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Ha’aretz, 20 octobre 2006
Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant
J’essaie très fort. En général, ça marche et je réussis à l’oublier, mais parfois, ça me revient en pleine figure, une sorte de sentiment de paralysie qui m’empêche de penser lucidement. Je n’arrive pas à le décrire par des mots, mais ce samedi matin, j’ai senti que j’allais avoir une grave attaque. Je suis incapable de rester dans ma chambre, ni devant l’ordinateur, il faut que je m’occupe, que je me distraie, autrement ça pourrait me submerger. Bien qu’ayant appris par expérience que ces crises sont passagères, malgré tout, à chaque fois, j’ai peur que cette-là dure toujours, et qu’elle fiche complètement ma vie en l’air.
« On y va », me suis-je retrouvé à crier, pour cacher le tremblement de ma voix qui me prend en de pareilles circonstances. « Allons quelque part – au zoo. Hein? Qu’est-ce que vous en dites? »
Il est important de prendre une profonde respiration. Oui, le plus important, c’est de respirer. J’essaye de partager la joie des enfants, d’être vraiment là tout en les habillant, de me concentrer totalement sur la préparation des sandwiches. Il faut que j’oublie ce qui m’arrive, mes pensées ne doivent pas pénétrer la chose physique que je suis en train de faire. J’attache des lacets, ces lacets sont mon monde entier.
Je vais conduire lentement, me concentrer sur la route. Je vais respirer profondément, peut-être fredonner sur une chanson gaie à la radio. Je vais serrer plus fort le volant, ainsi je vais contrôler mon tremblement. J’ai les paumes moites, mais j’arrive presque à les tenir immobiles. Je dois changer les images qui défilent dans ma tête pour d’autres. Ah oui, je me rappelle, le zoo. Les éléphants, les tigres et les lions.
« On va voir l’éléphant? », demandé-je au bébé. « Tu veux voir l’éléphant? » L’éléphant, je dois me concentrer sur l’éléphant. « Oui, un gros éléphant avec des énormes oreilles – un éléphant avec une trompe. Dis : ‘é-lé-phant’. Très bien. Un éléphant avec de jolies défenses blanches. »
« Tu te sens bien? »
« Très bien, pourquoi? Je suis pâle? »
« Non, je posais la question comme ça. »
« Ca va. J’ai la tête un peu… Je n’ai pas très bien dormi. Je me sens un peu étourdi. »
Les bruits des animaux (les cris des singes, je crois) me perturbent. Je sens que mon pouls, déjà rapide, bat des records et que les images floues défilent dans ma tête à un rythme étourdissant.
« Comme c’est triste« , entends-je ma femme chuchoter près de la cage du lion pour que les enfants n’entendent pas. « Il est déprimé, ce lion. »
« Et pourquoi es-tu déprimé, dis-moi? », m’entends-je crier au lion. Les visiteurs me dévisagent. J’essaie de m’arrêter, je sais que je me conduis comme un fou, mais je n’y arrive pas, et ma voix ne fait que s’amplifier. « Tu fais semblant d’être déprimé? Tu veux changer de place avec moi? OK, allez, on change de place , espèce de pleurnicheur! »
« Qu’est-ce que tu fais? Qu’est-ce qui t’arrive? » dit ma femme qui se colle à moi, les larmes aux yeux.
Mais je grimpe sur la barrière en ciment face à la cage, je me tourne vers le lion, puis vers le public qui a commencé à s’amasser. « Quoi? Quelque chose te fait mal, hein? T’es si mal ici? Avant, j’avais vraiment pitié des animaux enfermés au zoo, voilà pourquoi je n’y allais pas. Mais maintenant, je comprends qu’ils sont bien ici. Ils sont bien ici, tu m’entends, le lion? Je suis comme toi. La liberté était pour moi une valeur essentielle, mais qu’est-ce que ça veut dire de circuler en pleine sauvagerie avec les membres de son espèce? La liberté, mon cher lion, signifie aussi la jungle et ses lois. Alors, la cage ne vaut-elle pas mieux? Au moins, ici, tu te sens en sécurité. »
De plus en plus de gens commencent à se masser autour de la cage du lion. Très vite, la rumeur a circulé : il se passe quelque chose, et les parents se dépêchent de faire approcher leurs enfants qui s’ennuient, et poussent pour se faire une bonne place devant moi.
Et je crie au lion : « Je voudrais bien me sentir comme toi en sécurité, sans parler des autres animaux de la jungle plus faibles que toi. Prends le zèbre, par exemple. Ici, une clôture vous sépare et, excuse-moi, mais vous avez tous deux l’air d’être satisfaits. Les zèbres et les autres animaux moins chanceux ne survivraient pas comme toi, mais toi aussi, tu dois remercier ta bonne étoile. Même toi, si tu étais dehors, tu aurais à te battre contre d’autres lions pour ton territoire. Et même, un caïd de lion te pourrirait la vie et t’attaquerait. Tu n’es pas mieux, ici, dans ton espace protégé, sans guerres et avec une épouse qui t’est garantie pour le restant de tes jours? »
Le public applaudit. Je fais un léger signe de tête et je continue : « Tu penses à t’échapper, mais pour aller où? De toute façon, que ferais-tu exactement dans un pays étranger? Il faut beaucoup d’argent pour émigrer avec sa famille. Parfois, je pense que je suis trop vieux pour émigrer, je n’ai plus la force de m’intéresser à un nouveau pays, de comprendre sa culture. Si j’émigrais, je me sentirais sûrement comme ces Turcs qui refusent de parler allemand, pas par idéologie, mais par manque d’intérêt. Et si je déménageais à Londres, il est probable que ce serait la seule ville que je serais capable de situer sur une carte d’Angleterre. »
Ma femme pleure près de moi et me supplie : « S’il te plaît, arrête, s’il te plaît. »
« Attends une minute », lui dis-je, et je me retourne vers le lion : « Ecoute une histoire. Ce matin, je me suis levé… » Et soudain, je me rappelle comment la crise a commencé.
« J’ai allumé mon ordinateur et qu’est-ce que j’ai vu? Des musulmans et des chrétiens qui se battent au Nord, des victimes d’une guerre de gangs dans le Triangle de Galilée, la Police des frontières qui photographie des Arabes en train d’entrer dans un centre commercial à Kfar Saba, et une petite fille, le visage en sang, qui pleure dans un hôpital de Gaza. Qui sont-ils, chers animaux, pour être traités ainsi? Qui sont-ils, des animaux, pour se traiter les uns les autres comme cela? Excusez-moi, je demande pardon à tous les animaux, ce n’est qu’une métaphore. Je n’avais aucune intention de vous insulter. »
Je vois que le lion accepte mes excuses d’un frémissement de crinière, et qu’il me fait signe de continuer. « Ici, c’est mieux, c’est plus sûr. Bien sûr, il est clair qu’un zoo en Angleterre serait préférable, mais tu comprends ce que je veux dire. Au moins, dans un zoo, il n’y a pas de hordes, pas de nations si tu préfères. Ici, l’important, c’est l’individu, chacun dans sa cage. Il peut penser ce qu’il veut et faire ce qu’il veut sans subir de pression de la société. »
« C’est effrayant de faire partie d’une horde, c’est effrayant d’être une nation, c’est encore plus effrayant d’être une majorité dans une nation, et d’être dans un régime démocratique. La démocratie. Encore une valeur sur laquelle j’ai été élevé, et qui est devenue une grave menace. L’opinion majoritaire me fait peur. Avec le temps, j’ai compris qu’il était presque impossible pour une opinion de masse d’être morale. Une opinion majoritaire dictée par l’argent ou le gouvernement est d’abord motivée par la domination économique. Regarde-toi, regarde-nous. Le fait que les masses soient convaincues de leur bon droit est la preuve absolue qu’elles ont tort. Une majorité a toujours tort. Demandez au lion. »
Le public applaudit, des enfants me lancent des cacahuètes. Je les salue, puis je redescends de la barrière en ciment.
« Rentrons à la maison », dit ma femme les yeux gonflés, en me serrant le bras. « Viens, je vais te conduire à l’hôpital. »
Je proteste : « Pourquoi? Qu’est-ce que j’ai fait? J’ai eu raison. Tu as vu? La majorité était d’accord avec moi. »