Comment un ministre du gouvernement peut-il déclarer que le retour des otages « n’est pas le plus important dans la situation actuelle » ? Nous savons tous que, dans le judaïsme, la vie est sacrée et le rachat des otages est un commandement. B. Smotrich, du parti HaTsionout HaDatit (le Sionisme religieux) croit-il vraiment ce qu’il dit ? Estime-t-il réellement que Dieu pourvoira à la prospérité de l’économie israélienne ?
On pourrait penser qu’il a dérapé, qu’il s’est trompé. Mais non, son dédain pour le retour des otages et sa valorisation de la réoccupation de Gaza de même que la certitude que la prospérité économique dépend de la volonté divine, s’inscrivent dans sa vision du monde. Une vision radicale ordonnancée à ses yeux par l’Etre suprême. 

Yaïr Nehoraï, infatigable chercheur sur la question du messianisme, l’explique inlassablement dans ses conférences, dont le zoom du 21-02-2024 résumé ici.


Auteur  : Yaïr Nehoraï

Traduction : Texte établi par Sylvie Lidgi à partir d’une visio-conférence de Yaïr Nehoraï tenue le 21 février 2024
Intégralité de la conférence (en hébreu) : https://youtu.be/d47l78-QV1Q

Illustration : Amos Biderman (Ha’aretz) : Le drapeau du messianisme remplace celui de l’État

Mis en ligne le 13 mars 2024


Le sionisme religieux – HaTsionout HaDatit

A la fin du XIXe, Théodore Herzl développe l’idée d’un foyer national juif en Israël. Le mouvement sioniste s’inscrit dans le courant des nationalités, il n’est pas lié à la religion. Les rabbins orthodoxes sont hostiles au sionisme synonyme de blasphème car, pour eux, la Diaspora est une sanction divine en punition des péchés du peuple juif. Seul Dieu peut restaurer Israël grâce à la venue du Messie. Plus tôt, vers 1840, est apparu chez les ashkénazes d’Europe orientale un courant de pensée convaincu que le retour à Sion est un commandement divin. Le suivre peut accélérer l’arrivée du Messie. C’est le sionisme religieux.

Ce courant de pensée du sionisme religieux, Mizrahi, constitué en association en 1891, deviendra un mouvement politique en 1902. L’idéologie, à la frontière entre modernité et tradition, est plutôt modérée. Mizrahi fait partie de l’Organisation sioniste mondiale. Yaïr Nehoraï nous avertit avec fermeté : ce mouvement des débuts du retour à Sion n’a rien à voir avec l’actuel parti Sionisme religieux (HaTsionout HaDatit) de Smotrich et consorts.

La vision du monde de l’actuelle Tsionout HaDatit (Sionisme religieux) est en filiation directe avec les théories radicales du Rav Kook. Premier grand rabbin ashkénaze de Palestine, le rabbin Abraham Isaac Kook, né en Lettonie, émigre en 1904 avec la seconde Aliyah en Terre d’Israël, alors province ottomane. Il devient une figure importante du mouvement Mizrahi dans les années 20. En 1924, il fonde une école talmudique, la yeshiva Merkaz Harav (le centre du Rav). Le Rav Kook encourage les orthodoxes d’Europe centrale à adhérer au sionisme car pour lui c’est un outil qui amènera plus rapidement la Géoula (Rédemption) et l’avènement du Messie.

Le cadre de pensée messianiste

Selon les théories du Rav Kook, un peuple est la réunion de gens qui ont des choses en commun. Le peuple juif, c’est autre chose. Le peuple juif a été créé par le pouvoir divin et chaque Juif est la matérialisation concrète de l’esprit divin. La vocation du peuple juif est la Guéoula (Rédemption, délivrance messianique). Celle-ci viendra pour le peuple juif puis pour tous les autres peuples de la terre. La Guéoula, tout comme la guerre, est l’œuvre de la volonté divine. La Guéoula a une facette pragmatique (manger, travailler) et une facette spirituelle.

« Voici que le Messie vient à toi monté sur un âne ». L’âne, animal familier, est perçu comme pur à l’intérieur mais impur à l’extérieur. Pour le Rav Kook, tout Juif qui veut construire Israël est comme l’âne, pur à l’intérieur mais impur à l’extérieur. S’il veut construire le pays, c’est qu’il est de bonne volonté. Les commandements que chaque Juif se doit de respecter sont « naturels ». Le Juif qui ne les respecte pas non seulement se met en état de péché, mais fait souffrir ceux qui les respectent. Pour Kook, être séculier (Hiloni, non respectueux des commandements) est une maladie de l’esprit. Et il faut la guérir. De nos jours, le Rav Elie Sadan qui dirige l’école de Bnéi David en Cisjordanie, considère que les contestataires de la réforme Levin sont malades, porteurs de cette maladie spirituelle.

Dans la vision messianique du monde, la Guéoula procède de trois étapes : la sortie d’Egypte est la première, la construction du Temple la seconde et aujourd’hui est venu le temps de la troisième étape. « Nous », les Juifs d’aujourd’hui, n’avons pas le choix puisque c’est une décision divine. C’est du moins ce dont les messianistes du Sionisme religieux sont convaincus. Le Rav Oury Charky explique dans son institution que le refus d’un Hiloni (séculier) de faire partie du processus de Rédemption est en soi un élément qui va conduire à la Rédemption, même si le Hiloni ne le sait pas (mais le Rav, lui, le sait !).

Le sionisme non religieux a terminé sa mission.

Les sionistes (non religieux) prônent l’égalité et notamment l’égalité hommes-femmes. Ce féminisme brise la cellule familiale traditionnelle (père, mère, fils et fille). Il entre ainsi en conflit avec l’orthodoxie et l’empêche d’exister. Tout comme Herzl, Netanyahou est considéré comme un pré-Messie c’est-à-dire un instrument de sa mise en œuvre. La réforme des institutions que Netanyahou et la coalition voulaient mettre en place permettait de réduire ce féminisme et les valeurs démocratiques qui l’accompagnent. Car les messianistes du Sionisme religieux considèrent que cette « réforme » n’est pas une simple transformation politique mais bien une guerre religieuse. Une guerre entre le Zera bê’êma et le Zera Adam, entre la semence bestiale et la semence de l’homme.

Dans ses conférences, Yaïr Nahouraï montre une vidéo du Rav Baruch Slaï en tenue d’officier de Tsahal haranguant une foule de soldats pour leur faire comprendre que la Rédemption est une fonction divine. Dieu donne salaire et sanction, Il nous punit pour nos fautes. La catastrophe (du 7 octobre) devait arriver. C’est normal, naturel. Car nous avons trahi le processus de Rédemption, explique-t-il. Ce même argument de châtiment divin est utilisé par certains rabbins à propos de la Shoah. Cette vision ne porte pas sur un individu singulier mais sur l’ensemble du peuple. Selon cette interprétation, la guerre actuelle à Gaza a pour but de nous rapprocher du temps de la Rédemption.

On voit clairement comment ce messianisme exploite le besoin de spiritualité en contexte dramatique pour infuser cette forme ultra-orthodoxe du judaïsme. Pour le Rav Levinstein, le messianisme est ce qui est juste. Il faut donc que la religion soit intégrée à l’Etat. En cela, il reprend les théories du Rav Kook. Les laïques/séculiers libéraux mettent en péril l’existence des messianistes et donc la réalisation de la Guéoula. La haute technologie, la vie animée de Tel Aviv, le féminisme, l’égalité, le droit des minorités (homosexuels notamment), la Cour suprême et bien d’autres sont des obstacles à la venue du Messie.

C’est pourquoi les sionistes religieux mettent en place des garin toran (noyau de surveillance). Cela se traduit par l’implantation d’écoles ultra-orthodoxes ou d’écoles de préparation militaires, dans les territoires (Cisjordanie). Aujourd’hui ils cherchent à s’établir en milieu laïque, à l’exemple des prières de rue de Kippour dernier à Dizengoff (Tel Aviv). Le Sionisme religieux investit beaucoup d’argent dans ces garin toran, de très dangereux instruments dont la finalité est d’imposer cette vision messianique à tout le pays.

Les messianistes du Sionisme religieux sont heureux car la guerre à Gaza fera revenir ce territoire entre « nos mains ». De même, pour les sionistes religieux, occuper des territoires en Cisjordanie relève d’un commandement divin. Ils constatent déjà, avec bonheur, que chaque jour, davantage de jeunes soldats portent la kippa et réclament des tsitsits. Yaïr Nehoraï nous alerte là encore : cette vision est largement partagée par le Rabbinat militaire. Les plus inquiétants sont les officiers ultra-orthodoxes.

Conclusion

Pour Smotrich, ce qui est important c’est la Guéoula, la Rédemption, la délivrance messianique. Le massacre du 7 octobre et les otages sont des sanctions divines. Voilà pourquoi il peut déclarer que les otages « ne sont pas le plus important ». Si les otages rentrent chez eux, « nous ne pourrons pas » occuper Gaza qui, à ses yeux, fait partie d’Israël. Il est clair qu’il n’y a aucun socle commun entre cette vision issue des théories du Rav Kook et la démocratie. Il est impossible pour les démocrates de trouver un accord avec les tenants de ce Sionisme religieux, à moins d’abandonner leurs valeurs. C’est seulement par des élections générales et locales que les démocrates pourront se débarrasser d’eux. Cette minorité active et militante mène une guerre intérieure, fratricide. Pour gagner cette guerre, il faut connaître son ennemi. C’est pourquoi, dit Néhouraï, il est important de créer une école qui enseigne ce qu’est la démocratie et ce qu’est le messianisme, sa vision du monde et quels sont les objectifs du sionisme religieux.