Texte paru dans Yediot Aharonot, traduit et publié par Le Monde daté du 20 août dernier
[->http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0,36-804755,0.html]
« Notre famille a perdu la guerre »
Mon cher Uri,
Voilà trois jours que presque chacune de nos pensées commence par une négation. Il ne viendra plus, nous ne parlerons plus, nous ne rirons plus. Il ne sera plus là, ce garçon au regard ironique et à l’extraordinaire sens de l’humour. Il ne sera plus là, le jeune homme à la sagesse bien plus profonde qu’elle ne l’est à cet âge, au sourire chaleureux, à l’appétit plein de santé. Elle ne sera plus, cette rare combinaison de détermination et de délicatesse. Absents désormais, son bon sens et son bon coeur.
Nous n’aurons plus l’infinie tendresse d’Uri, et la tranquillité avec laquelle il apaisait toutes les tempêtes. Nous ne regarderons plus ensemble les Simpson ou Seinfeld, nous n’écouterons plus avec toi Johnny Cash et nous ne sentirons plus ton étreinte forte. Nous ne te verrons plus marcher et parler avec ton frère aîné Yonatan en gesticulant avec fougue, et nous ne te verrons plus embrasser ta petite soeur Ruti que tu aimais tant.
Uri, mon amour, pendant toute ta brève existence, nous avons tous appris de toi. De ta force et de ta détermination à suivre ta voie, même sans possibilité de réussite. Nous avons suivi, stupéfaits, ta lutte pour être admis à la formation des chefs de char. Tu n’as pas cédé à l’avis de tes supérieurs, car tu savais pouvoir faire un bon chef et tu n’étais pas disposé à donner moins que ce dont tu étais capable. Et quand tu y es arrivé, j’ai pensé : voilà un garçon qui connaît de manière si simple et si lucide ses possibilités. Sans prétention, sans arrogance. Qui ne se laisse pas influencer par ce que les autres disent de lui. Qui trouve la force en lui-même.
Depuis ton enfance, tu étais déjà comme ça. Tu vivais en harmonie avec toi-même et avec ceux qui t’entouraient. Tu savais quelle était ta place, tu étais conscient d’être aimé, tu connaissais tes limites et tes vertus. Et en vérité, après avoir fait plier toute l’armée et avoir été nommé chef de char, il est apparu clairement quel type de chef et d’homme tu étais. Et aujourd’hui, nous écoutons tes amis et tes soldats parler du chef et de l’ami, celui qui se levait le premier pour tout organiser et qui n’allait se coucher que quand les autres dormaient déjà.
Et hier, à minuit, j’ai contemplé la maison, qui était plutôt en désordre après que des centaines de personnes étaient venues nous rendre visite pour nous consoler, et j’ai dit : il faudrait qu’Uri soit là pour nous aider à ranger.
Tu étais le gauchiste de ton bataillon, mais tu étais respecté, parce que tu restais sur tes positions sans renoncer à aucun de tes devoirs militaires. Je me souviens que tu m’avais expliqué ta « politique des barrages militaires », parce que toi aussi, tu y avais passé pas mal de temps, sur ces barrages. Tu disais que s’il y avait un enfant dans la voiture que tu venais d’arrêter, tu cherchais avant tout à le tranquilliser et à le faire rire. Et tu te rappelais ce garçonnet plus ou moins de l’âge de Ruti, et la peur que tu lui faisais, et combien il te détestait, avec raison. Pourtant tu faisais ton possible pour lui rendre plus facile ce moment terrible, tout en accomplissant ton devoir, sans compromis.
Quand tu es parti pour le Liban, ta mère a dit que la chose qu’elle redoutait le plus c’était ton « syndrome d’Elifelet ». Nous avions très peur que, comme l’Elifelet du poème [Poème de Natan Alterman. Voir à ce sujet : « Uri Grossman, l’anti-Elifelet ou la fin de l’ère de l’innocence » :: [ ]], tu te précipites au milieu de la mitraille pour sauver un blessé, que tu sois le premier à te porter volontaire pour le réapprovisionnement-des-munitions-épuisées-depuis-longtemps. Et que là-haut, au Liban, dans cette guerre si dure, tu ne te comportes comme tu l’avais fait toute ta vie, à la maison, à l’école et au service militaire, proposant de renoncer à une permission parce qu’un autre soldat en avait plus besoin que toi, ou parce que tel autre avait chez lui une situation plus difficile.
Tu étais pour moi un fils et un ami. Et c’était la même chose pour ta maman. Notre âme est liée à la tienne. Tu vivais en paix avec toi-même, tu étais de ces personnes auprès de qui il fait bon être. Je ne suis même pas capable de dire à haute voix à quel point tu étais pour moi « quelqu’un avec qui courir » (titre d’un des derniers romans de David Grossman, ndt).
Chaque fois que tu rentrais en permission, tu disais : viens, papa, qu’on parle. Habituellement, nous allions nous asseoir et discuter dans un restaurant. Tu me racontais tellement de choses, Uri, et j’étais fier d’avoir l’honneur d’être ton confident, que quelqu’un comme toi m’ait choisi.
Je me souviens de ton incertitude, une fois, à l’idée de punir un soldat qui avait enfreint la discipline. Combien tu as souffert parce que cette décision allait mettre en rage ceux qui étaient sous tes ordres et les autres chefs, bien plus indulgents que toi devant certaines infractions. Punir ce soldat t’a effectivement coûté beaucoup du point de vue des rapports humains, mais cet épisode précis s’est ensuite transformé en l’une des histoires cardinales de l’ensemble du bataillon, établissant certaines normes de comportement et de respect des règles. Et lors de ta dernière permission, tu m’as raconté, avec une fierté timide, que le commandant du bataillon, pendant une conversation avec quelques officiers nouvellement arrivés, avait cité ta décision en exemple de comportement juste de la part d’un chef.
Tu as illuminé notre vie, Uri. Ta mère et moi, nous t’avons élevé avec amour. C’était si facile de t’aimer de tout notre coeur, et je sais que toi aussi tu étais bien. Que ta courte vie a été belle. J’espère avoir été un père digne d’un fils tel que toi. Mais je sais qu’être le fils de Michal l’épouse de veut dire grandir avec une générosité, une grâce et un amour infini, et tu as reçu tout cela. Tu l’as reçu en abondance et tu as su l’apprécier, tu as su remercier, et rien de ce que tu as reçu n’était un dû à tes yeux.
En ces moments, je ne dirai rien de la guerre dans laquelle tu as été tué. Nous, notre famille, nous l’avons déjà perdue. Israël, à présent, va faire son examen de conscience, et nous nous renfermerons dans notre douleur, entourés de nos bons amis, abrités par l’amour immense de tant de gens que pour la plupart nous ne connaissons pas, et que je remercie pour leur soutien illimité.
Je voudrais tant que nous sachions nous donner les uns aux autres cet amour et cette solidarité à d’autres moments aussi. Telle est peut-être notre ressource nationale la plus particulière. C’est là notre grande richesse naturelle. Je voudrais tant que nous puissions nous montrer plus sensibles les uns envers les autres. Que nous puissions nous délivrer de la violence et de l’inimitié qui se sont infiltrées si profondément dans tous les aspects de nos vies. Que nous sachions nous raviser et nous sauver maintenant, juste au dernier moment, car des temps très durs nous attendent.
Je voudrais dire encore quelques mots. Uri était un garçon très israélien. Son nom même est très israélien et hébreu. Uri était un condensé de l’israélianité telle que j’aimerais la voir. Celle qui est désormais presque oubliée. Qui est souvent considérée comme une sorte de curiosité.
Parfois, en le regardant, je pensais que c’était un jeune homme un peu anachronique. Lui, Yonatan et Ruti. Des enfants des années 1950. Uri, avec son honnêteté totale et sa façon d’assumer la responsabilité de tout ce qui se passait autour de lui. Uri, toujours « en première ligne », sur qui on pouvait compter. Uri avec sa profonde sensibilité envers toutes les souffrances, tous les torts. Et capable de compassion. Ce mot me faisait penser à lui chaque fois qu’il me venait à l’esprit.
C’était un garçon qui avait des valeurs, terme tant galvaudé et tourné en dérision ces dernières années. Car dans notre monde dément, cruel et cynique, il n’est pas « cool » d’avoir des valeurs. Ou d’être humaniste. Ou sensible à la détresse d’autrui, même si autrui est ton ennemi sur le champ de bataille.
Mais j’ai appris d’Uri que l’on peut et l’on doit être tout cela à la fois. Que nous devons certes nous défendre. Mais ceci dans les deux sens : défendre nos vies, mais aussi s’obstiner à protéger notre âme, s’obstiner à la préserver de la tentation de la force et des pensées simplistes, de la défiguration du cynisme, de la contamination du coeur et du mépris de l’individu qui sont la vraie, grande malédiction de ceux qui vivent dans une zone de tragédie comme la nôtre.
Uri avait simplement le courage d’être lui-même, toujours, quelle que soit la situation, de trouver sa voix précise en tout ce qu’il disait et faisait, et c’est ce qui le protégeait de la contamination, de la défiguration et de la dégradation de l’âme.
Uri était aussi un garçon amusant, d’une drôlerie et d’une sagacité incroyables, et il est impossible de parler de lui sans raconter certaines de ses « trouvailles ». Par exemple, quand il avait 13 ans, je lui dis : imagine que toi et tes enfants puissiez un jour aller dans l’espace comme aujourd’hui nous allons en Europe. Il me répondit en souriant : « L’espace ne m’attire pas tellement, on trouve tout sur la Terre. »
Une autre fois, en voiture, Michal et moi parlions d’un nouveau livre qui avait suscité un grand intérêt et nous citions des écrivains et des critiques. Uri, qui devait avoir neuf ans, nous interpella de la banquette arrière : « Eh les élitistes, je vous prie de noter que vous avez derrière vous un simplet qui ne comprend rien à ce que vous dites ! »
Ou par exemple, Uri qui aimait beaucoup les figues, tenant une figue sèche à la main : « Dis papa, les figues sèches c’est celles qui ont commis un péché dans leur vie antérieure ? »
Ou encore, une fois que j’hésitais à accepter une invitation au Japon : « Comment pourrais-tu refuser ? Tu sais ce que ça veut dire d’habiter le seul pays où il n’y a pas de touristes japonais ? »
Chers amis, dans la nuit de samedi à dimanche à trois heures moins vingt, on a sonné à notre porte et dans l’interphone et un officier s’est annoncé. Je suis allé ouvrir et j’ai pensé ça y est : la vie est finie.
Mais cinq heures après, quand Michal et moi sommes rentrés dans la chambre de Ruti et l’avons réveillée pour lui donner la terrible nouvelle, Ruti, après les premières larmes, a dit : « Mais nous vivrons n’est-ce pas ? Nous vivrons et nous nous promènerons comme avant. Je veux continuer à chanter dans la chorale, à rire comme toujours, à apprendre à jouer de la guitare. » Nous l’avons étreinte et nous lui avons dit que nous allions vivre et Ruti a dit aussi : « Quel trio extraordinaire nous étions Yonatan, Uri et moi. »
Et c’est vrai que vous êtes extraordinaires. Yonatan, toi et Uri vous n’étiez pas seulement frères, mais amis de coeur et d’âme. Vous aviez un monde à vous, un langage à vous et un humour à vous. Ruti, Uri t’aimait de toute son âme. Avec quelle tendresse il s’adressait à toi. Je me rappelle son dernier coup de téléphone, après avoir exprimé son bonheur qu’un cessez-le-feu ait été proclamé par l’ONU, il a insisté pour te parler. Et tu as pleuré, après. Comme si tu savais déjà.
Notre vie n’est pas finie. Nous avons seulement subi un coup très dur. Nous trouverons la force pour le supporter, en nous-mêmes, dans le fait d’être ensemble, moi, Michal et nos enfants et aussi le grand-père et les grands-mères qui aimaient Uri de tout leur coeur – ils l’appelaient Neshumeh (ma petite âme) – et les oncles, tantes et cousins, et ses nombreux amis de l’école et de l’armée qui nous suivent avec appréhension et affection.
Et nous trouverons la force aussi dans Uri. Il possédait des forces qui nous suffiront pour de nombreuses années. La lumière qu’il projetait – de vie, de vigueur, d’innocence et d’amour – était si intense qu’elle continuera à nous éclairer même après que l’astre qui la produisait s’est éteint. Notre amour, nous avons eu le grand privilège d’être avec toi, merci pour chaque moment où tu as été avec nous.
Papa, maman, Yonatan et Ruti.