Perle Nikol dont nous avons publié ici un extrait de blog (sous la seule signature de Perle) et une lettre ouverte, note aujourd’hui sur sa page Facebook: «L’angoisse et la douleur n’ont pas de bord politique».
Et Yuval Rahamim, le responsable du Forum israélo-palestinien des familles endeuillées, que nous avons reçu récemment, écrit quant à lui: «En ces jours terribles, il semblerait que tous puissent se vanter d’avoir raison. Les opposants à un accord peuvent prétendre: “Vous voyez? Ce sont des sauvages; en aucun cas il ne faut discuter avec eux; ils essayeront toujours de nous porter des coups“. Les combattants de la paix, eux, diront: “Vous voyez… Si il y avait eu un accord nous ne serions pas obligés de revivre des événements aussi effrayants!“ Qui a raison? Quelle importance!
Ce n’est pas le moment de faire valoir combien nous avons raison. C’est le moment de la prière. Prière que tous se comportent avec sagesse et que cet événement ne soit pas l’allumette qui provoque le versement du sang et l’avènement de nouveaux deuils. Prière que ces jeunes puissent rentrer chez eux en bonne santé…»
Si cet article de Perle, comme la plupart des articles que nous éditons, ne représente pas une prise de position de LPM, il peint fidèlement le maēlstrom de l’opinion israélienne ces jours-ci… et donne à penser!
21 juin 2014, 22:55
Lundi matin, c’était le dernier jour de cours avant l’été. Le garde à l’entrée du campus nous a observés descendre du bus, visiblement tendu. Pour la première fois depuis des mois, il a ignoré nos airs surpris et a fouillé nos sacs, un par un. Pendant le week-end, les règles de sécurité avaient changé. Dans la queue impatiente, une étudiante arabe lui a jeté un regard dur avant d’ouvrir son sac. Il a posé son détecteur de métal, et a dit en arabe : «salam aleikoum». Elle l’a dévisagé et a répondu à son tour: «boker tov», en hébreu. Elle a souri, et moi aussi. C’était la plus belle et la plus triste scène d’un matin normal à l’université.
Dans le hall principal de l’université, les journaux distribués gratuitement hurlaient tous un même titre : «‘hatoufim/ OTAGES».
Chacun de nos profs a semblé hésiter un instant, avant d’évoquer la situation. Comment peut-on étudier ensemble le conflit, quand il passe les grilles du campus? Une classe d’étudiants israéliens, religieux et laïques, gauchistes, colons, ou entre les deux – tous concernés par un événement qui n’en finit plus de s’aggraver, qui nous divise mais nous rapproche aussi parce qu’il nous oppose aux « autres ». Les terroristes. Les Palestiniens. Une classe où étudie aussi cette étudiante palestinienne, arrivée malgré les checkpoints fermés autour de Bethlehem – et qui, lundi, n’était déjà plus vraiment des nôtres. Elle était là, simplement. Un peu à part.
Sur l’herbe de la fac, l’association étudiante avait maintenu les activités de la Journée de l’Environnement «pour encourager une impression de routine». Les banderoles criardes de Greenpeace se sont mêlées aux portraits des trois ados disparus, installés par les militants des factions de droite sur le campus, avec de grandes feuilles destinées à recueillir des signatures à un message de soutien aux familles des otages. Aucun parti de gauche ne s’y était associé. J’ai eu honte pour eux. Leur absence était criante.
Loin de l’atmosphère recueillie des rassemblements du week-end à Jérusalem, laissée aux mains d’un seul bord politique, la tragédie humaine avait été dépassée par des slogans très tranchés: «On ne parle pas avec des terroristes»; «Laissez Tsahal vaincre»; «Une armée forte pour un pays fort». Un sentiment d’exaltation régnait dans le grand hall de ma fac – déplacé, violent, presque repoussant. Comme si la possibilité de simplement s’identifier à l’attente des familles des trois adolescents kidnappés n’était plus offerte à tous. Alors que les hauts-parleurs dehors hurlaient une musique trop joyeuse, l’exhibitionnisme assumé de ce show de ferveur patriotique avait quelque chose de dérangeant.
Et puis, un groupe d’étudiants arabes est passé. Défiants, ils se sont arrêtés. D’un geste de la victoire à trois doigts, ils ont signalé leur soutien aux terroristes. Un doigt pour chaque otage. «Traîtres!» – a éructé une étudiante juive. Elle avait raison. Et peut-être tort, un peu, aussi. Une étudiante voilée nous a dépassés. Elle s’est frayé un chemin à toute vitesse entre les deux côtés. Elle était juste venue en cours, espérant sûrement qu’on ne lui demanderait pas son avis.
J’aurais voulu répondre. J’aurais voulu leur dire à tous que l’angoisse et la douleur n’ont pas de bord politique. Que l’humain est à tout le monde. J’aurais pu leur dire qu’on peut dénoncer l’occupation et le terrorisme, que rien ne nous oblige à être des victimes passives, que nous pouvons changer certaines choses. J’aurais dû dire que rien ne nous oblige à être tous pris en otage. Ni à prendre les autres en otage en retour. Mais je n’ai rien dit du tout. Á la place, je me suis laissée entraîner vers les escaliers par un copain. Poussant un panneau qui stipule de n’utiliser l’issue de secours vers le toit qu’en cas d’urgence, il m’a tirée par la main. «Ce pays entier est en état d’urgence.» Une fois dehors, en grimpant l’échelle qui nous menait toujours plus haut, mes cheveux se sont battus avec le sable et le vent. J’en ai oublié d’avoir le vertige.
La Cisjordanie commence aux portes du campus. Du toit, on distingue Jéricho, les monts de Judée, la mer Morte, jusqu’en Jordanie. L’Est de Jérusalem, de l’autre coté, semble formé de l’écume blanche d’une vague de petites maisons de pierres qui aurait déferlé sur des collines de cailloux nus, épargnant juste quelques oliviers. Lundi, à quelques kilomètres à peine, Tsahal imposait un blocus sur Hébron. Dans la cave d’une de ces maisons au loin, trois jeunes Israéliens, qui attendaient peut-être à ce moment-là leur salut. Et nous, si libres au même instant, embrassions toute la région d’un regard.
La semaine a filé à Jérusalem, entre mauvaises nouvelles et pas de nouvelles. La radio ne passe que du vieux rock israélien et de la pop mélancolique. Gaza nous tire dessus, nous bombardons en retour – dans l’indifférence générale. Seules les nouvelles sur les recherches en cours comptent. Les déclarations alarmistes succèdent aux analyses fumeuses.
Lundi soir, on a vu en terrasse à Jérusalem le match Iran-Nigéria retransmis par la télévision publique et commenté en hébreu. La majorité du pays était pour le Nigéria, et pas seulement à cause du nucléaire iranien. À la mi-temps, l’écran scindé en deux a diffusé en parallèle un flash info sur l’avancement des opérations en Cisjordanie. Mardi, des panneaux #BringBackOurBoys sont apparus sur nos bus. Mercredi, on a été au cinéma fuir l’heure des informations. On a vu «Le Prince vert», un documentaire sur un ancien informateur israélien infiltré au sein du Hamas. Étrangement, on a pensé que c’était distrayant.
Jeudi soir, alors que la première journée de partiels finissait à l’université, j’ai dépassé les portraits des otages, toujours affichés dans le couloir désert de la fac de sciences sociales. Une étudiante tenait un petit enfant par la main devant les panneaux. «Ils vont retrouver les garçons perdus?» a demandé le gamin. «Il faut prier pour que Dieu nous aide», a répondu sa mère. Dieu est la plus belle et la plus humaine des inventions. Elle a continué à tenir sa main, devant les affiches. Peut-être a-t-elle vraiment imaginé le perdre, ne serait-ce qu’un bref instant. Elle a serré sa main trop fort. Il l’a délicatement retirée, parce qu’elle lui «faisait mal». C’était le plus beau et le plus triste moment du monde.
Et lorsqu’ils sont partis, j’ai rajouté mon nom – en tout petit – au bas d’une des feuilles.