« Le bipartisme n’est pas une vertu comme la justice, la liberté ou la sécurité. C’est simplement un accord entre les deux principaux partis politiques américains. »
Traduction : Bernard Bohbot pour LPM
Auteur : Peter Beinart pour The Forward, 19 août 2019
https://forward.com/opinion/429778/bipartisan-support-for-israel-is-dead-thats-a-good-thing/
C’est devenu un rituel. Chaque fois que Donald Trump et Benjamin Netanyahu font quelque chose qui scandalise les Démocrates, les commentateurs centristes préviennent qu’ils commettent une grave infraction : ils font d’Israël une question partisane.
L’accusation est presque omniprésente depuis que les deux dirigeants ont conspiré la semaine dernière pour refuser aux Députées Rashida Tlaib et Ilhan Omar l’autorisation de se rendre en Cisjordanie.
« Trump et Netanyahu sont… en train d’éroder le soutien bipartite qui est si essentiel au lien spécial unissant les États-Unis et Israël », a déclaré vendredi dernier au New York Times Aaron Miller, ancien négociateur pour la paix au Proche-Orient.
Le même jour, le chroniqueur du Times Thomas Friedman, accusait Trump et Netanyahu de « faire du soutien à Israël une pierre d’achoppement dans la politique américaine. Peu de choses sont plus dangereuses pour les intérêts à long terme d’Israël que de devenir une affaire partisane. »
La veille, l’ancien ambassadeur de l’administration Obama en Israël, Daniel Shapiro, avait déploré dans The Atlantic que « le racisme de Trump et la dépendance de Netanyahu ont conduit un bulldozer à travers le consensus bipartite« .
Mais en quoi, exactement, le « consensus bipartite » à l’égard d’Israël est-il une bonne chose ?
Le bipartisme n’est pas une vertu comme la justice, la liberté ou la sécurité. C’est simplement un accord entre les deux principaux partis politiques américains.
Parfois, le bipartisme engendre un désastre : la Résolution du Golfe du Tonkin de 1965, qui a permis à Lyndon Johnson d’intensifier l’effort de guerre américain au Vietnam, a été adoptée à la Chambre des Représentants par 416 voix contre 0.
Par contre, il arrive parfois que seules des batailles partisanes amères entraînent les changements nécessaires : la Loi sur les soins de santé abordables a été adoptée à la Chambre par 219 voix contre 212, sans un seul bulletin républicain. Si le prochain président ou la prochaine présidente démocrate doit choisir entre une lutte partisane qui réduit considérablement les émissions de gaz à effets de serre et un compromis bipartite qui ne le fait pas, j’espère qu’elle choisira la première solution.
La politique américaine à l’égard d’Israël ne devrait donc pas dépendre de son bipartisme, mais de son souci de servir les intérêts nationaux et les idéaux démocratiques. Les États-Unis ont un intérêt national à veiller à ce qu’Israël ne rende pas permanente son occupation brutale de la Cisjordanie et le blocus de la bande de Gaza.
Les chefs militaires américains l’ont dit. En 2010, le général David Petraeus, dirigeant alors le Commandement central qui supervise les forces américaines au Moyen-Orient, a noté que « la colère des Arabes sur la question palestinienne limite la force et la solidité des partenariats américains avec les gouvernements et les peuples [de la région] ».
Trois ans plus tard, son successeur à ce poste, le général James Mattis, a déclaré : » J’ai payé tous les jours le prix de la sécurité militaire en tant que commandant du CentCom parce que les Américains étaient jugés partiaux vis-à-vis d’Israël « .
Petraeus et Mattis ne nient pas que l’Amérique tire profit de ses relations avec Israël. De la coopération militaire à l’échange de renseignements, il est clair qu’elle le fait. Mais l’Amérique ne bénéficie pas de politiques israéliennes telles que l’accroissement des colonies de peuplement, qui scandalisent les gens à travers le Moyen-Orient et, selon de nombreux anciens responsables de la sécurité d’Israël, minent la sécurité de l’État juif.
Les mêmes politiques israéliennes qui sapent les intérêts américains violent également les principes démocratiques. En Cisjordanie, Israël maintient deux systèmes juridiques – l’un pour les Juifs israéliens, qui jouissent de la citoyenneté, de la protection des tribunaux, de la libre circulation et du droit de vote pour le gouvernement qui domine leur vie – et un autre qui refuse tous ces droits aux Palestiniens. A Gaza, qu’Israël contrôle également, il applique un blocus qui contribue à rendre la bande de Gaza « non viable« , selon l’ONU.
Tant que les Etats-Unis offriront un soutien inconditionnel au gouvernement israélien – en le protégeant dans les forums internationaux et en lui accordant sans condition des milliards en aide militaire – il est peu probable que la politique israélienne change. Une population orthodoxe croissante pousse l’Etat juif vers la droite. Et tout Premier Ministre israélien qui chercherait à mettre fin à l’occupation serait confronté à une révolte des colons et de leurs alliés, qui mettrait sa carrière, voire sa vie, en danger. Ainsi, ce n’est qu’en obligeant Israël à se confronter aux conséquences de ses actes sur le plan international que les États-Unis pourront espérer changer ce calcul national qui encourage les dirigeants israéliens à enraciner le statu quo.
Mais une telle politique ne peut pas être bipartite. Elle ne peut l’être parce que le Parti républicain s’oppose ardemment à toute pression sur Israël. Il est difficile de trouver un représentant du Parti républicain capable de reconnaître que le déni des droits fondamentaux de millions de Palestiniens constitue un problème.
Le seul espoir réside dans les Démocrates, dont la base populaire est devenue plus sympathique à la cause palestinienne. Plus les Démocrates feront pression sur Israël, plus les Républicains hurleront et moins la politique israélienne de l’Amérique sera bipartite.
C’est bien. C’est bien parce qu’un affrontement partisan dans lequel une partie défend les droits de l’homme est préférable à un consensus bipartite au sein duquel ces droits sont totalement ignorés. Nous savons déjà à quoi ressemble à Washington le bipartisme concernant Israël .
Il ressemble à la politique de l’AIPAC*. En soutenant théoriquement un État palestinien, l’AIPAC effrite les franges les plus dures de la droite républicaine. Mais, fondamentalement, ce lobby réunit les Démocrates et les Républicains pour faire en sorte que les États-Unis soutiennent le gouvernement israélien quoi que fasse ce dernier.
Aujourd’hui, à Washington, exiger qu’Israël reste un enjeu politique bipartite revient à prendre la mince flamme de l’intérêt en faveur des droits des Palestiniens qui subsiste au sein du Parti démocratique et l’arroser d’eau.
Les deux partis ne divergent pas au sujet d’Israël principalement à cause des erreurs tactiques de Trump et Bibi, mais parce qu’ils divergent sur la question plus large de la démocratie multiraciale.
Les Démocrates se sont davantage engagés en faveur d’une véritable égalité pour les personnes de couleur. On peut le voir dans leurs positions politiques en faveur de la justice pénale et des droits des immigrants et dans leur ouverture face aux questions de réparations envers les Afro-Américains.
Les Républicains, en revanche, se sont davantage engagés à préserver les hiérarchies raciales, religieuses et de genre qu’ils associent à une époque révolue, où l’Amérique était censée être « grande ». C’est pour cela qu’ils ont choisi Trump. Ces changements tectoniques ont de profondes implications sur la façon dont les deux partis voient l’État juif, où l’impératif de préserver une hiérarchie ethno-religieuse bien établie se heurte aux droits des Palestiniens.
Il n’est pas difficile de déterminer si les principes d’égalité et d’anti-racisme du Parti démocrate sont compatibles avec l’octroi de milliards de dollars d’aide inconditionnelle à un gouvernement qui soumet par la force des millions de personnes. Ce qui est difficile, c’est de défendre ces principes face à une opposition féroce.
En ce qui concerne Israël, les Démocrates n’ont pas besoin de plus de bipartisme. Ils ont besoin de plus de courage.
*L’AIPAC ou American Israel Public Affairs Committee est un lobby créé en 1951 aux États-Unis visant à soutenir Israël. L’AIPAC soutient fortement la droite israélienne, et est réputé proche du Likoud
Peter Beinart est chroniqueur principal à The Forward et professeur de journalisme et de sciences politiques à la City University of New York. Il est également collaborateur de The Atlantic et commentateur politique sur CNN.