« La tentative de la coalition de démanteler la démocratie israélienne a été temporairement interrompue par une manifestation sans précédent de contestation citoyenne. Cette tentative ne sera pas la dernière, et nous devons être prêts pour le pire des cas. »
Auteur : Yuval Noah Harari, Ha’aretz הארץ, le 30 mars 2023
Résumé de l’article : Anne Baer
Photo : © Ohad Zwigenberg / AP
Article mis en ligne le 4 avril 2023
Depuis la création de l’État d’Israël, notre démocratie manque de solides mécanismes d’autodéfense. Nous n’avons ni constitution, ni chambre haute du parlement, ni répartition des pouvoirs entre gouvernement central et gouvernement local, et pas de limite au mandat du Premier ministre. Il n’y a pas de système solide de freins et contre-pouvoirs pour limiter le pouvoir du gouvernement. Le seul frein à son pouvoir vient de la Cour suprême.
La démocratie israélienne a néanmoins survécu pendant 75 ans, pour une raison simple : une grande majorité de citoyens israéliens et de dirigeants israéliens voulaient la démocratie. Ces dernières semaines, le tableau a complètement changé. Aujourd’hui, nous savons qu’il existe un groupe important en Israël qui veut démanteler notre démocratie et s’emparer d’un pouvoir illimité. Ceux qui ont échoué lors de la tentative de coup d’État de l’hiver 2023 ont déjà déclaré qu’ils réessayeraient cet été, et s’ils échouent une fois de plus, ils pourraient bien continuer à essayer dans les années à venir, avec encore plus de force. La démocratie israélienne doit sortir de cette crise avec un système immunitaire beaucoup plus fort – un système capable de résister à de futures tentatives de coup d’État.
Étape n°1 : Stopper le coup d’État
Le gouvernement a déjà achevé les travaux préliminaires sur la loi qui lui donnerait le contrôle sur la nomination des juges de la Cour suprême : il pourrait faire en sorte que ce projet de loi obtienne l’approbation finale de la Knesset avec seulement quelques heures de préavis. Si le gouvernement reprend sa tentative d’adoption des lois lui conférant des pouvoirs illimités, il sera du devoir de la Cour suprême d’exercer son autorité pour invalider ces lois, une après l’autre. D’abord et avant tout, la Cour suprême doit invalider toute loi qui donne au gouvernement le contrôle de la Cour suprême elle-même. La Cour doit agir ainsi non pas pour se protéger, mais pour protéger les libertés de l’ensemble des Israéliens.
Si la Cour suprême annule ces lois antidémocratiques et que le gouvernement ne se soumet pas à ses décisions, alors la police, l’armée et les autres branches des forces de sécurité, ainsi que tous les employés de la fonction publique, devront protéger la démocratie, venir au secours de la Cour, et ne pas obéir aux ordres illégaux d’un gouvernement qui tente d’établir une dictature. Le coup d’État crée de nouveaux dangers juridiques pour tous les membres des forces de sécurité – tant les réservistes que les membres de l’armée permanente. Tant qu’ils servent un pays démocratique doté d’un système judiciaire indépendant, leurs risques d’être arrêtés par une autorité judiciaire étrangère alors qu’ils voyagent à l’étranger et poursuivis parce qu’ils sont soupçonnés d’avoir commis des crimes de guerre sont considérablement réduits.
Dans un pays démocratique doté d’un système judiciaire indépendant, les soldats peuvent espérer que leurs ordres ont été approuvés par des autorités morales responsables. Mais dans une dictature, les soldats peuvent être amenés à commettre des crimes terribles qui les hanteront. Comment peuvent-ils être sûrs que l’ordre ne découle pas d’une vision du monde raciste d’un supérieur qui veut « anéantir » des villes et des villages entiers (un désir récemment exprimé par le ministre des Finances israélien) ? Dans un pays démocratique doté d’un système judiciaire indépendant, les soldats peuvent au moins espérer que leurs ordres ont été approuvés par des autorités morales responsables. En réalité, c’est le gouvernement qui met Israël en danger existentiel, non les réservistes.
Étape n°2 : Établissement d’un nouveau contrat
Chaque citoyen a un rôle important à jouer. Des manifestations, des protestations et des grèves apportent un soutien populaire aux juges de la Cour suprême, aux forces de sécurité et aux fonctionnaires. Aujourd’hui, l’État d’Israël n’a qu’une seule institution qui protège nos droits et nos libertés contre la législation raciste ou oppressive. Cette institution est la Cour suprême. Imaginez une voiture qui n’aurait qu’un seul frein, et quelqu’un voulant le désactiver au motif qu’il a trop de puissance. Ne serait-il pas beaucoup plus sûr d’installer d’abord quelques freins supplémentaires, puis de relâcher progressivement une partie de la pression sur le frein dominant ?
Les élections sont-elles une sorte de frein supplémentaire ? Ces dernières semaines, nous avons appris que la coalition au pouvoir en Israël cherche à reporter à 2027 les prochaines élections prévues en 2026, en interprétant de manière créative un passage obscur de la loi électorale existante. Le député Eliyahu Revivo (Likud) a déposé un projet de loi supplémentaire qui permettrait, sous certaines conditions, le « don » de 12 députés supplémentaires à la coalition au pouvoir. Si ce projet de loi était adopté, alors dans certaines situations, le public élirait 120 députés, et la coalition qui émergerait recevrait alors un cadeau céleste de 12 députés supplémentaires.
Qu’en est-il du pouvoir de la Cour suprême? La Cour suprême ne dispose pas d’un pouvoir illimité. Contrairement au gouvernement, elle ne peut ni déclarer la guerre ni faire la paix ; elle ne contrôle ni le budget ni ne construit de villes ; elle ne peut résoudre ni la crise du logement ni la crise. C’est le gouvernement qui contrôle le formidable appareil exécutif de l’État. Tout comme Ben-Gvir, le ministre des Affaires étrangères, le directeur général du ministère de l’Intérieur, le chef de la division du budget du Trésor et des centaines de milliers d’autres fonctionnaires prennent tant de décisions que, bout à bout, cela représenterait plus d’un million de décisions par jour. En théorie, il est possible de soumettre chaque jour un million de requêtes à la Cour suprême, lui demandant d’arrêter chacune de ces millions de décisions. Mais y a-t-il quelqu’un pour penser sérieusement que c’est praticable ? Quinze juges de la Cour suprême peuvent-ils mener un million d’audiences chaque jour ? La vérité est que la Cour suprême n’utilise que rarement sa capacité d’invalider des lois ou de bloquer des décisions gouvernementales. Dans toute son histoire, la Cour n’a invalidé que 22 lois ou éléments de lois.
La Cour suprême est-elle la protectrice des élites ? Ce qui est d’une importance cruciale pour les opposants au coup d’État, ce n’est pas la Cour suprême, mais les libertés qu’elle protège. Nous pouvons certainement envisager des mécanismes alternatifs pour limiter le pouvoir du gouvernement et protéger nos libertés. Si le gouvernement Netanyahu avait un souci profond et authentique de justice sociale, il aurait pu commencer son mandat en adoptant un ensemble complet de lois visant à réduire les inégalités.
Qu’est-ce que la démocratie ? Certains pensent qu’une fois que 51% des gens disent qu’ils veulent quelque chose, leur choix ne devrait rencontrer aucune limite. Mais ceci n’est pas la démocratie. Il y a quelques jours, le parlement ougandais a adopté une loi qui imposera la peine de mort aux personnes LGBTQ. La loi a été adoptée avec une majorité de 387 partisans, contre 2 opposants. Cela en fait-il une loi démocratique? Les propagandes du gouvernement Netanyahu et des régimes dictatoriaux à travers l’histoire prétendent que seule la majorité est le peuple, tandis que la minorité ne fait pas partie du peuple. Si nous ne parvenons pas à un large accord sur un nouveau contrat social, les jours de la démocratie israélienne seront comptés. Et sans démocratie, les jours de l’État d’Israël pourraient aussi être comptés.
La voie à suivre
Nous avons besoin d’une réforme globale et profonde de notre système éducatif, afin que les écoles puissent commencer à inculquer aux générations futures les valeurs de la démocratie et des droits de l’homme. Si nous ne le faisons pas, la démocratie israélienne ne survivra pas longtemps. Nous devrions donc convoquer une Assemblée constituante, accordant une représentation adéquate à tous les secteurs de la société, et qui sera chargée d’élaborer un nouveau Contrat social pour notre pays. Le gouvernement, la Knesset et les tribunaux continueront de gérer les affaires courantes d’Israël, tandis que l’Assemblée constituante travaille à créer un nouveau Contrat social qui puisse nous servir pendant les 75 prochaines années.
C’est une ancienne tradition juive pour les familles de se réunir à Pessach (Pâques) et de lire les textes sur le thème de la liberté. J’aimerais suggérer que cette année, les familles lisent également la Déclaration d’indépendance d’Israël ; et qu’en plus des traditionnelles « quatre questions » que les Juifs sont tenus de se poser à la table du Seder, nous soumettions à la réflexion familiale quatre questions supplémentaires :
• Quelles limites devrait avoir le pouvoir du gouvernement ?
• Lorsque nous parlons du « peuple », cela signifie-t-il uniquement la majorité ou cela inclut-il également les minorités ?
• Qu’est-ce que la majorité ne devrait en aucun cas être autorisée à faire aux minorités ?
• Pourquoi la majorité devrait-elle faire des compromis avec les minorités ?
Puissions-nous tous avoir une joyeuse fête de la liberté, et puissions-nous célébrer de nombreuses autres fêtes de la liberté dans le futur État d’Israël.