Le chapô de La Paix Maintenant
Universellement reconnu comme l’autorité par excellence en matière de démographie juive, le professeur Sergio DellaPergola, qui a rencontré presque toutes les populations juives de la planète, s’avoue préoccupé par l’analyse des données statistiques — lesquelles marquent dans le contexte de l’occupation des Territoires un «net fléchissement» de la sphère formant «le cœur même de la judaïcité». Voilà qui a provoqué sans le moindre fondement scientifique de violentes réactions dans l’entourage… du candidat Trump!
À son corps défendant DellaPergola, qui s’affiche comme «de droite et conservateur» (entendez, sur l’échiquier israélien, plus préoccupé de sécurité et de valeurs traditionnelles que par la paix et la démocratie laïque), l’admet: «Si Israël constitue le noyau dur du peuple juif et de son identité, les questions de la majorité démographique et de la survie de l’État juif sont essentielles.»
On comprend que ces analyses, soigneusement étayées par des données statistiques fines mais qui fragilisent l’idée du Grand Israël, ne fassent l’affaire ni des ultras israéliens ni de leurs amis trumpistes trompétant qu’il n’est pas de déclin démographique juif dans le Grand Israël… Nétanyahou lui-même n’avait pas osé!
L’entretien avec Sergio DellaPergola *
Qui définissez-vous comme juif?
«La question fondamentale à laquelle toute personne essayant d’explorer cette problématique se heurte est de savoir qui, au fond, est juif? Comme tous le savent en Israël, il y a plusieurs réponses à cela et, derrière chacune d’elles, un débat potentiel guette, orageux et sans fin – aux significations religieuses, nationales, politiques, etc.», répond le professeur DellaPergola. Quant à la catégorie qui pourrait se révéler la plus pertinente s’agissant de l’État d’Israël, DellaPergola travaille à partir de plusieurs hypothèses, dont la principale est l’arrêt de la Cour suprême dans le cas du frère Daniel, un moine né juif voulant devenir israélien au titre de la loi du Retour. Sa demande fut rejetée par une majorité de trois juges contre un, qui statuèrent qu’une personne convertie au christianisme ne peut dès lors être considérée comme juive».
«Autrefois, il était facile de déterminer qui est juif, soupire DellaPegola. Celui qui vivait au sein du ghetto, parlait une certaine langue ou exerçait un métier lié aux Juifs – était considéré comme juif. De nos jours, les choses sont beaucoup plus compliquées et s’organisent en diverses sphères. La liberté et les processus intellectuels connus par l’Europe ces derniers siècles ont produit une séparation entre la religion et la nation, et l’identité s’est faite complexe. Un homme peut s’affirmer juif en termes de nationalité et chrétien au plan religieux, ou le contraire.»
S’appuyant sur une décision de la Cour suprême [1], DellaPergola définit comme juif qui est né d’un parent juif ou converti [au judaïsme], et n’a pas d’autre religion. «De cette sphère, considérée comme le cœur du peuple juif, émergent en outre des ensembles de populations aux liens variables avec la judéité. La deuxième sphère inclut par exemple des gens qui, sans être juifs, font partie d’une famille nucléaire juive: le compagnon/la compagne [2] d’une personne juive; ou bien des gens vivant dans un foyer où se trouve au moins un Juif.»
«Une sphère plus éloignée se fonde sur la loi du Retour, qui intègre l’échelon des petits-enfants d’un [grand-parent] juif [3]», ajoute-t-il. «Une autre s’éveille ces dernières années, c’est le courant des Bnei Anousim, ou tribus perdues [4], qui ne relèvent pas de la troisième génération issue de Juifs mais revendiquent une ascendance plus lointaine. Ils ont conservé tout ce temps une identité particulière et un sentiment d’appartenance incluant des rites et coutumes juives, et même la circoncision.»
Dans ses travaux, le professeur DellaPergola publie les données chiffrées concernant toutes ces sphères, et les fossés entre les unes et les autres sont impressionnants. Le cœur du peuple juif comprend quelque 14,5 millions de Juifs; mais le cercle attitré à bénéficier de la loi du Retour compte environ 9 millions de non-Juifs (rien qu’en Israël, ils sont 300 000 environ).
Des divergences existent – nullement mineures – quant aux limites du dénombrement
«Chaque chercheur place le curseur ailleurs. On me voit comme un conservateur qui se limite aux première et deuxième sphères, proche en cela de la façon dont la Cour suprême a statué, à savoir qu’il n’est qu’une identité unique.» Il est des chercheurs pour affirmer qu’il y a du mouvement entre les sphères; que l’identité est fluide; que l’on peut être à la fois ceci et cela, ou passer de l’une à l’autre. Il en est même pour soutenir la thèse selon laquelle “un Juif est quelqu’un qui choisit d’être juif”. C’est un point de vue qui change fortement notre mode de calcul.»
C’est une catastrophe, il faut faire quelque chose
Se plonger dans les données et la diversité des sphères, surtout en restant conscient des constantes mutations de l’identité, pose la question de la portée pratique de ces recherches. Est-ce qu’à une époque où les gens se sentent juif un jour, et l’autre non, il vaut vraiment la peine de dénombrer et classer? Selon DellaPergola, «les différences d’évaluation n’estompent pas le fait que le sujet est intéressant; le concept de “peuple juif” demeure et comprend bon nombre d’implications. Je ne me presserais pas, ajoute-t-il, d’adopter une conception nihiliste et destructrice. Il ne fait pas de doute que le peuple juif “vit et existe” [5], même s’il n’est pas toujours facile à cerner».
«Plus largement, les études au niveau mondial montrent que la religion constitue une très puissante variable d’interprétation concernant d’autres occurrences, telles l’économie, l’éducation ou l’espérance de vie, etc. Qui plus est, ces études revêtent – et pas seulement s’agissant des Juifs – une énorme importance géopolitique. Par exemple, l’estimation que d’ici 2050 environ la moitié de la croissance démographique mondiale sera musulmane. Pareille donnée est lourde de graves conséquences. Ce à quoi l’Europe ressemblera dans cinquante ans est un point de la plus haute importance, avec des conséquences tant à micro qu’à macro échelle. Les travaux ayant trait aux Juifs relèvent de la recherche sur des processus mondialement à l’œuvre, et ont de la valeur en-dehors de l’intérêt intrinsèque de ce qu’ils révèlent au sujet de l’État d’Israël.»
Les chercheurs qui présentent des données de cette sorte – a fortiori s’agissant du nombre de Juifs et de l’identité juive – doivent s’attendre à de fortes réactions. Chacun peut porter un regard différent sur ces chiffres, et surtout en user au profit de ses visées propres. DellaPergola est accoutumé à la diversité des réponses et les répartit entre celles qui relèvent de l’opinion publique et celles qui se fondent sur la recherche. Les réactions de l’opinion publique vont de «c’est une catastrophe, il faut faire quelque chose» à «c’est la meilleure époque que nous ayons connue»; et une réponse souvent obtenue de la part de dirigeants d’instances communautaires à l’étranger est «ne nous encombrez pas de faits, nous savons déjà tout».
«Je suis connu pour être marqué à droite et conservateur, dit DellaPergola, mais il ne fait pas de doute que les études dépeignent un tassement du cœur du peuple juif. Peut-être est-ce justement le renforcement de la minorité ultra-orthodoxe qui pourra concourir à l’accroissement de ce noyau dur dans l’avenir. Concernant les autres sphères, j’engrange des données montrant une érosion de l’identité juive, mais non une disparition complète. Bien que divers éléments aillent s’affaiblissant, il y a encore pas mal de gens qui participent au moins une fois l’an à une cérémonie à la synagogue; contribuent à une campagne de levée de fonds; ressentent une certaine responsabilité ou quelques sentiments à l’égard de l’État d’Israël. Des souvenirs sont également demeurés dans des cercles plus distants, qui ne se situent déjà plus au sein du noyau.»
Jusqu’à quel point vous identifiez-vous à la locution “la Shoah tranquille”, qui se rapporte à l’assimilation?
«Je la déteste. Je suis très hostile à l’usage de ce terme dans des contextes autres. La Shoah fut la Shoah, et nous parlons ici de processus complexes reflétant sans nul doute une déperdition —mais c’est quelque chose d’autre.»
Le nombre de Juifs: de la politique et c’est tout
Avec le temps, ses études ont fait l’objet d’une lecture à visées politiques, essentiellement dans le contexte des Territoires et des frontières de l’État d’Israël. Bien que son but soit de présenter des travaux de recherche aussi objectifs que possible, DellaPergola n’hésite pas à en tirer les conclusions: «Cela fait de nombreuses années que je dis que la majorité juive au sein de l’unité géophysique qui s’étend du Jourdain à la Méditerranée s’est érodée, voire évanouie. Elle s’est d’autant plus pulvérisée à ne se fier qu’à la définition de la Tradition [6] qui — on exclut ainsi des calculs des centaines de milliers de personnes supplémentaires, qui se trouvent en Israël par l’application de la loi du Retour, mais ne sont pas juives. Suivant ces paramètres, il n’y a pas de majorité juive en Israël.»
«Cette allégation n’est guère prisée dans certains cercles, et il y a un courant très agressif à mon encontre qui s’évertue à dire que ce n’est pas vrai. Les réponses naviguent entre “supprimons la bande de Gaza des calculs” et “procédons à des échanges de territoires” – alors, la majorité juive remontera. C’est un point clairement politique, et mon rôle est de présenter tout l’éventail. À mon avis, c’est un sujet à part entière – car je ne puis effectuer de recherche sur le monde juif sans m’occuper de ce point. Si l’État d’Israël est le cœur du peuple juif, la question de la majorité démographique et de la survie de l’État juif est essentielle.»
«Mais l’usage politique des données me met mal à l’aise. Par le passé, j’ai donné des conseils à la municipalité de Jérusalem [7] et à des Premiers ministres tels qu’Ariel Sharon et Ehoud Olmert ; des contacts ont également été pris avec le cabinet — qui doit à mon avis avoir connaissance des faits à l’arrière-plan. On a, par exemple, évoqué la possibilité de faire venir en Israël un million d’immigrants supplémentaires. En l’état actuel des choses, c’est contraire à tout fondement. Une immigration massive se produit en situation de détresse, ou face à un sentiment de désespoir. Il n’existe aujourd’hui aucune puissance pour l’alimenter, ni aucune catastrophe pour mettre en branle une vaste masse d’immigrants, à l’instar de l’effondrement de l’Union soviétique.»
Une autre conjecture politique suppose qu’en temps de détresse le monde juif se mobilisera pour le bien de l’État d’Israël
«La réponse est oui et non. Il faut lire correctement les indicateurs de préoccupation des Juifs des États-Unis à l’égard de l’État d’Israël. Un tiers est très pro-Israël; un tiers se situe quelque part au milieu; et un tiers ne s’en soucie pas. Mais le tiers central n’est pas uniforme. Les populations juives de diaspora forment un corps complexe. Il est difficile d’en tirer des conclusions tranchées.»
Notes & Références
[1] Décision qui fait jurisprudence, comme toutes celles de la Cour suprême – statuant en fonction des Lois fondamentales élaborées au fil du temps dans un pays dénué de constitution. L’arrêt précédemment cité concernant le frère Daniel [« בג »ץ האח דניאל »] en est l’illustration.
[2] Nous complétons ici et une fois pour toutes la formulation de DellaPergola, qui use quant à lui d’une syntaxe hébraïque classique arasant les genres sous la prééminence du masculin. Cela nous a semblé d’autant plus préjudiciable à cet endroit que l’appartenance au peuple juif se transmet en bonne orthodoxie par les femmes… La descendance d’une mère juive et d’un père non-juif, “adopté” ou non au sein d’un foyer juif en Israël, serait donc dans tous les cas juive ; mais quid de la descendance d’un père juif et d’une mère non-juive ? La réponse est écrite, mais plus claire si l’on souligne qu’elle est identique dans les deux cas.
[3] Une loi du Retour promulguée sous l’arbitrage de David Ben-Gourion, soucieux d’une part de donner des gages au PNR, le seul parti religieux prêt à se compromettre avec les institutions d’un État dont la proclamation rompait avec l’attente de l’ère messianique — afin d’obtenir grâce à l’apport de leur minuscule poids électoral une majorité de gouvernement ; d’autre part de faire d’Israël au lendemain de la Shoah une terre d’asile pour tous les Juifs/Juives ou considéré(e)s comme tel(le)s du fait de leur ascendance. On se souvient de la règle du régime nazi du quart de sang juif… celui d’un grand-père ou d’une grand-mère suffisant à “contaminer” l’apport aryen subséquent.
[4] note en confection.
[5] עמ ישראל חי וקיים / Âm Israel ‘Haï véQayiam. On ne peut que penser à la mélodie hassidique, comme toujours composée à partir d’un verset biblique sur lequel on chante, on danse: דויד מלך ישראל חי חי וקיים / David Melekh Israel ‘Haï ‘Haï véQayiam / “David roi d’Israël vit, vit et existe” – abondamment reprise, en particulier dans les milieux de la droite nationaliste, dans une version ici citée qui célèbre la résilience victorieuse du peuple juif.
[6] note en confection.
[7] Il s’agit là de la municipalité attrape-tout du Grand Jérusalem qui englobe, outre la partie orientale de la ville et ses faubourgs, nombre d’agglomérations où les expropriations vont bon train; ainsi, bien sûr, que les grands blocs de colonies.
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* Nous avons choisi de ne traduire ici que la seconde partie de cette très longue série d’entretiens publiée par YNet, centrée sur le peuple juif en Israël, et mis de côté une introduction méthodologique; les souvenirs d’une jeunesse à Trieste; et les analyses démographiques portant sur les populations juives d’Italie et des États-Unis.
Les lecteurs intéressés par ces éléments et lisant l’hébreu pourront se référer à la version originale: [->http://www.ynet.co.il/articles/0,7340,L-4860863,00.html];
ou anglaise: No Jewish majority between Jordan river and sea, says ‘national demographer’: [->http://jewishbusinessnews.com/2016/10/17/no-jewish-majority-between-jordan-river-and-sea-says-national-demographer/]