La société ultra-orthodoxe est devenue le moteur de la croissance de la population juive en Cisjordanie, Israël payant un prix de plus en plus exorbitant pour cette politique.
Traduction : Bernard Bohbot pour LPM
Auteur : Shaul Arieli pour Haaretz, le 15 octobre 2020
Photo : La ville palestinienne de Bethléem vue depuis l’implantation de Givat Eitam, 30 septembre 2007. ©Marco Longari/AFP
Mis en ligne le 25 octobre 2020
Il y a environ deux semaines, le Premier ministre Benjamin Netanyahu a ordonné la convocation de la Commission supérieure de planification de l’administration civile, dans le but de faire approuver des constructions de grande ampleur en Judée et en Samarie – à hauteur de 5 400 unités de logements dans des dizaines de localités. Il est clair que sa décision – après la suspension de la planification de la construction en Judée et en Samarie en février dernier afin de ne pas porter atteinte aux accords avec les Émirats arabes unis et le Bahreïn – est le prix politique consenti pour assurer sa survie politique.
Cependant, il s’agit d’une étape supplémentaire dans la folle poursuite de la construction dans les colonies de Cisjordanie. C’est un énorme gaspillage de ressources aux dépens de la société israélienne et cela renforce l’illusion qu’il sera possible de dicter aux Palestiniens un accord de paix et la cessation du conflit en même temps que l’annexion de toutes les colonies par Israël.
Rares sont ceux qui tenteront d’expliquer la « logique » de la carte de « l’initiative de Trump » que Netanyahu a chaleureusement adoptée – qui oblige Israël et les Forces de défense israéliennes à construire et à sécuriser une nouvelle frontière trois fois plus longue que toutes les autres frontières d’Israël – au nom de considérations sécuritaires pourtant devenues désuètes.
En 1993, après 26 ans d’occupation et de colonisation, la Judée et la Samarie comptaient 110 000 Israéliens (2 % de la population totale d’Israël), dont 75 % vivaient dans les blocs de colonies et à proximité de la Ligne verte. C’est-à-dire que, selon l’hypothèse de travail des échanges de territoires, à laquelle les Palestiniens ont consenti, le défi de l’évacuation israélienne ne concernait que 27 000 personnes, soit 6 500 familles. Ce nombre constitue environ 0,5 % de la population d’Israël, soit un tiers du nombre de Palestiniens vivant actuellement dans la zone C – à qui ceux qui demandent à être annexés sont également prêts à accorder la citoyenneté israélienne. Ces chiffres sont négligeables d’un point de vue national car, au cours de cette décennie, Israël a absorbé un million d’immigrants venus de l’ex-Union soviétique.
Beaucoup d’autres évoqueront la raison principale, qui est le désir d’empêcher l’évacuation de toute colonie ou de tout avant-poste illégal afin de contrecarrer la mise en œuvre de la solution à deux États. Cette frontière s’étend selon un tracé et sur une longueur illogique afin d’annexer des dizaines de colonies isolées et minuscules, créant ainsi 17 enclaves israéliennes qui se trouvent à l’intérieur du territoire de la Palestine qui sera annexé à Israël. Cette frontière hallucinatoire a été créée pour accorder une aumône politique aux nationalistes messianiques du Likoud et à sa droite, qui croient au commandement « d’hériter de la terre » ainsi que pour répondre à la crainte d’une partie de l’opinion publique d’une « guerre civile » que provoquerait l’évacuation forcée d’un grand nombre de colons.
Cette situation encourage ceux qui s’opposent à une solution de statut permanent à continuer d’investir de grosses sommes d’argent de l’État dans l’expansion des colonies en général et en particulier des colonies isolées qui empiètent sur la contiguïté territoriale palestinienne.
Jusqu’à la signature des accords d’Oslo en 1993, la plupart des citoyens ne voyaient rien de mal dans ces colonies et justifiaient même leur construction par le refus des Palestiniens de reconnaître Israël sur la base des résolutions internationales et de signer un accord de paix avec lui. Depuis qu’Israël a signé les accords d’Oslo, qui se fondent sur la résolution 242 du Conseil de sécurité des Nations unies, dont l’importance est un retour aux lignes de 1967, il était clair pour tous les Premiers ministres et ministres du cabinet que, lorsque les Palestiniens satisferont les exigences d’Israël en matière de sécurité au moyen d’arrangements fonctionnels, sur le modèle des accords avec l’Égypte et la Jordanie (comme cela a d’ailleurs été fait), le plus grand défi et obstacle à la signature d’un accord permanent serait l’avenir des colonies.
Comment les gouvernements israéliens ont-ils donc agi face à l’obstacle des colonies depuis la signature des accords d’Oslo ? Ont-ils, comme le prétendent les Palestiniens, fait tout ce qui est en leur pouvoir pour rendre cet obstacle encore plus grand afin d’augmenter la taille du territoire annexé à Israël à leurs dépens ou, pire encore, de créer une réalité qui sera perçue par l’opinion publique israélienne comme ne permettant pas une solution à deux États à un prix national raisonnable ? Ou bien ont-ils œuvré pour réduire au minimum l’influence de cet obstacle sur les chances de parvenir à un accord ? Nous nous concentrerons sur cette question en Judée et en Samarie, car les Israéliens ont été évacués de la bande de Gaza en 2005, et à Jérusalem, les deux parties sont convenues dans le passé de diviser Jérusalem-Est sur une base démographique.
La poussée post-Oslo
Comment les gouvernements d’Israël se sont-ils comportés entre la signature des accords d’Oslo et les pourparlers visant à parvenir une solution permanente au conflit lors des pourparlers de Camp David en 2000 – sept années au cours desquelles se sont succédé les Premiers ministres B. Netanyahu, Y. Rabin, S. Peres et E. Barak ? Ils ont amené 80 000 Israéliens supplémentaires en Judée et en Samarie (soit une augmentation de 73 %). Parmi eux, 62 % viennent de l’intérieur de la Ligne verte. À Camp David, Barak a proposé d’annexer 13 % de la Cisjordanie, soit 156 000 personnes, ce qui représente 82 % de tous les Israéliens de Judée et de Samarie. Cela étant, selon la position d’Israël et sous sa responsabilité, 7 000 personnes de plus ou 1 700 familles et plus auraient été évacuées (soit une augmentation de 20 % par rapport au nombre de 1993).
En 2001, le nombre d’Israéliens en Judée et en Samarie était passé à 201 000. Sur la toile de fond de la Deuxième intifada, le nombre de ceux qui venaient de l’intérieur de la ligne verte avait chuté pour ne représenter plus que 30 % de l’augmentation annuelle du nombre d’Israéliens vivant en Judée et en Samarie. Lors des négociations de Taba cette année-là, Barak a proposé d’annexer à Israël 6 à 8 % du territoire avec 145 000 Israéliens (72 %), ce qui aurait porté le nombre d’évacués attendus à 56 000, soit plus du double du nombre de 1993. Les Palestiniens ont proposé une annexion de 3 % du territoire regroupant seulement 96 000 Israéliens, et l’évacuation des 105 000 restants.
Lors des pourparlers d’Annapolis en 2008, après sept années supplémentaires partagées entre les premiers ministres Ariel Sharon et Ehud Olmert, le nombre d’Israéliens en Judée et en Samarie avait grimpé en flèche de 90 000 personnes (une augmentation de 44 % par rapport à 2001) et avait atteint 291 000. Parmi eux, 32 000 étaient des migrants provenant de l’intérieur la Ligne verte (36 %). Lors des négociations, Olmert a proposé d’annexer 6,5 % de la Cisjordanie avec 211 000 Israéliens et d’évacuer 80 000 colons, soit trois fois plus que ce qu’Israël devait évacuer en 1993. Selon la proposition palestinienne, le nombre d’Israéliens devant être évacués serait passé à 176 000.
La décennie Netanyahu
Une décennie entière sous Netanyahu a fait passer le nombre d’Israéliens vivant en Judée et en Samarie à 428 000 à la fin de 2018, soit 47 % de plus qu’à l’époque des négociations d’Annapolis. Leur proportion dans la population totale d’Israël était 2,5 fois plus élevée qu’en 1993 et s’élevait à 4,8 %. Il faut souligner qu’au cours de la décennie Netanyahu, malgré le calme relatif, le taux de migration provenant de l’intérieur de la Ligne verte vers la Judée et la Samarie est progressivement tombé à 20 % de l’augmentation totale, tandis que l’augmentation naturelle en Judée et en Samarie – dont la moitié a eu lieu dans les villes ultra-orthodoxes de Modi’in Ilit et Betar Ilit – a progressivement augmenté pour représenter 80 % de l’augmentation totale.
La société ultra-orthodoxe – ou Haredi -, dont seulement 6 000 membres vivaient en Judée et en Samarie en 1993 (5,5 % de tous les Israéliens de ces régions), est devenue le moteur de la croissance de la population des colons. En 2018, leur nombre a atteint 150 000 (35 % de la population des Israéliens de Judée et de Samarie) et d’ici une décennie, ils devraient représenter la moitié de tous les Israéliens en Judée et Samarie. Plus de la moitié des permis pour les nouvelles unités de logements (2 929) seront attribués à la ville de Haredi de Betar Ilit.
Si l’on examine la proposition d’Olmert en 2008 à la lumière de la situation actuelle, Israël serait désormais tenu, conformément à sa position de l’époque, d’évacuer 114 000 Israéliens. C’est-à-dire un nombre supérieur au nombre total d’Israéliens qui vivaient en Judée et en Samarie en 1993, et 4,2 fois le nombre d’Israéliens qui auraient dû être évacués en 1993.
Il ressort de cette analyse qu’Israël, sous l’égide de tous ses Premiers ministres, a choisi une politique qui a conduit à amplifier l’obstacle que représente l’évacuation des Israéliens, en ayant encouragé l’immigration, la construction et l’expansion des colonies dans leur ensemble et en particulier, dans les colonies isolées en dehors des grands blocs. Les Premiers ministres l’ont fait pour différentes raisons : Barak pensait qu’une solution au conflit pouvait être obtenue pendant son mandat et qu’il n’y avait donc aucune importance à ajouter des milliers d’évacués. Netanyahu voyait dans l’augmentation du nombre de colons un moyen de détruire la solution à deux États et persuader l’opinion publique qu’il est possible d’imposer aux Palestiniens une autonomie qui ne serait que culturelle.
Depuis les accords d’Oslo, le nombre d’Israéliens vivant en Judée et en Samarie a augmenté de 289 %, tandis que la population d’Israël dans son ensemble a augmenté de 68 %. En d’autres termes, au cours des 26 années qui se sont écoulées entre la guerre des Six Jours et les accords d’Oslo, le nombre de colons a augmenté en moyenne de 4 000 par an et au cours des 27 années qui se sont écoulées depuis les accords, de 12 000 personnes en moyenne par an. Israël a même préféré les colonies à Jérusalem-Est, où le nombre d’Israéliens était de 115 000 en 1993, contre 218 000 en 2018 (soit une augmentation de 89 %).
Au cours de la dernière décennie sous Netanyahu, la majeure partie des constructions en Cisjordanie ont été réalisées dans les régions isolées et le gouvernement a également approuvé l’allocation de milliards de shekels pour améliorer les routes d’accès à ces régions. Dans le cadre des nouvelles autorisations, près de 2 000 maisons ont été attribuées aux colonies isolées au cœur de la zone palestinienne, parmi lesquelles Eli (629), Shiloh (141), Har Bracha (286), Pnei Kedem (120) Einav (181) et Shim’a (21).
Si Israël avait suspendu l’expansion des colonies isolées, il aurait moins de difficultés à négocier l’évacuation des habitants de ces colonies, qui constitueraient une plus petite partie de la population israélienne en Judée et en Samarie. Le nombre d’habitants dans les 17 enclaves israéliennes du plan Trump – qui, dans n’importe quel scénario, détruira la contiguïté palestinienne et étaient destinées à être évacuées par Ariel Sharon dans le cadre du plan de désengagement – était de 5 100 en 1993, et a plus que triplé en 2018, pour atteindre 16 400 personnes.
La solution des deux États est toujours possible, mais plus coûteuse
Malgré tous ces mouvements, cette politique, totalement dépourvue de responsabilité nationale, n’a pas réussi à créer une réalité démographique et spatiale qui pourrait imposer aux Palestiniens l’initiative Trump ou toute autre proposition qui ne serait pas basée sur un échange de territoires à raison d’un pour un – ou qui empêcherait la contiguïté territoriale dans l’État palestinien et endommagerait le tissu de la vie de ses habitants.
Cette politique n’a pas non plus réussi à changer la politique des pays arabes, y compris ceux avec lesquels nous avons récemment signé des accords, ni de la communauté internationale. Tous considèrent toujours les lignes de 1967 comme la base de la future frontière d’Israël, avec des échanges de territoires à raison d’un pour un. En outre, cette politique n’a pas réussi à éliminer la possibilité de la solution à deux États, car Israël peut maintenir sous sa souveraineté 80 % des Israéliens qui vivent au-delà de la ligne verte, mais qui ne vivent que sur moins de 4 % du territoire de la Cisjordanie. Israël a aussi la capacité d’absorber les évacués en matière de logement et d’emploi.
La politique d’expansion des colonies en Judée et en Samarie a coûté et continue de coûter horriblement cher à l’État d’Israël en termes de sécurité, d’économie et au niveau social. La majeure partie des forces de sécurité en Cisjordanie sont investies dans la surveillance des colonies et des routes qui y mènent, ainsi que dans la prévention de la terreur (dite « prix à payer ») des extrémistes israéliens contre les Palestiniens. Et d’année en année, Israël a dû augmenter ses subventions aux colons, qui glissent progressivement vers le bas de l’échelle socio-économique. Au fil du temps, cette politique n’aboutit à rien mais augmente plutôt le prix que nous payons aujourd’hui et que nous devrons payer à l’avenir.