« Ils en ont assez des règles du jeu de la démocratie occidentale. Elle n’a jamais été à leur goût. Maintenant, ils sont décidés à la détruire » affichait dimanche 14 la Une de Yedioth sous la plume de Nahum Barnéa, dans un éditorial abondamment cité en Israël et à l’étranger [1], mais à notre connaissance jamais traduit jusqu’ici.
Si l’éditorialiste fait preuve, à l’égard de certaines des justifications officielles données à telle ou telle mesure (dont la loi sur le financement des associations « politiques »), d’une relative compréhension que nous sommes loin de partager, ce n’est que pour mieux conclure à une stratégie manifeste d’étouffement des libertés — surtout si ce sont celles de l’opposition !
Yaakov Neeman, ministre de la Justice, a cherché un soir à contacter Moshé Kah’lon, ministre des Affaires sociales et des Communications, et membre du Likoud. Il le trouva à Haïfa, ville où il réside, loin de ses fonctions officielles, loin de ses collaborateurs. Neeman sait où et quand joindre les gens, il a plus de cinquante années d’expérience dans l’art de la manipulation.
Il lui dit être sur le point de soumettre au vote de la commission interministérielle des Lois une proposition de changement de la composition du comité chargé de nommer les juges. Un point en apparence mineur. En fait, une mutation historique du mode de désignation des juges en Israël et une loi conçue, non dans l’intérêt général, mais dans celui d’un particulier – à l’encontre de la règle dans un État de droit.
Kah’lon a raconté par la suite avoir demandé à Neeman de quelle loi il était question et en quoi elle était nécessaire. Neeman le rassura : « De toute façon, elle ne passera pas. Qu’est-ce que tu en as à faire ? » Dimanche dernier, lors de la réunion de la commission, Beni Begin, l’un des opposants à la loi, tenta de convaincre Kah’lon de voter contre. « Désolé, dit Kah’lon, je me suis engagé auprès de Neeman », et il vota pour. Lors du vote, il y eut égalité des voix. Le suffrage de Neeman, qui se glorifie habituellement de s’abstenir (« je ne suis pas un politicien »), fit basculer le scrutin.
Cette histoire appelle deux conclusions :
• La première est que le cynisme est une maladie contagieuse. Les actions politiques entravées dès lors qu’on use pour les justifier d’une emphase messianique passent aisément pour peu qu’on les présente comme un exercice accessoire, anodin, la main de l’adversaire qu’on fait fléchir au bras de fer, le clin d’œil d’un avocat. À ce jeu-là aussi Neeman est passé maître.
Quand Dan Meridor et Beny Begin tentèrent de convaincre leurs pairs de s’opposer à cette loi, ils furent éconduits avec des sourires cyniques. L’un des ministres leur rappela qu’une autre loi avait récemment été amendée – celle qui exigeait que le président de la Cour suprême soit en mesure de siéger trois années minimum [2]. La loi en vigueur empêchait l’élection du juge Grunis, trop âgé. Neeman proposa de modifier la loi afin de permettre la désignation d’Asher Grunis ; à quoi la présidente [de la Cour suprême] Dorit Beinisch ne s’était pas opposée. Meridor et Begin s’étaient résolus à cet arrangement, et la loi fut modifiée. « Eh quoi ! » s’exclama le ministre, sarcastique, « cet amendement-là n’avait-il rien de personnel ? »
• La seconde est que la coalition en place pratique la répartition des tâches. Nétanyahou est responsable de la communication et des relations publiques ; quant à la mutation du régime politique en Israël, c’est la Sainte Trinité qui s’en charge : le ministre Yaakov Neeman, le chef de la coalition au pouvoir Zeev Alkin, et le président de la Commission de la Knesseth [3] Yariv Levin. Avec le concours mineur du président de la commission des Lois, David Rotem. Ils sont moins connus que d’autres hommes politiques, moins assoiffés de couverture médiatique, mais il ne faut pas les sous-estimer : ils sont plus intelligents que leurs collègues, déterminés à atteindre leur but, efficaces et fiables. S’ils semblent être au service de Nétanyahou, c’est lui, en réalité, qui se trouve entre leurs mains.
Tout ce qui figure dans les lois ou les décisions qu’ils font entériner par le cabinet ou la Knesseth n’est pas nécessairement antidémocratique. Prenez par exemple le projet de loi adopté hier au niveau gouvernemental, visant à interdire le financement d’associations [israéliennes] par des gouvernements étrangers. Non seulement la droite, mais quasi tout Israélien se sent mal à l’aise quand l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou la Communauté européenne subventionnent les activités politiques de la gauche israélienne. En Cisjordanie, c’est une autre affaire, il s’agit d’un territoire occupé. Mais l’implication de gouvernements étrangers dans le jeu politique inter-israélien sent mauvais, non moins que celle de millionnaires de droite.
Prenons encore l’exigence imposée par la commission des Finances de la Knesseth aux patrons de Canal 10 de régler leurs dettes à la Deuxième chaîne. La fermeture de Canal 10 sera un coup dur porté à la démocratie israélienne, en particulier du fait de son traitement vif et incisif de l’actualité. Mais l’on doit payer ses dettes. Ce qu’il est juste d’exiger d’un opérateur de téléphonie, il n’est pas moins juste de l’exiger des patrons d’une chaîne télé. Si les patrons de Canal 10 en ont assez de perdre de l’argent, qu’ils ferment ou qu’ils vendent. Ils ne méritent aucune remise.
Mais ce ne sont là que considérations annexes. Qui voit la forêt ne s’arrête pas aux arbres ; qui voit la dynamique enclenchée, plutôt que chacune des lois en elle-même, comprend que là se manifeste une tendance forte. Il ne s’agit ni du renouvellement des élites, ni de remédier à quelques imperfections. Les Neeman, les Alkin, les Lieberman de tout acabit en ont assez des règles du jeu libéral [4], démocratique, occidental. Ils ne les ont jamais aimées, aujourd’hui ils se dressent face à elles pour les anéantir.
NOTES
1] Voir en particulier sur le site de 24h Montréal l’article de Marius Schattner énumérant force lois ou amendements proposés par une fraction de la droite au pouvoir : [
2] Sur les tenants et aboutissants de ce changement infligé aux règles de désignation du président de la Cour suprême, voir la traduction de l’article de Dror Etkes, “La loi et le vol des terres”, publiée en octobre dernier sur notre site : [
3] En charge des procédures internes et des questions administratives, la ”Vaadath ha-Knesseth” (“House Commission“ en anglais) veille au bon fonctionnement du parlement. Elle assure la répartition des dossiers entre les diverses commissions, quitte à statuer elle-même sur tout point qui ne relèverait d’aucune en particulier. Pour en savoir plus : [
[4] Au sens anglo-saxon du terme, à visée politique et surtout pas économique : respect des libertés individuelles, d’opinion, de la presse, etc.