L’écrivain Muhammad Ali Taha est l’un des principaux écrivains palestiniens vivant aujourd’hui en Israël, et son œuvre a également trouvé un grand écho dans le monde arabe. Ses récits pleins de vie et d’entrain présentent – dans des tons humains, mais aussi critiques et sarcastiques – la vie dans ce pays sous toutes ses facettes : personnelle, sociale et nationale. Une anthologie de ses récits vient d’être publiée en hébreu; elle présente un large éventail de ses écrits variés, sur cinq décennies d’activité littéraire : ses points de vue sur la société palestinienne, les ramifications du conflit, le fossé entre les générations, le village et la nature, les Juifs et les Arabes, l’espoir et le désespoir. Il a récemment déclaré que les Arabes devraient se joindre aux manifestations en faveur de la démocratie, et que les propositions visant à créer un État binational sans créer auparavant un État palestinien ne feront que perpétuer l’occupation.


Traduction : Bernard Bohbot  pour LPM

Auteur : Sheren Falah Saab, pour Haaretz, 1er mai 2023

https://www.haaretz.com/israel-news/2023-05-01/ty-article-magazine/.premium/palestinian-israeli-author-we-have-to-fight-even-for-crumbs-of-democracy/00000187-b3d7-d803-ad8f-ffd7f0020000

Photo : L’écrivain Muhammad Ali Taha dans sa maison de Kaboul, Israël. © : Rami Shllush

Mis en ligne le 23 mai 2023


Le 19 juin 1948, alors que la guerre battait son plein, les habitants du village palestinien de Mi’ar, en Galilée, se sentaient en péril. La famille de l’écrivain Muhammad Ali Taha faisait alors partie de celles qui ont fui au Liban. « J’avais sept ans », raconte-t-il en se remémorant les moments qui ont changé sa vie. « Nous avons quitté la maison dans la précipitation et mes parents n’ont pas pris nos documents personnels, pas même mon certificat de naissance ». Lorsque la famille de Taha a atteint la frontière libanaise, son père a décidé de ne pas continuer son périple avec les autres réfugiés, et pris le risque de rester sur place avec sa famille. « Il ne voulait pas que nous vivions comme des réfugiés pour le reste de notre vie et a choisi de rentrer, même si nous n’avions nulle part où aller », explique Taha. « Nous ne pouvions certainement pas retourner dans notre village…»

La famille s’est rendue à pied dans les villages de Suhmata, Al-Buqei’a (Peki’in en hébreu), Rameh, en passant par Sakhnin, pour finalement s’installer dans le village de Kaboul, au nord, à proximité d’Acre. La perte de la maison familiale, la fuite et le retour en Galilée sont au cœur des souvenirs de l’enfance douloureuse de Taha. « C’était une époque difficile », dit-il. « La vue de familles entières prenant la fuite reste gravée dans ma mémoire — hommes, femmes, personnes âgées, enfants, tous marchant vers la frontière libanaise. Je me souviens de la tristesse qui se lisait sur leurs visages, de leur impuissance. C’était terrible et incompréhensible ».

Taha excellait au lycée de Kabul. Il n’aspirait plus qu’à canaliser l’amertume qui s’était accumulée en lui en rédigeant des nouvelles. Aujourd’hui, il est connu partout dans le monde arabe comme l’un des écrivains les plus estimés de la littérature palestinienne. « Les événements que j’ai vécus ont influencé mon écriture », explique-t-il. « On pourrait dire que mon écriture est née du ventre de la Nakba.» Il vient d’ailleurs de publier un nouveau livre, « Bureau of the Cursed » (Bureau des maudits), un recueil de nouvelles inspirées de son enfance et traduites en hébreu dans le cadre du projet Maktoob de l’Institut Van Leer pour la traduction de la littérature arabe. Taha, 82 ans, écrit comme il parle, avec précision et humour. Il a publié des dizaines de nouvelles, dont certaines ont également été publiées en Égypte, en Jordanie et au Liban. « Bureau of the Cursed » est son deuxième livre traduit en hébreu. Le premier, « Planted in the Ground », a été traduit en 2019 par Achshav Press. Il comprend des nouvelles basées sur son expérience de la Nakba lorsqu’il était enfant.

Dans ses écrits, Taha cite toujours les noms de lieux en arabe tels qu’il s’en souvient dans son enfance. Sous sa plume, la vallée de Jezréel se nomme Marj ibn « Amr, et Beit She’an s’appelle Bisan. Il y dépeint l’expérience de la vie en tant que Palestinien, conscient à la fois de son quotidien personnel et de la douleur collective causée par les blessures de la Nakba. Il se souvient de tout. « Dans mes écrits, il était important pour moi de me concentrer sur le village arabe, qui symbolise l’identité palestinienne », explique-t-il.

Désirer un drapeau
La complexité du conflit israélo-palestinien a également conduit Taha à explorer d’autres horizons, en s’inspirant des conflits qui font partie de l’expérience vécue par tout citoyen palestinien d’Israël. L’une des histoires les plus marquantes de son nouveau livre est « Le drapeau », dans laquelle Taha met en scène une conversation entre un père et son jeune fils. Le fils pose à son père des questions sur le drapeau palestinien : pourquoi ne le voit-il pas dans les magasins ? Pourquoi les Palestiniens d’Israël ne l’agitent-ils pas librement ? Le père choisit de garder le silence sur le sujet et évite de répondre franchement. « À quoi rêves-tu ? Ce n’est pas comme si tu manquais de quoi que ce soit », dit le père à son fils. « Tu as déjà un ballon, un vélo, un sifflet et des animaux en peluche.» Le fils répond : « Je veux un drapeau. Tu ne sais pas ce qu’est un drapeau ? Un drapeau ! » Il s’agit d’une histoire satirique racontée avec humour, mais elle contient aussi la profonde douleur d’un Palestinien qui fait l’expérience de la suppression culturelle et nationale de son identité.

Au-delà de son œuvre littéraire, M. Taha est également une personnalité publique bien connue de la communauté arabe en Israël. En 2015, il a dirigé le comité qui a réuni plusieurs partis arabes au sein de la Liste commune, qui a remporté un grand succès lors des élections suivantes, au cours desquelles la Liste commune a obtenu 15 sièges. Depuis son domicile à Kaboul, il reste très attentif à la manière dont les vents soufflent dans la communauté arabe. « Personne ne peut rétablir une liste commune maintenant », dit-il. « À ce stade, il existe de profondes divergences de vues entre le parti du Mouvement islamique, la Liste arabe unie, Hadash et Ta’al.» Et il considère l’éclatement de la Liste commune comme une erreur coûteuse qui a affaibli la motivation des citoyens arabes à se rendre aux urnes. « Je ne suis pas d’accord avec la décision de Mansour Abbas », déclare-t-il. « Il est venu me voir chez moi pour me dire qu’il avait l’intention de se séparer de la liste commune, et nous avons eu une longue discussion. Mais c’est son choix et je ne le juge pas ».

M. Taha prend actuellement une part active aux manifestations contre la réforme judiciaire, qu’il considère comme un grave danger pour les citoyens arabes. Il est également apparu dans une vidéo en langue arabe au nom des manifestations en coopération avec Have You Seen the Horizon Lately et Abraham Initiatives, deux organisations à but non lucratif qui se consacrent à la coexistence.

Vous avez été l’un des premiers à vous joindre aux manifestations contre la réforme du système judiciaire et vous avez appelé les Arabes à venir manifester. Pourquoi ?
La démocratie en Israël est réservée aux Juifs. Les Arabes n’ont droit qu’aux miettes de la démocratie. Mais je pense toujours que c’est préférable à une dictature. Nous nous battons pour préserver les miettes de démocratie, mais c’est une solution temporaire. La bonne solution est le retrait israélien des territoires occupés et l’arrêt de la construction des colonies.

La réalité d’un seul État en Israël-Palestine : quelles sont les conséquences pour la politique américaine ?
J’essaie de présenter une autre perspective et de protéger le peu qui existe. En même temps, je peux comprendre les Arabes qui ne se joignent pas aux manifestations — les arrêts de la Cour suprême n’ont jamais été en faveur des Palestiniens et, de plus, il est difficile pour les Arabes de participer à une manifestation avec 100 000 personnes portant des drapeaux israéliens. Et pourtant, je crois que nous devons nous battre pour ces quelques miettes de démocratie, c’est un moindre mal. Il vaut mieux avoir peu de droits que de ne pas en avoir du tout. Je ne suis pas non plus favorable à l’idée d’agiter le drapeau palestinien lors de ces manifestations, car cela ne fait que renforcer les revendications de la droite ».

Il ne faudrait donc pas brandir le drapeau palestinien lors des manifestations ?
Les manifestants anti-occupation sont présents dans les manifestations, mais on a l’impression que ce n’est pas vraiment la priorité absolue pour la majorité des Israéliens qui se battent pour la démocratie. On pourrait décrire la réforme judiciaire comme deux faces d’une même pièce : d’un côté, Israël, comme d’autres pays du Moyen-Orient, tourne officiellement le dos à la démocratie, et le leader agit comme un roi indéboulonnable. L’autre face, ce sont les manifestations elles-mêmes : tant que les manifestants ne comprendront pas ce qui a conduit Israël dans cette situation, et comment la tentative de coup d’État judiciaire a eu lieu, il sera difficile de faire évoluer les choses. Mais même si Netanyahou décide immédiatement de mettre fin à la réforme, Israël reviendra à ce qu’il était il y a un an, et la situation n’était pas bonne non plus à l’époque. Tant qu’Israël sera défini comme un État « juif et démocratique », il n’y aura pas d’égalité.

L’année de l’espoir avec Rabin 

Malgré les tragédies qui ont jalonné sa vie, Taha a trouvé du réconfort dans le processus de paix mené par le premier ministre de l’époque, Yitzhak Rabin, qui a abouti à la signature des accords d’Oslo avec Yasser Arafat en septembre 1993 à Washington. Cette démarche a fait naître en lui l’espoir que la paix entre les deux peuples était possible. C’est ce qu’il appelle « l’année de l’espoir ».
« Pendant la période d’Oslo, j’étais très optimiste. Il n’y a pas d’autre solution que celle des deux États », déclare-t-il. « Le peuple palestinien mérite de vivre dans un État indépendant. Nous nous battons pour établir un État palestinien dans les frontières d’avant 1967. Cela aurait également un effet positif sur l’économie et la politique israéliennes. »

L’homme politique palestinien Mohammed Dahlan, qui était à la tête du service de sécurité préventive [organisation de renseignement] à Gaza et un dirigeant du mouvement Fatah, a récemment appelé à la création d’un État binational. Ce message est repris par ses partisans.
C’est une proposition très dangereuse, car elle ne fera que perpétuer l’occupation. Ce n’est que si un État palestinien voit le jour aux côtés d’Israël et qu’il y a une union fédérale entre les deux, qu’il sera peut être possible à l’avenir, de s’unir pour créer un seul État. Mais proposer d’emblée un État binational, constitue un arrangement dans lequel l’équilibre des forces est très clair entre le côté faible et le côté fort. Cela ne fonctionnera pas. De plus, la majorité des Israéliens ne consentira pas à un État binational.

Êtes-vous optimiste, compte tenu de ce qui se passe actuellement dans le pays ?
Je suis toujours optimiste et j’essaie de semer l’optimisme auprès de mes lecteurs. Si nous abandonnons par désespoir, nous donnerons la victoire à Ben-Gvir et Smotrich. Nous ne devons pas abandonner ou quitter le pays — surtout nous, les Palestiniens, qui n’avons pas de passeport étranger. Aucune occupation n’est éternelle. Ce n’est pas possible. Les peuples restent, mais les occupations finissent par prendre fin. L’occupation israélienne prendra elle aussi fin un jour ou l’autre. Qui n’a jamais pensé qu’Ariel Sharon se désengagerait de Gaza ? Il était le plus grand ennemi des Palestiniens et, en fin de compte, c’est lui qui a fait en sorte que le désengagement ait lieu.

Mais la construction dans les colonies se poursuit. Comment l’occupation prendra-t-elle fin ?
D’accord, et alors ? Smotrich dit que le peuple palestinien n’existe pas. Golda Meir a dit la même chose. Plus tard, Israël a signé un accord avec les Palestiniens. L’occupation prendra fin dès qu’Israël décidera de créer un État palestinien.

Yair Lapid soutient que la Liste commune est responsable de la chute du gouvernement précédent.
Lapid reproduit envers les Arabes le même comportement que celui de Netanyahu. C’est un lâche qui préfère rejeter la faute sur les membres de la Liste commune. Avec Netanyahou, il est clair qu’il est contre les Arabes, et il en va de même pour toute la droite. Je ne suis pas membre des partis arabes et j’ai des divergences d’opinions avec eux, mais je le dis très franchement : la communauté arabe ne croit pas Lapid, parce que c’est un menteur qui incite à la haine contre [Ahmad] Tibi et Ayman Odeh.
Le « gouvernement du changement » s’est effondré à cause de membres du parti de Naftali Bennett, comme Idit Silman, de Ghaida Rinawie Zoabi du Meretz, et même de Mazen Ghanayim de la Liste arabe unie. Ils étaient tous contre la coalition. Alors, accuser Odeh ? Je suis sûr qu’Odeh ne fera pas partie d’une coalition aux côtés de Netanyahu, mais Lapid ment, et cette présentation des choses vise à grappiller des voix à droite.

Mais la scission de Mansour Abbas de la Liste commune a également eu un impact majeur : elle a divisé la communauté arabe.
En fin de compte, cela a conduit à une grande division et à une baisse de la participation électorale au sein de la communauté arabe. Il est vrai que les citoyens arabes veulent l’égalité, le respect de leurs droits et leur juste part dans l’allocation de fonds publics, mais pas au détriment d’un compromis sur la question nationale palestinienne. Abbas a-t-il réussi à modifier la loi sur l’État-nation ? Les démolitions de maisons ont-elles cessé ? A-t-il permis la réunification des familles palestiniennes ? Rien de tout cela ne s’est produit. Alors, qu’a-t-il accompli ?

Diriez-vous que l’entrée d’un parti arabe dans le « gouvernement du changement » était une erreur dès le départ ?
Cela a renforcé la droite, qui a accusé le gouvernement de « s’appuyer sur les partisans du terrorisme ». Nous devons être honnêtes avec nous-mêmes : tant que l’occupation perdurera, aucun Arabe ne pourra faire partie d’une coalition ou d’un gouvernement. Lorsque vous faites partie d’une coalition, vous défendez l’occupation, car chaque gouvernement est responsable de la poursuite de la construction des colonies et de l’appropriation de terres palestiniennes.

Où est le premier ministre Netanyahou dans toute cette histoire ?
Netanyahu a réussi deux choses : il a fait oublier à la population israélienne l’occupation — les Israéliens ont tout simplement oublié ce qu’est l’occupation — et il leur a également fait oublier le mot « paix ». Il y a quelques décennies, les Israéliens parlaient de l’importance de la paix. C’est la plus grande réussite de Netanyahu : il a éloigné les Israéliens de la paix et applique maintenant sa politique au sein de ce gouvernement. Les Israéliens ne parlent pas de l’occupation. Netanyahu a réussi à faire disparaître ce sujet de l’ordre du jour.