Traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant
Si vous vous payez un billet d’avion et vous rendez dans un autre pays, vous pourrez voir les montagnes, les palais et les places, les musées, les paysages et les sites historiques. Si la chance est de votre côté, vous aurez peut-être l’occasion de discuter avec quelques habitants de là-bas. Après quoi, vous rentrerez chez vous, avec une collection de photographies et cartes postales.
Mais si vous lisez un roman, vous vous payez en réalité un billet d’entrée dans les labyrinthes les plus secrets d’un autre pays et d’un autre peuple. Lire un roman, c’est s’inviter au domicile d’autres gens et visiter tous ses recoins.
Touriste, peut-être aurez-vous l’occasion de vous trouver dans une rue quelconque, de contempler une maison du vieux quartier de la ville et d’apercevoir une femme qui regarde par la fenêtre. Puis, vous tournerez les talons et poursuivrez votre chemin.
Lecteur, vous ne contemplerez pas seulement cette femme à sa fenêtre, vous serez avec elle, dans sa chambre, voire dans sa tête.
Quand on lit un roman d’un autre pays, on se trouve en réalité invité dans le salon d’autres gens, dans la chambre de leurs enfants, dans la pièce où ils travaillent, et même dans leur chambre à coucher. On visite leurs douleurs secrètes, leurs réjouissances familiales, leurs rêves.
C’est pourquoi je crois que la littérature peut jouer le rôle de pont entre les peuples. Je crois que la curiosité est une valeur morale. Je crois que la capacité de se représenter l’autre est un vaccin contre le fanatisme. La capacité de se représenter l’autre ne fait pas seulement de vous un meilleur homme d’affaires, un meilleur amant ; elle fait de vous un être humain encore plus humain.
La tragédie israélo-palestinienne est, en partie, l’incapacité de nombreux d’entre nous, juifs comme arabes, de nous représenter l’un l’autre. Se le représenter vraiment : avec ses amours, ses angoisses, sa colère, ses passions. Il y a entre nous trop d’hostilité et pas assez de curiosité.
Les Juifs et les Arabes ont quelque chose en commun : tous deux, dans le passé, ont subi la violence de l’Europe. Les Arabes ont été victimes de l’impérialisme, du colonialisme, de l’exploitation, de l’humiliation. Les Juifs ont été victimes de la persécution, de la ségrégation, de l’exil, et pour finir, de l’assassinat d’un tiers du peuple juif.
On aurait pu se dire que deux victimes, de surcroît deux victimes du même persécuteur, auraient développé entre elles une sorte de solidarité. Malheureusement, les choses ne se passent pas ainsi, ni dans les romans, ni dans la vie. Au contraire : les conflits les plus durs sont souvent ceux qui opposent deux victimes d’un même persécuteur. Deux enfants d’un père violent ne s’aiment pas obligatoirement. Souvent, chacun voit en l’autre l’image du parent tortionnaire.
Telle est la situation entre les Juifs et les Arabes au Proche-Orient. Les Arabes voient en les Juifs les nouveaux Croisés, un nouvel avatar de l’Europe colonialiste. Les Juifs voient en les Arabes une réincarnation de leurs persécuteurs d’hier : les auteurs des pogroms nazis.
Cette situation fait porter à l’Europe une responsabilité particulière dans la solution du conflit israélo-arabe. Au lieu de pointer un doigt accusateur en direction de l’un ou l’autre des côtés, les Européens feraient mieux d’apporter sympathie, compréhension et aide à ces deux côtés. Vous n’avez plus à choisir entre être pro-palestiniens ou pro-israéliens. Vous devez être pour la paix. La femme à sa fenêtre pourrait être une Palestinienne à Naplouse ou une Israélienne à Tel Aviv. Si vous souhaitez contribuer à faire advenir la paix entre ces deux femmes à leur fenêtre, vous feriez bien de lire davantage sur elles. Lisez des romans, mes amis. A travers eux, vous en apprendrez beaucoup. Il serait bien aussi que ces deux femmes se lisent l’une l’autre. Ne serait-ce que pour savoir ce qui, chez l’autre femme à sa fenêtre, fait naître la peur, la colère ou l’espoir.
Je ne suis pas venu ici ce soir pour vous dire que la lecture des livres changera le monde. Mais je vous dis, et j’y crois vraiment, que la littérature est l’un des meilleurs moyens de comprendre qu’au bout du compte, toutes les femmes à toutes les fenêtres ont un besoin urgent de paix.
Je voudrais remercier les membres du jury qui m’ont décerné ce magnifique Prix du Prince des Asturies. Merci, et que la paix soit sur vous.