Ha’aretz, 19 février 2007

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Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Un dimanche de la Pâque juive (Pessah’) de 1475, le cadavre d’un petit garçon chrétien de 2 ans nommé Simon était retrouvé dans la cave d’une famille juive de Trente, en Italie. Les magistrats de la ville arrêtèrent 18 hommes juifs et 5 femmes, sous l’accusation de crime rituel : assassinat d’un enfant chrétien pour utiliser son sang lors de rites juifs religieux. Après une série d’interrogatoires, avec usage généreux de la torture, les magistrats obtinrent les aveux des hommes juifs. Huit furent exécutés fin juin, un autre se suicida en prison.

Puis le Pape intervint et suspendit le procès. Les appels des communautés vénitiennes et juives avaient convaincu Sixte IV de nommer le dominicain Baptista Dei Giudici, évêque de Vintimille, commissaire apostolique chargé d’enquêter sur cette affaire.

Le procès de Trente avait été extrêmement irrégulier. La bulle de 1247 du Pape Innocent IV avait interdit les procès pour crime rituel à cause des abus judiciaires et des violences commis à l’égard des juifs. La tâche de Dei Giudici était donc précisément de voir si des abus et des violences excessives avaient été commis lors de la procédure judiciaire de Trente.

Sceptique face aux preuves qu’il avait vues, et désapprouvant le culte populaire qui était apparu autour de la mort du jeune garçon, Dei Giudici se heurta rapidement au maître de Trente, le prince-évêque Johannes von Hinderbach, qui avait entrepris de promouvoir dans son Allemagne natale le culte du Petit Simon. L’affaire de Simon de Trente devint rapidement une bombe politique, scandale pour les uns, cause célèbre pour d’autres. Pour prendre de vitesse toute opposition éventuelle, Hinderbach ordonna la reprise du procès en octobre. Six autres hommes juifs furent exécutés en janvier. Les magistrats soumirent également les femmes au supplice du chevalet entre novembre et mars. Sévèrement tancé par le pape en avril 1476, Hinderbach envoya à Rome des émissaires pour plaider sa cause. Sixte IV nomma une commission de cardinaux pour juger des accusations mutuelles que se lançaient Dei Giudici et Hinderbach. La décision papale fut finalement rendue le 20 juin 1478, après bien des querelles juridiques, du lobbying dans les coulisses et une large campagne de communication en Allemagne et en Italie en faveur du procès.

La commission des cardinaux conclut que le procès avait respecté les règles de procédure. Sixte IV lava ainsi Hinderbach de tout soupçon d’abus judiciaire, mais interdit explicitement aux chrétiens de tuer ou de mutiler des juifs, de leur extorquer de l’argent ou de les empêcher de pratiquer leurs rites comme la loi le permettait de toute façon. De fait, Sixte IV reconnaissait le fait accompli et sa propre impuissance face au prince-évêque de Trente, qui devait sa nomination directement au Saint Empire Romain, tout en condamnant ses actes sur le plan moral.

Il semble que les témoignages obtenus lors de ce célèbre procès aient convaincu le professeur Ariel Toaff que « au sein du judaïsme ashkénaze, il existait des groupes extrémistes qui auraient pu commettre un tel acte (c’est-à-dire l’assassinat d’enfants chrétiens afin d’en recueillir le sang pour Pessah’) et le justifier. » En outre, le professeur Toaff affirme que selon lui, « il y a eu des déclarations et des portions dans les témoignages qui ne faisaient pas partie de la culture chrétienne des juges qui n’auraient donc pu ni les inventer ni les ajouter. Il y a eu des citations où apparaissent des prières inconnues des chrétiens (livres juifs de prières). » Ces arguments forment la base du livre controversé « Pâque sanglante », récemment publié en Italie.

Le professeur Toaff est expert en histoire du judaïsme médiéval italien, et j’attends de lire son livre. Mais avant même de l’examiner, il y a plusieurs commentaires à faire pour clarifier ce débat.

Prenons d’abord les témoignages des juifs dont parle le professeur Toaff. A ma connaissance, on peut trouver des copies de ces témoignages, obtenus sous la torture, en trois lieux : la bibliothèque du Vatican à Rome et l’Archivio di Stato à Trente possèdent une copie en latin. La New York’s Yeshiva University a une version en allemand. Les professeurs Diego Quaglioni (Trente) et Anna Esposito (Rome) ont publié un premier volume d’une édition des versions en latin, édition d’une érudition exemplaire.

J’ai étudié le manuscrit allemand et les documents de Trente quand j’ai écrit un livre sur ce sujet. Certains de ces témoignages contiennent effectivement de longs passages sur l’utilisation de sang chrétien dans la préparation de la matza (pain azyme) et dans les rituels de Pessah’. Les témoignages du médecin Tobias de Magdebourg sont remarquables à cet égard. Durant son cinquième interrogatoire sous la torture du chevalet, le 17 avril 1475, Tobias a craqué et a « avoué » le meurtre rituel. Il a répondu à la question des magistrats sur les différents mots et gestuelles de la célébration de la Pâque juive en citant les imprécations de la Haggadah [[Haggadah : légende (littéralement : ce qui est raconté). Au cours de la célébration du Seder, 1er soir de la fête, les juifs racontent la « Haggadah », histoire de la sortie d’Egypte.]] contre les Egyptiens. Torturé encore, Tobias a « reconnu » que les juifs avaient utilisé le sang de Simon pour leur Pâque, et qu’il avait lui-même acheté du sang séché par le passé, dont une fois, en 1468 ou 1469, auprès d’un juif de Candia qui vendait du sang et du sucre. Ces détails ont, semble-t-il, convaincu le professeur Toaff de l’existence d’un groupe extrémiste au sein des Ashkénazes, motivé par la haine des chrétiens due aux persécutions qu’ils subissaient.

Enormément de faits suggèrent une haine entre juifs et chrétiens, comme de nombreux universitaires l’ont démontré pour le Moyen-Age. Il faut toutefois une bonne dose d’imagination pour partir de témoignages obtenus sous la torture et bâtir une réalité hypothétique de surcroît fondée sur des faits circonstanciels sans relation les uns avec les autres. Il peut être exact que du sang séché ou d’autres ingrédients étranges aient été utilisés par la médecine populaire, juive ou non-juive. N’étant pas expert en médecine médiévale, je reste ouvert sur le sujet. Mais en arriver de là à la conclusion que des groupes juifs auraient pu utiliser du sang chrétien pour leurs pratiques rituelles, c’est tout simplement de la logique tordue.

Il semble aussi que le professeur Toaff ait fondé son argumentation sur le fait que les juges de Trente en auraient beaucoup appris sur le rituel juif. Conclusion : si les juifs ne l’ont pas fait, comment auraient-ils pu inventer de tels détails? En fait, la réponse est très simple : les juifs, soumis à la question et à la torture, ont dit aux juges ce que ceux-ci souhaitaient entendre.

Les autorités qui présidaient ce procès étaient Giovanni de Salis, natif de Brescia, et Jacob von Sporo, du Tyrol. Le prince-évêque Hinderbach, nous l’avons vu, était allemand. La communauté juive de Trente, à une exception près, était ashkénaze. La plupart étaient des immigrants récents. il y avait donc à Trente une forte minorité germanophone.

La croyance selon laquelle les juifs tuaient des chrétiens afin d’en recueillir le sang pour Pessah’ (entre autres raisons) existait en Europe centrale germanophone depuis au moins un siècle. Cinq ans seulement avant Trente, a eu lieu un procès pour crime rituel dans la petite ville d’Endingen, alors sous le contrôle des Habsbourg. Quatre juifs furent accusés de meurtre rituel et exécutés, avant que l’empereur du Saint Empire n’intervienne pour empêcher le procès de s’étendre. L’évêque Hinderbach était au courant de ce procès et d’autres encore, en Allemagne du Sud, car en 1476, il avait envoyé dans ces villes un émissaire chargé de recueillir des copies de témoignages, alors que le procès de Trente rencontrait une forte opposition.

Nous savons aussi, d’après les témoignages utilisés par le professeur Toaff, que les autorités chrétiennes s’intéressaient de près à la liturgie juive. Pendant l’interrogatoire d’Anna, belle-fille de Samuel, le leader de la communauté juive, le 9 mars 1476, les juges lui ont expressément demandé de citer le passage de la Haggadah qui contient les imprécations contre les Egyptiens. En somme, les autorités chrétiennes étaient déjà convaincues de la réalité du crime rituel et attendaient des juifs qu’ils fournissent les détails. Convaincus de l’existence du crime, ils ont appliqué la torture pour obtenir très précisément les morceaux de l’histoire qui feraient d’une horrible légende une vérité plausible pour ceux qui étaient prédisposés à soupçonner les juifs.

Les autorités chrétiennes disposaient aussi d’un informateur juif : le jeune peintre Israël de Brandebourg, un juif allemand qui résidait à Trente quand il fut pris dans les filets. Pour sauver sa peau, Israël se convertit en avril 1475 et devint l’informateur des autorités chrétiennes, organisant les livres en hébreu confisqués chez les familles juives accusées. Israël joua un double jeu, d’abord en informant les autorités de Trente, puis en tant que messager secret entre les juifs emprisonnés et le commissaire apostolique pendant l’été 1475. Arrêté en octobre, cruellement torturé, le 2 novembre, Israël, pendu au chevalet, renonça à la foi chrétienne.

Le juge demanda à Israël s’il croyait qu’il était exact, selon la loi juive, que des juifs tuaient des enfants chrétiens et buvaient et mangeaient leur sang, comme il l’avait lui-même affirmé. Israël répondit « qu’il croyait fermement qu’il était vrai que les juifs tuaient des enfants chrétiens pour boire leur sang. Il voulait du sang chrétien à Pessah’. Même baptisé, il voulait mourir en juif. Ici, enfin, on touche au fond de la vérité dans l’argumentation emberlificotée du professeur Toaff : la torture crée la haine!

Le professeur Toaff, toutefois, se fourvoie complètement quand il confond les mots de défi d’un homme désespéré avec la réalité fantasmée des autorités chrétiennes. Pour les juifs de Trente, comme pour d’autres communautés à travers les âges, la Pâque juive a bien été sanglante mais c’est le sang des juifs qui a témoigné d’un fantasme de violence né de l’intolérance.