Israël doit soudain affronter une réalité nouvelle dans laquelle les Iraniens sont libres d’attaquer les infrastructures de l’Arabie saoudite et les Turcs d’attaquer les Kurdes en Syrie.
Traduction : Yvette Métral pour LPM
Photo : Soldat israélien au passage de Quneitra sur les hauteurs du Golan, à la frontière entre entre Israël et la Syrie, 15 octobre 2018 – ©REUTERS/Amir Cohen
Auteur : Ben Caspit pour Al-Monitor, 11 octobre 2019
Le Premier Ministre israélien Benjamin Netanyahu a finalement trouvé le temps de réagir à l’invasion du nord de la Syrie par les Turcs, en la condamnant par un tweet politiquement correct daté du 10 octobre. S’il donnait l’alerte concernant le nettoyage ethnique des Kurdes par la Turquie et ses mandataires, en revanche il ne mentionnait nullement la façon dont les Etats-Unis avaient abandonné le nord de la Syrie, la question ayant pourtant eu un fort retentissement à travers tout le Moyen Orient et dans les couloirs de la Défense israélienne alarmée à juste titre.
Il fallut trois longs jours à Netanyahu pour publier sa piètre condamnation de l’attaque turque. Ce furent trois jours très difficiles, comme il se doit lorsqu’il faut ouvrir les yeux sur le comportement du Président Donald Trump. La proclamation inattendue de ce dernier, selon laquelle les Etats-Unis allaient se retirer immédiatement de Syrie, suivie de la non moins soudaine invasion turque de la région kurde, porta un coup fatal aux espoirs et attentes d’Israël concernant son front nord.
« A présent, nous sommes complètement laissés à nous-mêmes« , a déclaré sous anonymat à Al-Monitor un haut fonctionnaire de la Défense. « L’équilibre stratégique du pouvoir est en train de changer sous nos yeux. Les méchants ont gagné, et les bons nous abandonnent. Désormais, Israël ne peut pratiquement plus compter que sur soi face à l’axe turco-russo-iranien. »
Le 6 octobre, juste avant l’annonce dramatique de Trump et l’invasion turque qui s’ensuivit, Netanyahu réunit d’urgence son cabinet de sécurité. Pour la première fois depuis des mois, le cabinet eut la tâche de discuter des derniers développements survenus dans la région, et non des moindres s’agissant de la menace iranienne devenue nettement plus tangible après que l’Iran eut attaqué l’infrastructure pétrolière de l’Arabie saoudite.
« Nous savons qu’il s’agissait de forces aériennes iraniennes », a déclaré à Al-Monitor un ancien fonctionnaire des services de sécurité israéliens sous réserve d’anonymat. « Les Américains le savent également. Qui a besoin de le savoir le sait. Ce qui n’empêche pas Mohammad Javad Zarif (ministre des Affaires étrangères iranien) de siéger dans un studio de télévision et de déclarer sans la moindre hésitation que l’Iran n’avait rien à voir dans cette attaque. »
Israël se réveille enfin, et c’est un processus douloureux. Il ne fallut pas longtemps à Trump, naguère considéré comme un fervent amant de Sion sinon comme le Messie en personne, pour se retrouver dans le rôle de quelqu’un qui prend ses distances d’avec Israël. C’est tristement comique d’entendre les porte-paroles du Likoud tenir en se tortillant des propos embarrassés lorsqu’on les interroge sur le soudain retrait américain de Syrie, l’abandon des Kurdes et la cour désespérée du Président à l’égard du Président iranien Hassan Rouhani.
« Il est vrai que cette politique a commencé sous le Président Barack Obama », reconnaît une source militaire israélienne qui souhaite garder l’anonymat, « mais nous avions souhaité assister à une volte-face avec Trump. C’est vraiment inquiétant, car les Américains ont décidé qu’ils ne veulent plus assurer le maintien de l’ordre dans le monde jusqu’à ce que le monde lui-même décide qu’il peut se débrouiller sans le secours d’une force de police.«
Le changement dans la région oblige Israël à modifier ses plans, repenser ses conceptions et se préparer à des scénarios remisés il y a longtemps. L’un d’entre eux consiste en la possibilité de mener une guerre sur plusieurs fronts dans un futur très proche. La tâche repose sur le lieutenant général Aviv Kochavi. Le 10 octobre, il a rencontré le ministre des Finances Moshe Kahlon pour discuter la demande de l’armée d’une importante augmentation de son budget afin qu’elle puisse se préparer à un scénario de guerre totale avec le Hezbollah, le régime syrien, l’Iran, Gaza (le Djihad islamique entraînant le Hamas dans la bataille), et éventuellement d’autres combattants. Après avoir été convaincu pendant trois ans d’être du côté gagnant, Israël commence à réaliser qu’il est du côté des perdants ou du moins qu’on l’a abandonné. Dorénavant, Tsahal (et peut-être les Kurdes dans une certaine mesure) sont les seuls opposants à une agression iranienne et du Hezbollah.
L’inquiétude est montée en flèche en Israël suite à l’attaque de l’infrastructure pétrolière saoudienne en septembre, attaque attribuée à l’Iran et démontrant un haut degré de capacité opérationnelle. « Ce n’est pas comme si nous ignorions que l’Iran possède des missiles de croisière et des drones armés, » a déclaré à Al-Monitor un ancien officier sous réserve d’anonymat. « Le problème est que même si nous le savions, nous l’avons refoulé. Jusqu’à présent, l’Iran n’a réalisé que de faibles performances lors de ses affrontements avec Israël. A plusieurs reprises, des roquettes ont visé les hauteurs du Golan, mais la plupart ont atterri du côté syrien de la frontière. Or, il s’avère que l’Iran est capable de beaucoup plus, et il n’est pas certain qu’Israël y soit préparé.«
Israël pense que s’il y a une attaque iranienne, elle ne sera pas lancée à partir du territoire iranien. Le haut commandement de la Défense d’Israël a insisté sur le fait que si cela se produit, Israël ne permettra pas à l’Iran de se cacher derrière ses divers mandataires et éviter d’assumer ses responsabilités. Au cours de récentes discussions, fut examinée la question de savoir si, dans le cas d’une réelle attaque iranienne contre des cibles israéliennes par des alliés de l’Iran, Israël serait forcé de riposter contre des cibles iraniennes en Iran même. La réponse est affirmative, et Israël pense que l’Iran le sait.
Certains, en Israël, ont même comparé les circonstances actuelles à la surprise à laquelle le pays dut faire face sur le plan stratégique durant la guerre du Kippour qui éclata il y a tout juste 46 ans. A ce moment-là aussi, les renseignements israéliens savaient que l’infanterie égyptienne s’entraînait au maniement des missiles anti-tanks Sagger. Mais ils ignoraient à quel point la capacité du missile égyptien avait progressé. De même, ils ne pouvaient imaginer la force destructrice de ces missiles sur le Corps blindé israélien trop confiant dans son avantage.
Israël est le pays le mieux protégé au monde lorsqu’il s’agit de missiles bombardant en piqué. Le problème avec les missiles de croisière iraniens est que, jusqu’à présent, aucun système n’est parvenu à les abattre efficacement. Même les batteries anti-missiles Patriot, efficaces contre les missiles de croisière, semblent impuissantes contre ces missiles iraniens. Les industries militaires de pointe ont reçu l’ordre d’augmenter leurs efforts pour trouver une meilleure solution, mais cela prendra du temps. En attendant, on a appelé à fermer les infrastructures particulièrement explosives telles que l’entrepôt de stockage d’ammoniac de la baie de Haifa, les réserves de combustibles et les sites de stockage d’autres matériaux sensibles. Uzi Eve, éminent savant israélien qui joua un rôle dans la construction du réacteur atomique de Dimona, a appelé le gouvernement à envisager la fermeture du réacteur, dans un article daté du 3 octobre.
Dans une interview donnée à Maariv à la veille de Yom Kippour, l’ex – chef d’état-major Gabi Ashkenazi a évoqué comment l’ancien Premier ministre « Ariel Sharon nous rappelait constamment qu’Israël ne doit pas se positionner sur les lignes de front dans son combat contre l’Iran. » Netanyahu a violé cette règle cardinale en décrivant l’Iran comme la menace ultime et s’en servant comme d’un levier électoral. Cela fait dix ans que Netanyahu est revenu au pouvoir en Israël et l’Iran doit toujours être bloqué dans sa course au nucléaire et domine plus que jamais la région, et Israël affronte seul cette menace. Netanyahu pourrait disparaître bientôt du tableau, incapable de réparer toutes les erreurs de cette dernière décennie.
Ben Caspit