Le chroniqueur du Ha’Aretz décrit ici un univers régi par d’implacables convictions au mépris de toute réalité, citant Georges Orwell – qui notait aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale et de sa préface en Espagne: «Tout nationaliste est capable de la malhonnêteté la plus flagrante, mais il est aussi – dans la mesure où il a conscience de servir une cause supérieure – imperturbablement certain d’être dans son bon droit.»
Un univers qualifié par Shalev de “contre-utopique” [1], où l’autre et ses souffrances s’effacent derrière le voile de l’idéologie, dans l’impitoyable guerre des mots. Ironie de l’histoire, c’est justement aux couleurs d’une utopie finalement brisée par le nationalisme qu’Herzl peignait, dans son roman Altneuland [L’ancien-nouveau pays], l’État juif démocratique qu’il appelait de ses vœux.
J’envie les gens dénués de doutes. Ceux qui sont sûrs de savoir ce qui est. Des gens convaincus que le noir est noir, le blanc blanc, et qu’ils ne formeront jamais un duo. Ceux qui voient le monde qui les entoure – tout au moins le conflit israélo-palestinien – comme dépourvu d’ambiguité, clair comme le jour, bien délimité, tranché net, en un clin d’œil, n’appelant ni “si” ni “mais”.
Vous savez bien de qui je parle: ceux pour qui Israël a toujours tort ou raison; ceux qui voient les Palestiniens comme d’impuissantes victimes ou d’irrémédiables terroristes; ceux qui croient que l’occupation est la source de tout mal et ceux qui nient jusqu’à son existence; ceux qui ne repèrent le mal que de l’autre côté et se voient dans leur miroir purs comme lys.
Il fut un temps où ces types fermés à tout doute formaient une minorité distincte aux marges du débat politique: vous aviez vos gauchistes radicalement anti-sionistes et vos ultra-sionistes fanatiques de droite, bien sûr, mais la plupart des gens se situaient quelque part dans un
centre bien plus large, pesant les options, balançant entre le pour et le contre, résignés à un monde imparfait. La vie, ils le savaient, est compliquée.
De plus en plus, cependant, un nombre croissant de gens gravitent autour d’une idéologie binaire faite de ou/ou, avec nous et contre vous. En Israël, malheureusement, il s’est essentiellement agi d’un mouvement unilatéral vers l’extrême-droite.
Ce processus, qui a pour nom “polarisation”, a fait l’objet depuis plusieurs années d’observation et de gloses sans fin: cela a beaucoup à voir avec l’extension d’Internet, l’effondrement des media conventionnels, la vision canalisée par la prolifération des réseaux sociaux, les chambres d’écho toujours plus vastes où l’on peut entendre ses propres opinions, si odieuses soient-elles, se répercuter et noyer le reste.
L’opération Bordure Protectrice [2] a fourni mains exemples de ce “dialogue de sourds” numérique. Dans le cyber espace, Israël soit gagne à Gaza une juste guerre d’auto-défense, soit massacre des civils palestiniens pour mieux ancrer l’occupation. Tsahal est soit l’armée la plus morale du monde, soit une bande hypocrite de malfrats bien entraînés; soit effectue des frappes chirurgicales destinées à sauver des vies, soit sème la mort et la destruction sur une échelle jamais vue depuis le bombardement de Dresde. Et le siège de Gaza est soit une réaction bénigne et inévitable aux actes de guerre du Hamas, soit une politique inhumaine vouée à opprimer les Palestiniens et les amener à la soumission par la défaite.
Une part importante du processus consiste à se bander les yeux face à l’autre et disqualifier ses souffrances. Ainsi, non contents de se persuader que les souffrances et les destructions infligées à Gaza sont parfaitement mesurées et totalement justifiées, nombre d’Israéliens et de partisans de son incursion ont maintenant rallié un univers où la description des souffrances [subies par les] Palestiniens est vue comme de la propagande ennemie et revient à trahir le peuple juif (ainsi que l’humoriste américain Jon Stewart [3] l’a constaté ses derniers jours).
Parallèlement, ces champions des droits de l’humanité qui voient l’opération israélienne comme excessive, injustifiée, voire criminelle, s’arrangent comme ils peuvent pour supprimer de leur disque dur interne toute conscience de la permanence du terrorisme du côté du Hamas, de l’usage diabolique qu’il fait des civils comme boucliers humains et la façon dont il maltraite constamment son propre peuple.
Georges Orwell, l’auteur de La Ferme des Animaux [4] et de la “novlangue” [5], établissait il y a près de 70 ans, dans ses remarquables “Notes sur le nationalisme” [6] la différence entre nationalisme et patriotisme: «Les nationalistes ont tous la faculté de ne pas voir les ressemblances [qui existent] entre des ensembles de faits similaires. Non seulement le nationaliste ne désapprouve pas les atrocités commises par son propre côté, mais il a la remarquable capacité de ne pas même en entendre parler.» «Tout nationaliste, ajoute-t-il, est capable de la malhonnêteté la plus flagrante, mais il est aussi – dans la mesure où il a conscience de servir une cause supérieure – imperturbablement certain d’être dans son bon droit.»
Dans une atmosphère semblable, Orwell prophétisait: «Les commentateurs politiques ou militaires, tels des astrologues, peuvent survivre à n’importe quelle erreur, car leurs adeptes les plus fidèles n’attendent pas d’eux qu’ils évaluent les faits, mais qu’ils stimulent les loyautés nationalistes.» Le passé lui-même, note-t-il, s’offre à la réinterprétation : «Chaque nationaliste est hanté par la croyance que le passé peut être changé. Il passe une partie de son temps dans un monde de fantaisie où les choses se produisent comme elles l’auraient dû – dans lequel, par exemple, [l’invincible] Armada espagnole triompha, tandis que la révolution russe fut écrasée en 1917 – et il fera passer des fragments de cet univers dans les livres d’histoire aussitôt que possible.»
Cela devrait sonner familier aux Israéliens et aux juifs [de diaspora] qui sont parvenus à s’auto-convaincre, malgré l’amoncellement de preuves contraires, que la Nakba palestinienne [7] est le produit d’une imagination orientale fertile; ou aux Palestiniens qui arrivent à nier, en dépit de l’histoire du siècle passé, qu’ils ont obstinément refusé d’accepter la réalité, de rejeter la violence ou d’admettre le droit d’Israël à exister.
Orwell, observeront les critiques, était fort peu épris du sionisme et, à en croire certains récits biographiques, flirtait avec l’antisémitisme. Voilà qui serait un moyen aisé pour chacun des deux côtés de rejeter la description incisive de ce qu’ils sont vraiment: des gens qui faussent la réalité et refusent de regarder les chose en face, plaçant leur nation favorite «au-delà du bien et du mal, et n’acceptant nul autre devoir que celui de faire avancer ses intérêts».
Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de juste ni d’injuste dans le conflit israélo-palestinien, mais simplement que jamais la vérité ne s’est trouvée, ne se trouve et ne se trouvera exclusivement d’un côté ou de l’autre. Mais plutôt que de composer avec des exigences conflictuelles et une réalité complexe, de plus en plus de gens sont aimantés par l’espace confortable des vérités absolues, de la pensée collective et de la rhétorique nationaliste, vers un lieu sans nuances de gris – et donc sans place pour le compromis ni raison d’en faire.
Avec le temps – et ceci pourrait se produire à l’heure même où nous parlons – le centre s’effondrera, la modération disparaîtra, le fanatisme sera le héros du jour et la catastrophe deviendra inévitable – comme aux jours d’Orwell.