Ha’aretz, 13 février 2009
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Traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant
« Tout à l’heure », dis-je aux enfants, et pour la quatrième fois, ce
matin-là, je les fichai dehors du bureau. C’était une erreur de leur avoir
promis de les emmener avec moi voter. Contrairement aux jours de classe, ils
s’étaient levés à l’heure, les dents brossées, le visage lavé et habillés
sans élément ostentatoire répréhensible.
Les élections éveillaient leur curiosité : les pancartes, les photos des
candidats, ce qui se disait à la télévision, à la radio ou à l’école leur
faisaient penser qu’il s’agissait d’une sorte de festival ou de fête.
D’ailleurs, le fait est qu’ils n’avaient pas classe. Ils ne voulaient pas
rater les festivités. Ces dernières semaines, ils n’avaient cessé de poser
des questions chaque fois que nous tombions sur des militants qui
distribuaient des tracts aux carrefours, ou lorsque nous passions devant des
affiches de tel ou tel candidat.
« Dis, papa », demandaient-ils à l’occasion en montrant une photo, « c’est un
gentil, celui-là ? ». « Non », répondais-je, parfois sans même regarder de qui
il s’agissait. « Papa, papa », a demandé ma fille cette semaine, « je t’ai posé
la question pour tous les candidats sur les photos, et tu as répondu qu’ils
étaient tous méchants. »
« Nous, on va voter pour Superman », a dit son petit frère en levant la main
et en faisant des « whiiisshhh » comme son superhéros préféré. « Superman, il
est plus fort que Batman, hein, papa ? » Et pour la millionième fois, j’ai
répondu : « Ils sont tous les deux forts, Superman comme Batman. Ils n’ont
aucune raison de se battre. »
« J’arrive », grondai-je encore en essayant de me concentrer sur ma tasse de
café noir et mon verre d’eau.
Si j’avais eu un caractère plus positif, j’aurais pu faire la grasse
matinée. Et puis, je ne m’attendais pas à voir deux petits Arabes sauter sur
moi à 7h du matin, en tout cas certainement pas pour les élections pour la
Knesset israélienne. Et puis, avant de sortir, je devais aussi surmonter une
sacrée gueule de bois. La veille, j’étais bourré et je suis rentré à près de
3h du matin. Non pas que je me souvienne de l’heure à laquelle j’étais
rentré, mais je me souviens du tirage de langue qui m’avait accueilli : « Il
est 3 h. Trois heures ! Tu as perdu la tête ou quoi ? Et la veille des
élections encore ! » L’une des choses les plus terribles que je puisse
imaginer (à part la Nakba, la Shoah, le racisme, la discrimination, les
guerres et avoir des enfants dans cette partie du monde, je veux dire), ce
sont des matins comme celui-ci, quand ma tête explose et que j’essaie de
rassembler des bouts de souvenirs, des fragments d’images et demi-phrases
afin de me faire une idée sensée des événements de la nuit précédente.
Je me rappelle avoir eu peur. Très peur. Je me rappelle avoir eu une
conversation avec un ami de Haïfa qui me disait qu’il avait l’impression que
quelque chose avait changé dans la ville. Il parlait d’un regard différent
qu’il avait commencé à voir dans les yeux de quelques-uns. Un regard qui
cherchait la vengeance, c’est comme ça qu’il le décrivait. Je lui ai dit
qu’il se trompait, je l’ai accusé de paranoïa inutile, surtout qu’elle
rejoignait mes propres peurs. Des peurs que je ressentais plus que jamais,
au moins aussi loin que remontait mon souvenir, le sentiment qu’il est
légitime de harceler des Arabes.
Le même genre de sentiment m’avait envahi les premiers jours de la deuxième
Intifada, mais à ce moment-là, il paraissait totalement inadéquat, parce que
les 13 morts tués par la police avaient semblé être le prix à payer pour
satisfaire l’opinion israélienne [[En septembre 2000, au début de la deuxième Intifada, plusieurs milliers d’Arabes israéliens avaient manifesté contre les opérations de l’armée
israélienne en Cisjordanie. La police avait tiré sur les manifestants et tué
13 citoyens israéliens. La commission Orr, constituée pour enquêter sur les
faits, avait dédouané les responsables politiques, mais dénoncé un fort
préjugé anti-arabe chez les policiers. Ces événements de septembre 2000 ont
marqué un tournant pour les Arabes israéliens (il est très rarissime qu’un
manifestant soit tué en Israël). La commission Orr, qui n’était parvenue
qu’à de vagues conclusions, n’a fait que renforcer ce sentiment d’injustice
et d’aliénation.]]. A l’époque, le gouvernement avait fait
son travail, alors qu’aujourd’hui, après la guerre à Gaza, après la guerre
au Liban, la police – peut-être autolimitée par les conclusions de la
commission Orr (voir note) – n’avait pas étanché la soif de vengeance de l’opinion
ni le sentiment que le moment était arrivé [pour le citoyen] de prendre les
choses en main personnellement.
Dommage, ai-je pensé, il vaut mieux être harcelé par la police que par la
population civile. Dommage qu’un escadron en uniforme ne puisse pas exécuter
dix Arabes par an. Je pense que ce serait un prix à payer relativement
honnête, surtout s’il garantissait une conscience tranquille. Je me rappelle
avoir secoué la tête, essayant physiquement de me débarrasser des idées
noires qui commençaient à m’assaillir.
J’essayai de me rappeler que j’avais passé la plus grande partie de ma vie
parmi des Juifs, que je savais qu’il est possible de vivre ensemble. Le SMS
d’hier soir de Danny me le confirma : « Alors, kes t’en dis ? On va en ville
s’en descendre un petit ? Lehaïm. » Nous avions trinqué au bar et j’étais
heureux de voir que tout était normal. Qu’au cœur de Jérusalem, je pouvais
reconnaître des Juifs et des Arabes normaux, assis l’un à côté de l’autre et
discutant, que je pouvais les voir glousser, les entendre parler études,
amours, travail.
Alors que les heures passaient et que les verres se vidaient, un tas de gens
se sont mis à danser, et je les ai regardés, sachant qu’il était impossible
que le cœur de ces gens qui avaient si fort le goût de la vie recèle une
haine aveugle qui menaçait d’exploser à tout moment. Je n’ai pas besoin de
les sonder profondément pour savoir que, comme moi, ils ne voient aucun
problème à ce que nous vivions ensemble. Mais alors, comment cela
arrive-t-il malgré tout ? Comment se fait-il qu’il y ait ici des gens qui
ressentent que leur existence est en danger ? Comme d’habitude, je bus plus
que de raison. Je me souviens que la soirée s’est passée merveilleusement et
que je me suis retrouvé, avec mon ami, en train de tourbillonner sur la
piste de danse, tournant sur moi-même au son de la musique comme si le jour
ne se lèverait jamais. « Cette brune n’arrête pas de te fixer », me chuchota
Danny en montrant de la tête une fille qui s’avançait vers moi.
« Ouiiiii, on va aller voter bientôt », grondai-je de nouveau les enfants
entrés dans mon bureau juste au moment où je commençais à me rendre compte
que j’avais fait l’imbécile la nuit dernière. Les petits électeurs déçus
sortirent, découragés, pendant que je tentais de reconstituer le fil des
événements qui avaient suivi, sur la piste de danse.
Je me rappelle avoir dansé avec la fille. Je me rappelle que nous étions
très près et qu’elle avait pris ma main, et que ce fut comme si elle avait
appuyé sur un bouton qui a hurlé dans mon cerveau : « Pas de citoyenneté sans
loyauté ». J’ai rejeté sa main avec colère et mes hurlements ont arrêté la
musique : « Je suis marié, Madame. Je suis marié et loyal. Il n’y a rien que
vous puissiez faire pour me priver de ma citoyenneté. Rien. Vous comprenez
? »
« Quel con », me suis-je dit, et je me suis pris le visage dans les mains.
La porte du bureau s’est ouverte, et cette fois, les enfants en larmes
étaient accompagnés de leur mère. « Si tu n’étais pas rentré à 3h du matin,
ils ne seraient pas en train de pleurer », dit-elle. « Allez, va et montre aux
enfants ce qu’est la démocratie. » « OK, OK ». Je me suis levé de ma chaise.
« Au fait », a-t-elle souri en me faisant un clin d’œil, « tu as été très bien
hier soir. »