« Vendre des armes à un gouvernement coupable de génocide est comparable à la vente d’armes à l’Allemagne nazie pendant le génocide des Juifs. Néanmoins, nos dirigeants l’ont fait en pleine connaissance de cause ». écrit ici Yaïr Auron. Et cet historien des génocides, convaincu de longue date qu’il faut avant tout balayer devant sa propre porte, d’insister : « Ils nous ont ainsi (vous et moi) transformés en criminels, en complices d’un génocide ».
Deux réunions avec Yaïr Auron sont programmées à Paris à la mi-novembre ; le jeudi 16, au CBL, “La communauté juive, le mouvement sioniste et le génocide arménien” ; le mardi 23 au Centre Medem, “Israël et le génocide des Arméniens”. Enfin, nos amis de la région lyonnaise pourront le rencontrer vendredi 17 novembre à l’invitation du Centre national de la Mémoire arménienne.
Ha’Aretz, lundi 2 octobre 2017
Traduit de l’anglais par Michel Goldberg pour LPM
Photo : Le président Reuven Rivlin et le général Ming Aung Hlaing, commandant en chef de l’armée birmane, rencontre à Jérusalem le 10 septembre 2017, page Facebook du général Hlaing [DR]
Réunion jeudi 16 novembre au CBL Pour plus de détails
Réunion mardi 23 novembre au Centre Medem – Arbeter Ring Pour plus de détails
Réunion vendredi 17 novembre au CNMA Pour plus de détails
L’Article de Yaïr Auron
L’État d’Israël vend des armes à un pays, la Birmanie, qui a mis en œuvre un nettoyage ethnique. Personne jusqu’ici n’aurait pu imaginer pareille chose. Pourtant, dès les années 90 le gouvernement Rabin-Pérès-Méretz a fourni en armes les gouvernements génocidaires du Rwanda et de la Serbie.
Vendre des armes à un gouvernement coupable de génocide est comparable à la vente d’armes à l’Allemagne nazie pendant le génocide des Juifs (excusez la comparaison). Néanmoins, nos dirigeants l’ont fait en pleine connaissance de cause. Ils ont de la sorte désacralisé la mémoire du génocide [1] ; et, il importe d’insister sur ce fait, ils nous ont ainsi (vous et moi) transformés en criminels, en complices d’un génocide.
Selon les Nations unies, la Birmanie est devenue le modèle d’un nettoyage ethnique en train de se faire. Le ministre de la Défense, Avigdor Lieberman, peut bien tenir un langage équivoque ou mentir, la réalité est amère. Si l’on en croit les rapports de presse, Israël est le seul État démocratique á poursuivre la vente d’armes à ce pays. Les États d’Europe et d’Amérique du Nord ont cessé, même si aucun embargo n’a été officiellement déclaré.
Eitay Mack, qui a combattu des années durant l’exportation criminelle d’armes à des régimes meurtriers par Israël (il s’agit là de l’État, non de marchands à titre privé), a introduit une requête auprès de la Cour suprême pour qu’elle fasse stopper la vente d’armes à la Birmanie – Requête rejetée ; en outre, et de façon tout à fait inhabituelle, une censure a été imposée sur cette décision, alors que l’affaire avait été traitée publiquement. [2]
J’ai eu par le passé le privilège de soumettre des requêtes avec Eitay Mack contre la vente d’armes par Israël au régime meurtrier de Serbie qui menait une opération de nettoyage ethnique au début des années 90 : il y avait eu au moins un massacre à Srebrenica en Bosnie. Nous avions également soumis une requête contre la vente d’armes au gouvernement Hutu du Rwanda qui conduisait alors le génocide le plus rapide de l’histoire de l’humanité..
Les premières requêtes avaient été soumises après les faits, et concernaient donc des crimes déjà commis. Mais notre combat et la requête actuelle concernent des faits en train de se dérouler. C’est aujourd’hui que des enfants et des personnes âgées sont assassinés et que des femmes sont violées en Birmanie.
Nous avons soutenu auprès de la Cour suprême, souvent qualifiée de « gauchiste », qu’en révélant nos documents sous la protection de la loi sur la liberté d’Information, nous rappellerions au gouvernement israélien qu’il existe des limites [3] et des restrictions à la vente d’armes à des régimes meurtriers. La requête a été rejetée en arguant de risques pour la sécurité de l’État et celle de nos exportations. Une seule chose a été négligée : le succès de cette requête aurait pu sauver des vies.
En travaillant sur le génocide des Juifs et sur d’autres, j’ai compris combien la vie humaine est sacrée ; chaque vie humaine a valeur égale, car nous sommes tous des êtres humains créés à l’image de Dieu. Lorsqu’on se souvient d’idées aussi simples, bien d’autres problèmes le deviennent eux aussi.
Notes
[1] Après une longue période de mutisme – mi-traumatique mi-imposé dans un pays où la défense face à l’adversaire était valorisée par dessus tout – Ména’hem Begin arrivant au pouvoir met la Shoah sous le feu des projecteurs. Mais considère que trop bien connaître l’horreur des massacres de masse oblige à prendre sa part du sauvetage de qui les fuit. Israël recueillera ainsi à l’époque nombre de boat-people fuyant le Cambodge, comme en témoignent depuis les restaurants asiatiques installés partout dans le pays. Tel ne fut pas le cas des gouvernements, de droite ou de gauche, qui lui succédèrent … dont l’actuel en particulier.
[2] Contre-pouvoir, et voulu comme tel depuis sa création, la Cour suprême – composée de 15 membres choisis au gré des départs en retraite (à 70 ans) parmi des magistrats chevronnés sur proposition de celui ou celle qui la préside et du ou de la ministre de la Justice, actuellement Myriam Naor et la très agressive Ayeleth Shaked. La Cour peut être saisie à tout moment par n’importe quel citoyen, famille ou groupe, y compris par des Palestiniens de Cisjordanie dont elle fut souvent le dernier rempart face aux colons. Nul besoin pour ce faire d’avocat, l’examen de la requête intervient sur exposé des plaignants dans les 48 heures, et les décisions s’imposent au gouvernement comme aux particuliers. Depuis qu’elle s’est déclarée compétente pour les requêtes émanant de Palestiniens de Cisjordanie – dans la mesure où celle-ci est occupée et où des terres y sont prises en dehors de toute légitimité – elle est en proie à des attaques récurrentes de l’extrême droite israélienne laquelle a saisi l’occasion du remplacement de plusieurs de ses membres au gré des départs en retraite pour en changer progressivement l’équilibre. Malgré cela, les attaques et tentatives diverses de diminuer son pouvoir continuent …
[3] Le terme de “gvoul” (גבול) est, comme souvent en hébreu, plurisémantique et peut se traduire par “limite” comme par “frontière”. Il a donné naissance à une locution familière en Israël, “yesh gvoul” (יש גבול) : “il y a une [nous dirions plutôt quant à nous “des »] limite(s) ou frontière(s) ; ou encore “trop c’est trop”, “ras l’bol”, etc. En 1982, au sortir de la guerre du Liban, où Arik Sharon faisant fi comme d’ordinaire du mandat de la Knesseth et du gouvernement envoya les troupes bien au-delà de la limite fixée à une incursion rapide afin de le nord d’Israèl – mais où lui saisit l’occasion de bouter les Palestiniens hors du pays et de secourir ses alliés phalangistes – des “refuzniks” de la première heure, pour la plupart membres des troupes d’élite, fondèrent une association sous ce nom, Yesh Gvoul, toujours active aujourd’hui.
L’Auteur
Professeur à l’université ouverte de Tel-Aviv, l’historien Yaïr Auron est le spécialiste israélien de l’étude comparée des génocides, et milite depuis de longues années pour la reconnaissance par son pays du génocide des Arméniens – ainsi que pour l’arrêt par Israël de toute coopération, en particulier militaire et en termes de vente d’armements, avec les États convaincus de génocide.
Il est l’auteur de divers essais, traduits en des langues diverses.
Les Juifs d’extrême-gauche en mai 68, trad, française, Albin Michel, Paris, 1998 ;
The Pain of Knowledge – Holocaust and Genocide issues in Education, Transaction Pub., 2005 ;
Sauveurs et Combattants : La famille Aznavour et l’Affiche rouge, combattants et héroïsme à Paris sous l’occupation, Sigest, 2016 ;
Israël et le génocide des Arméniens, trad, française Sigest, Paris, 2017 – dont la première partie, “La banalité de l’indifférence”, examine l’attitude du Yishouv, la communauté juive de Palestine avant la création de l’État et celle des dirigeants sionistes sur les massacres commis par les Turcs contre les Arméniens au début du XXe siècle ; tandis que la seconde. “La banalité du déni”, étudie les mesures israéliennes visant à saper toute tentative de sauvegarder la mémoire des victimes faites par les atrocités turques.
Pour en savoir plus, on peut se référer à :
L’article “Reflections on Yair Auron’s Banality of Indifference” par le département d’étude comparée des génocides de l’institut Zoryan (USA et Canada) ;
L’enregistrement de “Chroniques pour la Paix” du 23 avril 2015 avec Yaïr Auron.