Ha’aretz, 3 mai 2010
Traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant
L’échec du sommet de Camp David en 2000 et le début de la deuxième Intifada ont, par étapes, fait basculer le balancier politique israélien vers la droite, jusqu’au gouvernement actuel qui comprend Avigdor Lieberman, l’un des ministres les plus anti-démocratiques qu’Israël ait jamais connus et qui est en train de mener Israël à un isolement total, et le parti Shas dont la préoccupation essentielle est de pousser à la construction dans Jérusalem-Est et dans les colonies.
Cela a eu pour résultat, au cours de cette dernière décennie, une étonnante distorsion de la voix juive de diaspora, principalement aux Etats-Unis. A en juger par les médias, on aurait pu croire que la plupart des juifs penchaient à droite et soutenaient la politique colonisatrice d’Israël et son attitude dialatoire face à la décision de mettre fin à l’occupation. Or, cela n’a jamais été vrai : la plupart des juifs de la diaspora sont engagés à gauche, y compris la plus grande partie de la communauté juive américaine.
Aujourd’hui, le cours du pendule s’inverse. Des juifs de la diaspora commencent à se rendre compte qu’il est temps de refuser le diktat de la droite qui dit qu’être pro-israélien signifie soutenir la politique de tout gouvernement israélien, quoi qu’il fasse, et que la droite juive ne représente qu’une petite minorité du peuple juif.
Se soucier de ses amis et de sa famille, ce n’est pas ne pas les critiquer quand on pense qu’ils se font du mal. Car quand nous nous soucions du bien-être de quelqu’un, on nous demande souvent de lui dire qu’il va dans la mauvaise direction. Ainsi, les juifs de gauche de diaspora se tiennent fermement aux côtés d’Israël tout en critiquant avec véhémence l’occupation et les colonies.
Cette semaine, une délégation de représentants de J Street s’est rendue en Israël. Ils ont été reçus par le président Shimon Peres et entendu des politiques israéliens de premier plan, tels le député travailliste Matan Vilnaï et la leader de l’opposition Tzipi Livni dire que la fin de l’occupation représentait la tâche la plus urgente d’Israël pour le sauvegarder en tant qu’Etat démoratique du peuple juif. La tentative du gouvernement Netanyahou de présenter J Street comme se situant en-dehors du débat juif légitime a échoué. Finalement, après avoir refusé d’assister au premier congrès de J Street, l’ambassadeur d’Israël aux Etats-Unis, Michael Oren, les a reçus il y a quelques semaines.
A ce mouvement, initié par J Street, se joint maintenant un JCall européen, qui comprend des intellectuels juifs comme Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut, et qui va présenter aujourd’hui son message au Parlement européen. JCall est l’abréviation de « Jewish European Call to Reason ». Ce dernier développement est doublement important : d’abord parce qu’il donne une voix à la majorité des juifs européens qui, tout en se souciant d’Israël, sont de gauche ; et ensuite parce que ses leaders ont critiqué sévèrement la gauche européenne anti-israélienne, comme l’ont montré La Gauche Mélancolique de Bernard-Henri Lévy et La Défaite de la Pensée d’Alain Finkielkraut.
Il y a ceux, au sein de la gauche européenne (et parfois américaine), qui sont passés à une vision de monde simpliste, en noir et blanc, gouvernée par ce j’appelle le SLES, abréviation de « Standard Left Explanatory System » (système allant de so) standard de gauche). Le SLES est un vestige du sentiment de culpabilité de nombreux Européens vis-à-vis de leur passé colonial. Les principes : toujours soutenir l’opprimé, surtout s’il n’est pas occidental. Si l’opprimé se comporte de façon immorale (11 septembre, attentats du 7 juillet 2005 à Londres, le Hamas qui cache des armes et des combattants au milieu de la population civile), toujours accuser l’Occident, et si possible les juifs, de les avoir poussés à faire cela. Ne jamais demander à des groupes non-occidentaux d’assumer la responsabilité de leurs actes, mais plutôt, de façon masochiste, chercher des manières de rendre l’Occident responsable.
Or, si cette nouvelle voix juive de gauche refuse de céder aux pressions de la droite juive lui demandant de soutenir les actions d’Israël quand elles vont dans la mauvaise direction, qu’elles sont immorales et destructrices ; et si elle critique la poursuite de l’occupation de territoires palestiniens depuis 43 ans et condamne la construction dans les colonies ; elle refuse en même temps, véhémentement, de se laisser enfermer dans la tendance masochiste du SLES qui consiste à ne rechercher que les fautes occidentales tout en révélant, de façon systématique, des fondements antisémites sous une rhétorique anti-israélienne.
Elle soutient vigoureusement le droit des Palestiniens d’avoir leur propre Etat où ils pourront vivre dans la dignité et la liberté, mais ne leur pardonne pas leurs erreurs fatales, à commencer par le refus de la partition des Nations unies en 1947 jusqu’à l’élection en 2005 d’un Hamas explicitement antisémite. Car elle pense que le respect des Palestiniens, c’est aussi les tenir responsables de leurs actes. Et elle démasque avec constance la tendance, au sein du monde arabe, à blâmer Israël pour ses propres défauts ou retards. Enfin, elle ne perd jamais de vue les dangers de l’islam radical, tout en cherchant à coopérer avec les musulmans modérés et progressistes.
Les nouveaux juifs de gauche se caractérisent par ce que la philosophe Susan Neiman, dans un merveilleux ouvrage [[Moral Clarity : A Guide for Grown-Up Idealists, 2008, New York: Harcourt]], a nommé la « clarté morale » : une combinaison entre principes moraux intangibles et raison (plus que croyance religieuse ou dogmatisme idéologique) comme guide de la décision pour les questions factuelles.
Je prédis que cette nouvelle voix juive de gauche aura le dessus dans le discours et la politique du judaïsme en diaspora. Ayant souffert de l’irrationnel, de la persécution, du préjugé et de la haine, nous, juifs, connaissons l’importance de l’esprit des Lumières, et il est temps de les appliquer partout, et bien sûr, d’abord et avant tout en Israël.
Aujourd’hui, il est temps pour la gauche israélienne, qui a disparu politiquement et abandonné l’espace public à la droite, sauf quelques petites enclaves, d’emmener la diaspora et de faire entendre notre voix haut et clair. Tout en étant intransigeants dans l’opposition à l’occupation, l’expansion des colonies et pour les droits des Arabes israéliens, nous ne devons pas tomber dans le piège du SLES. Nous devons expliquer à notre électorat que nous ne considérons pas seulement les Palestiniens comme des victimes, mais comme des partenaires qui doivent être tenus responsables de leurs actes.
Nous ne devons plus laisser les Avigdor Lieberman et consorts, dont la vision du monde est contraire à l’esprit des Lumières, être le visage de notre pays aux yeux du monde. La mémoire de la Shoah est sacrée, mais nous devons refuser son exploitation politique par Lieberman et Benjamin Netanyahou. Tout en ne nous voilant pas la face devant les dangers de l’islam radical et des ambitions hégémoniques de l’Iran, nous devons refuser les jeux avec la peur que joue la droite, qui n’a ni message politique ni vision d’avenir pour Israël.
Netanyahou a dit que le parti Likoud était censé appartenir à la tradition des Lumières et à la démocratie. Prenons-le au mot et exigeons qu’il laisse tomber ses partenaires de la coalition qui ne sont pas sur ces principes, et forme un gouvernement réellement attaché à ces valeurs, avec Kadima et les travaillistes pour principaux partenaires. Enfin, nous devons exiger du Parti travailliste qu’il finisse par revenir à ses valeurs et faire pression sur Netanyahou pour faire avancer Israël vers la clarté morale qui se trouve au cœur de la vision juive de gauche.