Haaretz, 10 mai 2002

Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Quand le directeur général du ministère des Finances palestinien, Ataf Alaune, est retourné à son bureau le 21 avril, quelques heures après que l’armée se fut retirée de Ramallah, il s’est aperçu qu’en plus des disques durs de ses ordinateurs, les soldats avaient aussi emporté tous les livres, les rapports, et les études qui se trouvaient dans sa bibliothèque. Seul restait un unique document, long de 133 pages. Daté du 18 mars 2002, il s’intitule : « 15 mois d’intifada, de bouclages, et de crise économique en Palestine : une évaluation » et il est realisé par la Banque Mondiale.

Ce travail avait éte effectué parce que vers la deuxième moitié de l’année 2001, les pays finançant l’Autorité palestinienne voulaient avoir, déjà à l’époque, une estimation des dommages économiques causés par 15 mois d’intifada, afin de réajuster leurs dons à l’Autorité palestinienne pour sa réhabilitation. Les premières évaluations estimaient que la situation se stabiliserait et s’améliorerait, et on s’attendait à une amélioration rapide. Au lieu de cela, à cause de la détérioration des conditions de sécurité, et du durcissement des bouclages et des sièges autour de toutes les localités de Cisjordanie, l’étude a pris de l’ampleur pour devenir un plan de travail, se fondant sur trois scénarios :
1. Poursuite des bouclages et des restrictions à la liberté de circulation des
personnes et des marchandises.
2. Progrès politique, conduisant à la liberté de circulation et à la levée des bouclages.
3. Un scénario pessimiste, où les hostilités militaires s’intensifiaient encore, et impliquant des restrictions encore plus sévères de la liberté de circulation des personnes et des marchandises.

Chaque scénario évoquait un plafond, celui de l’argent nécessaire – de 2,1 milliards de $ à 2,7 milliards de $.
Un quatrième scénario, « l’Autorité s’effondre », est décrit séparement. Ce scénario exigerait un changement total du mode d’aide aux Palestiniens, qui passerait d’une réhabilitation à une aide d’urgence humanitaire qui, en l’absence d’institutions gouvernementales, serait alors réduite.

Le rapport fut terminé à la mi-mars, soit deux semaines avant l’attentat au Park Hotel et l’opération militaire à Ramallah et dans six autres villes de Cisjordanie. Des économistes palestiniens et étrangers, ainsi que des chercheurs, y ont travaillé, et il est signé de deux hauts fonctionnaires de la Banque Mondiale, Sebastien Dessus et Nigel Roberts, ce dernier ayant représenté la Banque Mondiale en Israël pendant ces 11 derniers mois.

La destruction silencieuse

Au cours d’un entretien avec Haaretz le 27 mars, Roberts espérait encore que
le scénario optimiste (progrès politique + calme) était réalisable. Mais le lendemain, la nuit du Seder (Paque juive, ndt), 29 personnes furent tuées lors du massacre du Park Hotel, et le 29 mars, Tsahal lança son opération Rempart qui allait durer un mois. Le 9 mai, dans une autre interview accordée à Haaretz, Roberts disait que le siège des villes palestiniennes, qui était alors encore durci, requerrait des pays donateurs d’envisager une aide de 2 milliards de $ et non de 1,7 milliards de $, comme il était envisagé dans le « scénario pessimiste ». Dans le même entretien, Roberts répétait quatre axiomes qui étaient devenus évidents pendant la préparation et l’écriture du rapport :
1. Les dommages subis par l’économie palestinienne du fait des blocus et des sièges sont constitués de bien davantage que des dommages physiques entraînés par les opérations militaires, y compris l’opération Rempart. Au cours des 15 premiers mois de l’intifada, d’octobre 2000 à décembre 2001, les dommages physiques causés aux infrastructures et aux institutions palestiniennes ont été estimés à 503 millions de $. La semaine dernière, il a été publié une estimation de 360 millions de $, concernant les dommages physiques résultant des actions militaires de mars et d’avril derniers. Mais au cours des 15 premiers mois de l’intifada, au moins 2,4 milliards de $ ont été perdus par l’économie palestinienne , en termes de revenu intérieur brut, à cause des restrictions de circulation imposées par Israël aux Palestiniens, dans, et hors des territoires. Roberts, un Britannique en général prudent dans ses formulations, qualifie la politique de blocus de « destruction silencieuse ».

2. Le public palestinien s’est montré particulièrement résistant face aux chocs causés par le désastre économique. La gestion par les Palestiniens des énormes difficultés économiques et sociales se caractérise par un soutien intra-communautaire, le resserrement des liens familiaux et une entraide mutuelle d’une ampleur inconnue dans les pays occidentaux développés. Roberts est convaincu que les sociétés occidentales développées se seraient effondrées si elles avaient été confrontées à un désastre economique d’une telle ampleur.

3. Durant toute l’intifada, les institutions importantes de l’Autorité palestinienne ont fonctionné « de façon impressionnante », et se sont bien adaptées aux problèmes posés. « C’est l’histoire qu’on ne raconte jamais quand on parle de l’intifada », dit Roberts. Selon lui, en dépit de ce que les Palestiniens croient – sans parler des Israéliens et du reste du monde – l’Autorité palestinienne, en tant qu’ensemble d’institutions fournissant des services à ses citoyens, non seulement ne s’est pas effondrée, mais a fait du beau travail dans un certain nombre de domaines. Il note en particulier le travail des ministères de l’éducation, de la santé et des finances, ainsi que celui des travaux publics et des mairies, qu’il considère comme la structure qui s’est montrée le plus capable de prises de décision et d’initiatives pendant la crise.

4. Le quatrième axiome, que Roberts a répété au cours des deux entretiens avec Haaretz, ne dérive pas directement du rapport sur les dommages causés par les blocus, mais d’un « document de travail » publié en mai 2001 par la Banque Mondiale, appelé « Gouvernance et milieux d’affaires en Cisjordanie et à Gaza ». Les chercheurs auteurs de ce document ont découvert que, contrairement à ce qui est communément admis, le niveau de corruption (défini par les rétributions informelles aux fonctionnaires) dans les territoires de l’Autorité palestinienne est bien moindre que dans les pays voisins, et dans d’autres pays en voie de développement, où des études similaires ont été conduites au même moment. Le progrès vers une plus grande transparence et une plus grande responsabilité financière, souvent dû à la pression internationale, mais aussi à une critique interne des Palestiniens, pourrait réduire le niveau d’angoisse de ceux des Palestiniens qui s’inquiètent du phénomène de la corruption, celui-ci, pour la plus grande part, provenant d’un manque de lois garantissant l’égalité entre tous ses citoyens.

Emploi et pauvreté

Le rapport de la Banque Mondiale commence par une définition du « blocus », « terme faisant référence aux restrictions imposées par les Israéliens à la libre circulation des biens et du travail palestiniens à travers les frontières et à l’intérieur de la Cisjordanie et de Gaza. Israël assure que le blocus est une réponse à la violence palestinienne. Le blocus a fini par dominer la vie des Palestiniens depuis les 15 derniers mois ». Depuis 1993 (en fait, depuis 1991, A.H.), pour voyager, les Palestiniens doivent être munis d’une autorisation émise par Tsahal. Depuis octobre 2000, la plupart de ces autorisations de voyager vers Israël ont été annulées, la liberté de circulation des biens et des personnes vers l’Egypte et la Jordanie a été extrêmement réduite, et les sièges et blocus autour de différents villages et villes palestiniennes ont été sévèrement renforcés par des barrrages militaires. Les checkpoints sont tenus par des tanks et des véhicules de transport blindés, pour réduire au minimum toute circulation de biens ou de personnes à l’intérieur des territoires palestiniens, de village à village, de ville à village ou de village à ville.

Les bouclages provoquent une réaction en chaîne qui finit par atteindre toute la société palestinienne. La perte de dizaines de milliers d’emplois à l’intérieur d’Israël a entraîné une chute du pouvoir d’achat dans les territoires, provoquant ainsi une réduction supplémentaire de la production, et une augmentation du chômage paralysant toute possibilité d’investissement. Ainsi, au début de l’année 2002, le revenu annuel moyen était de 30% inférieur à celui de 1994, avant la création de l’Autorité palestinienne. Le nombre des pauvres, définis comme vivant avec 2 $ ou moins par jour, est passé de 600.000 (sur une population d’environ 3 millions) à 1,5 million à la fin de l’année 2001. Roberts estime qu’après l’opération militaire d’avril, les trois-quarts de la population palestinienne vivent sous le seuil de pauvreté.

Le produit intérieur brut a chuté de 6 a 7% en 2000, suite à la chute de l’activité économique au cours du dernier quart de cette même année. En 2001, le PIB a perdu 21,7% supplémentaires. Le revenu intérieur brut a baissé de 11,7% en 2000, et 18,7% en 2001. Le PIB de 2001 s’est monté à 2,4 milliards de $ en 2001, contre 5,4 milliards de $ en 1999.

Le prix des denrées alimentaires présente de grandes différences en Cisjordanie, selon l’endroit où le produit est acheté, à cause des limitations de la liberté de circulation et des blocus. Dans les régions où la nourriture est produite, les prix ont chuté de façon spectaculaire, car les denrées ne peuvent plus être acheminées vers les marchés. Dans les régions non agricoles, et en particulier dans les villes, les prix ont monté en flèche, par manque de stocks. A Gaza, les prix ont baissé à cause de la chute de la demande, dûe à la baisse du revenu et du pouvoir d’achat des ménages

Israël prend sa part

La baisse des revenus de l’Autorité palestinienne, dûe à la réduction de l’activité économique, a encore empiré depuis décembre 2000, quand Israël a suspendu le transfert à l’Autorité palestinienne des taxes collectées sur les biens importés par l’Autorité palestinienne depuis Israël, au motif que l’Autorité palestinienne utilisait l’argent pour payer des terroristes. La Banque Mondiale mentionne ce fait au moins cinq fois dans son rapport, et souligne que les fonds n’appartiennent pasà Israël. La somme qu’Israël doit à l’Autorité palestinienne, selon la dernière estimation réalisée en décembre 2001, se monte à un demi-milliard de $.

Le rapport commente de facon négative un phénomène bien connu de l’Autorité
palestinienne : le manque de vision gouvernementale commune sur la façon de
gérer la crise. Un certain nombre de ministères, et en particulier les ministères du Plan, du Trésor, et la PEDCER ((Palestinian Economic Development Council for Economic Rehabilitation) ont élaboré des plans de réhabilitation, mais ils ont été rédigés séparement, et n’ont pas été adoptés. Aucun forum n’a été institué pour gérer la crise, et la coordination entre ministères, deja problématique avant l’intifada, ne s’est pas améliorée. Le rapport de la Banque Mondiale est destiné à résoudre ce problème, et à proposer aux pays donateurs et à l’Autorité palestinienne un programme de travail coordonné et adéquat pour gérer la crise (en fonction des trois scénarios mentionnés ci-dessus). L’Autorité palestinienne, pour sa part, s’est engagée dans ce document à adopter une série de mesures dans le cadre de réformes internes, aussi bien administratives qu’économiques. Ces promesses ont été faites bien avant qu’Israël et les Etats-Unis n’aient commencé à exiger des réformes. Certaines de ces réformes ont été appliquées sous le regard sourcilleux du Fonds Monétaire International et des pays donateurs, avant l’intifada. D’autres mesures ont été prises pendant la crise, en particulier celles traitant de la législation économique destinée à encourager le secteur privé, et des fonds de pension pour les fonctionnaires, garantie d’un système de sécurité sociale.

Le 27 mars, Roberts espérait encore que ce plan d’action aiderait, dans une
certaine mesure, à redonner vie à l’économie palestinienne, à condition que les blocus, et en particulier les blocus intérieurs, soient levés. Le 9 mai, il parlait autrement. Selon lui, tous les signes montrent qu’Israël a l’intention de durcir encore davantage les bouclages intérieurs, et de limiter au maximum la circulation des biens et des personnes entre villes et villages de Cisjordanie. Les gens quittant les villes assiégées ont besoin d’autorisations de circulation sous blocus qui ne sont accordées qu’a une certaine catégorie de personnes. La plupart des produits transportés vers les villes le sont « dos à dos », ce qui signifie qu’un camion chargé de produits s’adosse à un autre camion, vide celui-là, aux abords de la ville, au point de contrôle, et que les produits sont transférés de l’un à l’autre. Cela ajoute du temps et un surcoût à tout le processus.

Le dommage causé par les bouclage à l’économie palestinienne, dit Roberts, entraîne l’apparition d’une économie du troc qui ne convient pas au secteur privé, ni a aucune perpective de développement économique. Dans de telles circonstances, ajoute-t-il, les pays donateurs sont forcés – contre leur volonté – de jouer le role d’organisations caritatives auprès d’une population paupérisée, sans aucun cadre politique. Roberts se permet de dire que la politique de bouclage « est plus dangereuse en termes de sécurité, sur le long terme », et dit qu’il trouve difficile de se convaincre qu’un processus de paupérisation de la société palestinienne toute entière – menaçant à terme sa stabilité – puisse conduire à une solution politique dans le futur. « Sur le plan militaire, je n’ai aucune opinion sur l’efficacité des blocus. Mais sur le plan stratégique, il est clair qu’ils créent une atmosphère qui n’est pas favorable à la sécurité d’Israël ».