomatique a Washington, New
York et dans certaines capitales europeennes, tout comme sur place avec
des representants de l’Autorite palestinienne. D’apres certains
rapports, on avait de bonnes raisons de croire que le Fatah prevoyait de
publier une declaration unilaterale d’arret de la terreur. Un accord
etait aussi en voie de se faire entre le Fatah et le front du refus, aux
termes duquel ces derniers cesseraient eux aussi le feu. Israel,
directement et indirectement implique dans ces tentatives, etait cense
prendre une serie de mesures pour alleger les conditions de vie des
Palestiniens et commencer a replier ses forces des villes palestiniennes occupees.
Aussi n’avons-nous d’autre choix que de nous interroger sur le
bien-fonde du feu vert donne par le Premier ministre et le ministre de
la Defense a un assassinat dont les conditions d’execution et le
contexte politique allaient inevitablement reduire a neant ces
tentatives de paix et les espoirs qui les accompagnaient. Des ministres
appartenant au cabinet de securite se plaignaient hier de n’avoir pas
ete mis dans le secret. C’est la, sans doute, un vice de procedure. Mais
il semble que le processus de decision qui a conduit a lancer une bombe
sur Shehadeh ait constitue une faute infiniment plus grave.
2/ Depuis l’operation « ciblee » jusqu’aux pertes massives
par Amos Harel
L’assassinat de Salah Shehadeh, accompagne par la mort d’au moins 15
civils, a obtenu au moins un resultat – Tsahal sera contraint de rester
longtemps encore dans les villes de Cisjordanie: au moins jusqu’a la fin
de l’ete, sinon plus. S’il y a eu, ces derniers jours, une lueur
d’espoir que l’armee pourrait se retirer, les predictions des services
de renseignements s’accomplissent maintenant d’elles-memes. Un elan de
rage devastateur a deferle sur Gaza hier, alors que les images des
funerailles des victimes et des gros plans sur les corps des bebes
passaient et repassaient sur les ecrans de television des Etats arabes.
Les Palestiniens voudront venger Shehadeh et, plus encore, la mort des
enfants. Et puisque Gaza est entouree d’une barriere, les terroristes
viendront surtout des groupes de Cisjordanie. Par consequent, Tsahal
devra rester en Cisjordanie pour empecher des attentats dans les villes israeliennes.
Comment l’assassinat du terroriste palestinien en chef dans les
Territoires, de l’homme qui avait cree pratiquement de ses propres mains
l’aile militaire du Hamas, a-t-il tourne au massacre de civils – le pire
sans doute commis par Israel depuis l’ouverture des hostilites? Le debat
sur cet echec se scinde en deux volets. D’une part le renseignement et,
de l’autre, le choix des armes utilisees et la decision d’aller jusqu’au
bout malgre la localisation au coeur d’un quartier residentiel dense et
la probabilite de toucher des innocents.
Un coupable tout designe
Aussi bien le Premier ministre que le ministre de la Defense ont choisi
de designer (par allusion, uniquement par allusion, bien entendu) le
versant Renseignement de l’echec, en l’occurrence le Shin Beth (Services
de securite interieure) qui a fourni l’essentiel du travail de
renseignement necessaire a cette operation. Apres tout, comme le
repetaient inlassablement les porte-paroles israeliens hier, si nous
avions su que des civils se trouvaient la, nous n’aurions pas frappe.
Vous ne pouvez pas nous soupconner de premeditation dans l’assassinat de
femmes et d’enfants.
C’est vrai, Tsahal a annule l’operation a plusieurs reprises (huit fois,
d’apres le ministere de la Defense). Mais il est commode pour les
decisionnaires de s’en prendre aux services de renseignement, et leur
echec n’est qu’un aspect du tableau.
Un resultat previsible
Le Renseignement militaire declarait hier que seuls quatre des quinze
morts (et des plus de cent blesses) se trouvaient vraiment dans la
maison: Shehadeh, sa femme, sa fille et l’un de ses adjoints au sein du
Hamas. Les autres victimes etaient toutes des habitants des immeubles
voisins. Nul n’avait-il envisage qu’a minuit des enfants et leurs
parents seraient profondement endormis dans ces maisons?
Quand le Premier ministre Ariel Sharon, le ministre de la Defense
Benjamin Ben-Eliezer et le ministre des Affaires etrangeres Shimon Peres
ont pris la decision d’attaquer Shehadeh, ils savaient que son quartier
etait au coeur d’une zone densement peuplee. Un examen attentif de
l’operation s’imposait; il en allait de meme pour le choix de l’arme,
une bombe d’une tonne (et non un missile anti-char comme l’armee l’a
affirme a tort a la presse etrangere).
De source militaire haut placee, on indiquait hier que nul n’avait prevu
les graves consequences du bombardement. D’un autre cote, ajoutait-on
d’un meme souffle, « chacun sait qu’on ne peut detruire une maison de
deux etages avec un missile lance depuis un helicoptere Apache ».
La verite est qu’Israel joue avec le feu depuis longtemps deja. Il
semble que quelque chose d’essentiel ait derape dans l’esprit des
decisionnaires. Sous la pression des horribles attentats terroristes
menes contre des citoyens israeliens et de l’urgente necessite d’en
prevenir d’autres, une sorte d’indifference lethargique s’est instauree
face a l’eventualite de faire des victimes palestiniennes. La decision
de larguer une bombe a forte capacite sur un quartier residentiel etait
la consequence logique d’evolutions anterieures. Cela n’a fait, cette
fois, que tourner beaucoup plus mal.
Tsahal a lance des douzaines de frappes aeriennes sur des villes
palestiniennes. En deux cas au moins (en mai 2001, en reponse a
l’attentat de Natanyah), des F-16 ont ete utilises pour assassiner des
hommes recherches – tuant par la meme occasion 11 gardiens de prison
palestiniens, qui n’etaient aucunement des cibles.
Les bombardements precedents n’ont pas ete aussi precis que les
compte-rendus officiels voudraient le faire croire. Plus d’une fois, des
femmes et des enfants en ont ete victimes, alors qu’Israel en avait a
des hommes recherches. Cela s’est produit a Bethleem, Hebron et
Naplouse. Mais, en depit de ces « dommages collateraux », l’armee de l’air
a persiste a vouloir faire intervenir la chasse. Telle etait la lecon
retenue par elle de l’operation Rempart.
[…]
Il est douteux que les explications israeliennes selon lesquelles « les
Palestiniens s’en prennent deliberement aux civils quand nous ne le
faisons que par erreur » fassent grande impression sur la scene
internationale, ou l’on a entendu Israel, il y a une semaine a peine,
parler d’expulser les familles de terroristes de Cisjordanie vers Gaza.
L’autre aspect de cet assassinat qui demande explication est le choix du
moment. Les declarations du chef du Hamas – le cheikh Ahmed Yacine, dont
Shehadeh passait pour le second et l’heritier probable – affirmant qu’il
envisagerait un cessez-le-feu si Israel se retirait des Territoires
etaient peut-etre assorties de trop nombreuses conditions pour les
rendre possibles. Mais le debat interne parmi les Palestiniens
concernant l’efficacite des attentats-suicide etait beaucoup plus
important. Ce debat est maintenant marginalise, au benefice des menaces
palestiniennes d’apurer les comptes avec un officiel israelien de haut
rang, de preference accompagne de ses enfants.
Si tant est qu’il y ait eu le moindre espoir, et le debat reste ouvert
sur ce point, il s’est apparement evanoui une fois encore, comme ce fut
le cas en janvier dernier quand la decision precipitee d’assassiner
Ra’ad Carmi, le chef du Fatah a Turkarem, mit un terme a plus d’une
semaine de calme.
Hier, a la conference de presse pour les correspondants etrangers, un
colonel a lunettes etait assis derriere les officiers repondant aux
questions des journalistes. C’etait Daniel Reizner, expert en droit
international. L’armee ne pense pas avoir a repondre du bombardement de
cette semaine devant la Cour internationale de La Haye. Mais quelques
autres operations de ce genre et le danger pourrait bien se faire plus
proche qu’il ne semble aujourd’hui.