Le chercheur en sciences sociales Jacques Bendelac observe, dans une tribune au « Monde », que l’État hébreu, en état de guerre permanent depuis 1948, a transformé ses dépenses militaires en atout économique et technologique.
Le Monde, 7 octobre 2022
Mis en ligne le 9 octobre 2022 avec l’aimable autorisation du Monde (article réservé aux abonnés)
Depuis soixante-quatorze ans, les Israéliens ont pris l’habitude de voir leur rythme de vie et de travail marqué par des opérations militaires. Quant au développement économique du pays, il varie au gré des situations de guerre ou de paix avec ses voisins arabes. Très vite, les dirigeants israéliens ont compris que le fardeau financier imposé par les guerres ampute les budgets consacrés aux dépenses civiles comme l’éducation, la santé ou l’emploi. Cette prise de conscience a conduit Israël à repenser l’affectation des ressources nationales pour garantir à sa population un niveau de vie et de bien-être satisfaisant, tout en gérant une économie de guerre.
Après la guerre des Six-Jours (1967), l’embargo que la France imposa sur la livraison d’armes a marqué un tournant dans la politique d’approvisionnement en matériel militaire : les gouvernements israéliens ont choisi de mettre en place une industrie militaire locale pour remplacer les fournisseurs étrangers éventuellement défaillants, tout en permettant de développer des types d’armement répondant aux besoins locaux. Cette politique interventionniste de l’Etat s’est traduite par la création d’un complexe militaro-industriel de grande envergure, dominé par trois grandes sociétés publiques : Israel Military Industries, Israel Aerospace Industries et Rafael Advanced Defense Systems.
L’économie israélienne ne s’est pas seulement adaptée à la situation de guerre permanente ; elle a répondu aux besoins militaires en jetant les bases d’un secteur de haute technologie qui est devenu son principal moteur de croissance. Rapidement, la recherche militaire a débouché sur des applications civiles dans des domaines variés comme l’aéronautique, l’électronique ou l’espace, conduisant à la naissance d’une « start-up nation ».
Une longueur d’avance
Le poids important du budget militaire (15 % de la dépense publique, contre 3 % en France et 8 % aux Etats-Unis) a contribué à élargir la place de la haute technologie dans l’économie israélienne : en 2020, ce secteur représentait 10 % de l’emploi total, 15 % du produit intérieur brut et 40 % des exportations de biens et services.
Certes, le modèle israélien d’économie de guerre n’aurait pu se développer sans le soutien financier des Etats-Unis, qui allège les finances de l’Etat juif et limite son endettement extérieur : au début des années 2020, l’aide américaine (3,8 milliards de dollars par an) finançait environ un cinquième du budget militaire israélien. Mais les contraintes de l’économie nationale (un territoire exigu, des ressources limitées et une main-d’œuvre réduite) ont eu aussi un impact sur les guerres d’Israël. Le pays a mis ses capacités d’invention et d’innovation au service de l’armée et de la protection des civils.
Depuis les avions sans pilote (drones), la cybernétique et la robotique, en passant par les simulateurs de vol et jusqu’au dôme de fer pour intercepter les roquettes, la technologie israélienne a permis à Tsahal de conserver une longueur d’avance sur ses ennemis. L’entretien d’une armée forte de 180 000 soldats réguliers (soit 6 % de la population active) représente aussi un coût non négligeable pour le budget. Fort de ses avancées technologiques qui remplacent les effectifs humains, Tsahal a abaissé, en 2015, la durée du service militaire obligatoire pour les garçons de trente-six à trente-deux mois : une économie non négligeable pour les caisses de l’Etat !
Société inégalitaire
L’économie de guerre à l’israélienne ne se limite pas à l’industrie militaire ; la protection des civils en est devenue une composante essentielle. Dès le début des années 1960, les autorités israéliennes ont mis en place un fonds d’indemnisation des citoyens qui ont subi des dégâts directs et indirects causés par les opérations militaires et les actes de terrorisme. Ce fonds est alimenté par les taxes immobilières (15 % des recettes lui sont consacrées) et géré par le Trésor public ; il prend totalement à sa charge le financement du coût civil des guerres, comme les dégâts matériels, les pertes économiques, les journées de travail perdues, etc.
Après la guerre du Golfe, Tsahal a créé, en 1992, un « commandement de la protection civile » chargé de coordonner les réparations rapides des dégâts matériels, de gérer et répartir les réserves alimentaires et autres fournitures d’urgence (médicaments, carburant), pour un montant évalué à environ 2 milliards d’euros en 2021. Ce modèle israélien d’économie de guerre axée sur la technologie a cependant conduit à la création d’une société « à deux étages » : à l’étage supérieur, les entreprises de haute technologie tirées par le militaire, à la productivité forte et aux salaires élevés ; à l’étage inférieur, les activités de basse technologie à faible productivité et bas salaires.
La politique économique libérale conduite par les gouvernements israéliens au cours des deux dernières décennies a privilégié la haute technologie à coups d’aides publiques et d’avantages fiscaux, au détriment des industries plus traditionnelles, poussées à délocaliser à l’étranger.
Cette distorsion explique qu’Israël soit devenu une des sociétés les plus inégalitaires des pays occidentaux. En creusant les écarts de salaires et de productivité, le secteur technologique a multiplié les laissés-pour-compte de la croissance économique, contribuant à l’extension de la pauvreté, de l’insécurité alimentaire et de la précarité sociale.