[Princeton, New Jersey – De loin, les révolutions paraissent différentes, notait le 14 février dernier le chroniqueur Bradley Burston dans le blog qu’il publie dans le quotidien Ha’aretz, « A special place in Hell » – que nous pourrions peut-être traduire par : « Un si joli coin d’enfer »).
Et d’évoquer le vœu secret de tant d’Israéliens de voir la révolution égyptienne, et avec elle les risques d’instabilité qu’elle entraîne, courir à l’échec. Une peur du changement qui se conjugue difficilement à l’argument ressassé de la difficulté pour Israël à nouer des accords durables avec des pays ignorants de la démocratie.
Relevant cette contradiction et quelques autres, Bradley Burston propose de planter les véritables cadres du débat israélien. Sans minimiser les risques, il observe que les événements récents plaident en faveur de l’échange terre versus paix.]
Quand la révolution a commencé en Égypte, nombreux étaient les Israéliens qui s’attendaient à ce qu’elle échoue. Plus révélateur encore est le fait que tant d’Israéliens souhaitaient cet échec en toute sérénité.
Ceci n’est ni un jugement, ni une critique. Ce n’est pas que les Israéliens étaient contre la liberté alors éprouvée par les Égyptiens. C’est que les Israéliens ne voulaient pas éprouver eux-mêmes de panique.
Il ne s’agit pas d’une simple peur. Mais d’un effroi particulier de degré spécifiquement sabra [1], une terreur noire, trop puissante pour rester ignorée, mais trop profonde et trop confuse à déchiffrer, surtout pour des gens ayant appris, en quatre décennies d’occupation, à endiguer leur angoisse en la niant.
Le plus choquant, et donc le plus difficile à contrer, est que beaucoup de ces mêmes Israéliens et Juifs de droite de par le monde, qui avaient trente années durant tourné en dérision et rejeté la paix avec l’Égypte, s’employant à la réfuter, ont brusquement manifesté la crainte que cette même paix soit en danger, qu’elle risque d’être emportée dans le flot de la révolution de la place Tahrir.
Résultat direct de la révolution en Égypte, la notion de terre versus paix a brusquement refait surface. Certains de ces mêmes gens de droite qui, depuis des années, citaient les retraits israéliens précipités et unilatéraux du Liban et de la bande de Gaza pour preuve qu’aucun retrait ne pourrait jamais réussir, que le retrait ne mène qu’à la guerre, ont changé de ton en une nuit.
La raison en est claire. Durant les trente premières années d’existence d’Israël, l’Égypte représentait l’Iran d’aujourd’hui et quelques autres pays. L’Égypte constituait le pire, le plus féroce, le plus terrifiant des ennemis, et le plus redoutable péril existentiel qu’Israël ait jamais connu. Ses menaces tant verbales qu’armées d’anéantir Israël allaient très au-delà de tout ce qu’Ahmadinejad a laissé filtrer.
C’était là le pays qui avait encouragé les attaques terroristes responsables du meurtre de centaines de civils israéliens dans les années cinquante. L’Égypte était un ennemi si terrible, si haineux aux yeux des Israéliens, qu’elle s’est même montrée capable d’envisager le déclenchement d’une guerre contre Israël le jour le plus sacré du calendrier juif, au prix de milliers de vies israéliennes [2].
À peine quatre ans plus tard, quand le président égyptien d’alors, Anouar el-Sadate, annonça qu’il se rendrait à Jérusalem pour conclure avec Israël un traité de paix historique, certains Israéliens accueillirent cette nouvelle avec suspicion, et une certaine panique. À quatre jours de l’arrivée de Sadate, le chef de l’armée israélienne Motta Gour, interviewé par le quotidien Yedioth A’haronot, avertit des dangers potentiels entraînés par cette visite, disant que les préparatifs de l’Égypte « afin de lancer une guerre contre Israël vers 1978 en étaient au point culminant ».
Quand le traité fut signé, en 1979, de nombreux Israéliens restaient sceptiques, soutenant que si quoi que ce soit arrivait à Sadate, les accords ne lui survivraient pas. Et de fait, moins de deux ans plus tard Sadate fut abattu par des membres de sa propre garde. Non seulement la paix fut maintenue, mais encore l’Égypte fut-elle l’unique pays à récupérer 100% des territoires qu’Israël lui avait pris durant la la guerre des Six Jours, soit 89% de l’ensemble des territoires occupés. Il n’est pas exagéré de conclure que le traité terre versus paix avec l’Égypte a fait ses preuves avec le temps, en tant qu’unique atout d’importance stratégique majeure pour Israël.
Non plus qu’il n’est abusif de conclure que ce succès de l’échange terre versus paix pose depuis toujours un terrible problème aux Israéliens, aux Juifs de la diaspora et à la droite chrétienne. Tout particulièrement ces dernières années, alors qu’ils cherchent instamment comment bloquer un retrait de la rive occidentale du Jourdain et de Jérusalem-Est. Pire encore, leur gouvernement à Jérusalem est à court de raisons de dire non.
Il fut un temps où l’argument de sécurité se formulait ainsi : un retrait israélien de Cisjordanie mettrait Tel-Aviv et l’aéroport Ben-Gourion à portée de roquettes. Mais ces deux cibles, et l’ensemble du pays, sont maintenant largement à portée des dizaines de milliers de roquettes aux mains du Hezbollah et du Hamas.
On alléguait encore que les positions d’Israël et de l’Autorité palestinienne étaient par trop éloignées sur des points clefs pour pouvoir conclure un accord.
Il y avait enfin, bien entendu, l’idée que ce que les Arabes veulent vraiment, c’est anéantir Israël, une affirmation que la paix avec l’Égypte et l’actuelle révolution n’ont guère corroborée.
La quête désespérée de nouveaux motifs de refus nous a conduits à cette exigence absurde que les Palestiniens, pour pouvoir discuter avec nous, reconnaissent Israël en tant qu’État juif. Bien entendu, aucune demande de ce type ne fut faite à l’Égypte en 1978, ni à la Jordanie en 1994, ni aux Palestiniens un an plus tôt. Comme si l’autodétermination était soudain devenue fonction d’autres peuples décidant à notre place qui nous sommes. Retour au ghetto.
Il y a peu, parlant avec des étudiants américains alors que la lointaine révolution connaissait son apogée, un nouvel aspect de cette question m’apparut. C’était la possibilité d’une autre révolution totale de la pensée, infiniment plus modeste mais aux conséquences potentiellement puissantes.
Que se passerait-il si, dans un Moyen-Orient en mutation, ceux qui parlent de la question israélo-palestinienne exprimaient vraiment le fond de leur pensée. Par exemple, si des personnalités de haut rang, à droite, disaient enfin sans fard ce qui compte réellement à leurs yeux : « Je tiens à mes colonies. »
Même pour certains des neo-conservateurs les plus érudits et intellectuellement qualifiés c’est à cela que cela revient. Une part de la férocité des attaques contre des associations comme le New Israel Fund, J Street, La Paix Maintenant [3], a quelque chose à voir avec le défi qu’elles constituent pour l’expansion invétérée des implantations et la permanence de l’occupation.
En ce qui me concerne, “je tiens à mes colonies » est aussi valable, et certainement aussi honnête, que n’importe quel argument dont on puisse se prévaloir. À force, on pourrait avoir un débat réel. Je respecte pleinement le fait que vous teniez à vos implantations. Ce n’est pas mon cas. Maintenant, on commence à arriver à quelque chose. Le second argument que le gouvernement hésite à formuler est que « nous devons rester à Jérusalem-Est et en Judée-Samarie parce que Dieu et sa Bible le veulent ». Cela aussi, je le respecte. C’est sincère. Soyons clairs, Son livre me dit l’inverse.
Ici, à Princeton, un étudiant sérieux et réfléchi m’a demandé : « Vous ne pensez pas que l’instabilité au Caire, susceptible de mettre en danger le traité avec Israël, montre que les accords de paix pourraient bien avoir été une erreur ?“
Quelque chose dans cette question a éveillé ma curiosité. « Qu’est-ce que vous voudriez voir advenir ? ai-je questionné. »
« Là n’est pas vraiment la question », a-t-il répliqué, un peu surpris. Je lui ai demandé de me répondre.
“Et bien, j’aimerai voir la paix et la sécurité. »
« Et aimeriez-vous que la paix avec l’Égypte se poursuive ? »
« Bien sûr. »
Pour la plupart d’entre nous, dont beaucoup à droite, la révolution de la place Tahrir a imposé une réévaluation – une nouvelle appréciation de la faisabilité d’un échange terre versus paix, du choix du moment opportun, comme de la puissance et de la solidité d’un bon travail diplomatique.
Ce qui se passe maintenant en Égypte constitue l’épreuve de vérité pour le traité de paix avec Israël, et donc le test suprême de l’échange terre versus paix. S’il tient, nous saurons que c’est non seulement possible, mais nécessaire. Sinon, nous saurons qu’il nous faut réinitialiser notre mode de pensée.
Si cette paix tient, et cette révolution avec, tous les arguments en faveur de la poursuite de l’occupation fléchiront. Excepté, bien sûr, « Dieu le veut » et « je tiens à mes colonies ».
Pour le moment, du moins, l’échange terre versus paix paraît de plus en plus réaliste.
NOTES
[1] Bardé d’épines mais doux et tendre dès l’écorce passée, le fruit du cactus ou « figue de Barbarie » a donné son nom hébreu, « sabra« , aux générations de Juifs nés en Israël (par opposition à ceux arrivés de diverses diasporas, dont parfois leurs parents ou grands-parents).
[2] Allusion à la guerre de 1973, dite de Kippour.
[3] Que la droite accuse d’être « à la solde » de l’étranger. Pour mieux « prouver » l’origine (entre autres européenne) de ses fonds et leur usage « douteux », la constitution d’une commission d’enquête sur le financement de ces associations est passée en première lecture à la Knesseth.