David Chemla, secrétaire européen de JCall
Alain Rozenkier, président de La Paix Maintenant
Méïr Waintrater, président de JCall France
Article publié dans lemonde.fr le 22 mai sous le titre : »Israël – Palestine : « Il est plus que temps de revenir à des négociations «
Mis en ligne le 23 mai 2021
Après la signature des «Accords d’Abraham», le gouvernement Netanyahou avait affirmé que la région était entrée dans une nouvelle dynamique de paix. Une telle approche reléguait le conflit avec les Palestiniens à une place secondaire où il ne mettrait pas en péril les nouveaux équilibres régionaux. Cependant, l’actualité s’est imposée à tous; la démonstration a été faite que le conflit israélo-palestinien demeure le nœud du problème, et qu’en l’absence d’une solution politique ce conflit continuera de se manifester toutes les quelques années par une nouvelle éruption de violences.
Après une dizaine de jours, on peut tirer un premier bilan de ce nouveau round de violences – alors que, semble-t-il, les pressions internationales, et américaines en premier lieu, vont pousser à l’instauration d’un cessez-le-feu dans les prochains jours.
Sur le plan du bilan humain, après l’envoi de plus de 3000 roquettes sur les villes israéliennes du Nord comme du Sud, on dénombre à ce jour 10 morts civils en Israël, dont deux enfants, et des centaines de blessés. A Gaza, les bombardements israéliens auraient entraîné, selon le ministère palestinien de la santé, la mort de 213 Palestiniens, dont 61 enfants, et 1442 blessés (les Israéliens affirment que 150 militants du Hamas et du Djihad islamique font partie des victimes palestiniennes). Au-delà des décomptes macabres qui reflètent l’asymétrie des forces en présence, – poussant certains à conclure que la responsabilité de ce nouveau conflit incombe toujours au plus fort -, il importe de bien comprendre les raisons de ce nouvel embrasement, afin de dégager une perspective de sortie de crise.
Pourquoi un tel embrasement en ce moment? Il y a, comme toujours au Moyen-Orient, plusieurs grilles de lecture des événements. Elles sont probablement toutes justes, mais certaines sont plus déterminantes que d’autres.
Premier niveau: il s’agit d’une réaction à des semaines de provocations effectuées par des groupes d’extrémistes juifs qui, sous la conduite du député kahaniste nouvellement élu à la Knesset, Itamar Ben Gvir, étaient venus soutenir le projet d’expulsion du quartier Sheikh Jarrah (situé à Jérusalem-Est) de 13 familles palestiniennes, soit plus de 300 personnes. Ces Palestiniens sont des descendants de réfugiés qui, ayant abandonné leurs biens situés à Jérusalem-Ouest (devenue israélienne lors de la guerre de 1948), furent en 1952 relogés par la Jordanie dans des maisons dont les propriétaires juifs avaient été expulsés en 1948 par les forces jordaniennes.
Déjà, en 2008, plusieurs familles palestiniennes avaient été expulsées de Jérusalem-Est, en vertu d’une loi votée à la Knesset en 1970 autorisant des Juifs à engager une procédure afin de récupérer leurs biens perdus en 1948. Depuis lors, chaque vendredi, ont lieu à Jérusalem des manifestations auxquelles participent des Juifs et des Arabes pour s’opposer à la poursuite de telles expulsions. Ce mouvement de protestation a réussi à bloquer les projets d’expulsion. La Cour suprême d’Israël, saisie par les Palestiniens, a décidé de repousser à plus tard sa décision sur la validité des nouvelles procédures en ce sens.
La dernière provocation des extrémistes juifs, qui avait lieu pendant la période du Ramadan, ne pouvait que provoquer des réactions palestiniennes. La police israélienne a encore contribué à la mobilisation des Palestiniens en leur interdisant de se réunir le soir, comme ils le faisaient les années précédentes, devant l’une des portes de la vieille ville de Jérusalem après la rupture du jeûne. Les forces de l’ordre se sont heurtées aux manifestants palestiniens, les poursuivant jusque sur l’Esplanade des mosquées et même au sein de la mosquée El Aqsa.
Ces images d’affrontements entre forces de police israéliennes et jeunes Palestiniens, sur ce lieu sacré pour les musulmans, ont produit leur effet. Des Arabes israéliens se sont à leur tour mobilisés, et ont voulu rejoindre Jérusalem. La police les en a empêchés, coupant pendant quelques heures la circulation pour tout le monde sur l’autoroute menant à la capitale en pensant réduire ainsi les tensions. Cette maladresse a eu l’effet inverse et n’a fait qu’accentuer la colère des manifestants, qui s’est traduite en émeutes dans des villes israéliennes peuplées de Juifs et d’Arabes comme Lod, Jaffa ou Saint-Jean-d’Acre, où l’on a assisté à des scènes de violence entre les communautés, avec incendies de voitures ou de synagogues et tentatives de lynchage contre des civils menées par des extrémistes des deux côtés.
Quelques jours auparavant, les médias israéliens étaient unanimes pour célébrer les personnels soignants, Juifs et Arabes côte à côte, dont l’engagement conjoint a permis au pays de vaincre la pandémie. Le choc fut d’autant plus brutal. Ces images d’émeutes, qui ont tourné en boucle dans les medias et sur les réseaux sociaux, ont enflammé encore plus les esprits. Mais, contrairement à ce que certains prétendent, il ne s’agit pas des prémisses d’une guerre civile. Les premiers émeutiers arabes étaient issus de villes mixtes comme Lod, où l’on sait que des armes circulent au sein de la population arabe (depuis des années, les députés arabes à la Knesset, ainsi que les dirigeants arabes locaux, demandent à la police d’intervenir pour saisir ces armes qui causent chaque année plusieurs dizaines de morts dans des rixes entre des bandes ou du fait de conflits familiaux).
Cependant, constater la présence dans ces émeutes d’éléments issus de la pègre arabe ne doit pas conduire à nier la colère légitime des Arabes israéliens devant les violences sur l’Esplanade des mosquées, qui a poussé beaucoup d’entre eux à manifester en soutien aux Palestiniens de Jérusalem. Quant aux émeutiers juifs, beaucoup d’entre eux sont issus des colonies de Cisjordanie et appartiennent aux groupes d’extrême droite proches du parti d’Itamar Ben Gvir. Si ces images de violence laisseront des traces, il y en beaucoup d’autres que les médias – occidentaux, comme israéliens – montrent peu. Ce sont celles des centaines de manifestations judéo-arabes qui ont lieu en Israël contre la violence, reprenant le slogan « Juifs et Arabes, refusons d’être des ennemis ».
Deuxième niveau: Depuis la décision prise par Mahmoud Abbas de repousser les élections palestiniennes prévues en juin (sous le prétexte du refus d’Israël que soient installées des urnes à Jérusalem-Est pour permettre l’organisation du vote pour ses habitants – ce qui était déjà le cas lors des précédentes élections palestiniennes, en 2006), le Hamas, à qui les sondages prédisaient une large victoire, se sentait floué. En prenant l’initiative de tirer des roquettes jusqu’à Jérusalem, en soutien aux manifestants palestiniens, il a montré à la fois sa capacité militaire et sa volonté de se présenter comme le «meilleur défenseur» de la cause palestinienne. Il a donc atteint son but, en réussissant à établir un lien avec les Palestiniens de Jérusalem et ceux de Cisjordanie – bien que pour l’instant les manifestations y restent encore limitées, avec une dizaine de morts parmi ces derniers –, et pour la première fois avec ceux d’Israël.
Ce que ce conflit a une fois de plus révélé, c’est qu’en utilisant tout le béton disponible à Gaza pour construire des dizaines de kilomètres de tunnels militaires surnommés par les Israéliens « le métro de Gaza », plutôt que de créer des abris pour la population ou des infrastructures civiles dont la région manque cruellement, le Hamas affirme sa volonté de s’inscrire dans une logique de conflit à long terme, à la différence de l’Autorité palestinienne. En focalisant ses bombardements sur ces tunnels, qu’elle a en grande partie détruits, l’armée israélienne va certes réduire les capacités du Hamas et repousser de quelques années le prochain round. Mais en continuant d’envoyer des roquettes sur les villes israéliennes, le Hamas montre sa capacité de s’adapter et confirme l’impossibilité de résoudre ce conflit par la voie des armes.
Troisième niveau: Cet embrasement se déroule à un moment historique où, pour la première fois depuis 1948, un parti arabe (Raam, dirigé par Mansour Abbas) était en voie de finaliser un accord pour soutenir la création d’un gouvernement regroupant tous les partis de l’opposition à Netanyahou – un gouvernement Lapid-Bennett, qui serait allé du Meretz à gauche jusqu’à Yamina à droite. Cet accord semble, à cette heure, très compromis, Bennett ayant déclaré y surseoir pour essayer de conclure une coalition de droite avec Netanyahou. Mais il reste encore deux semaines à Lapid pour essayer de former un gouvernement, et l’évolution de la situation politique intérieure dépendra beaucoup de la façon dont ce conflit se terminera.
Dès lors, deux vainqueurs apparaissent. Netanyahou, d’abord, qui restera au pouvoir jusqu’à l’organisation d’un possible cinquième tour de scrutin où il pourrait espérer retrouver une majorité qui lui donnerait l’immunité nécessaire pour échapper à la justice. Et le Hamas, qui conforte ainsi, au sein de la population palestinienne, un pouvoir politique dont il a été privé par l’annulation des élections. L’alliance objective entre ces deux «vainqueurs» n’est pas pour étonner. Elle s’inscrit dans la continuité de la politique suivie par Netanyahou et le Likoud qui, depuis des années, ont choisi de renforcer le Hamas, en laissant entrer à Gaza des valises de dollars en provenance du Qatar, plutôt que le Fatah et l’Autorité palestinienne avec lesquels ils n’ont mené aucune négociation.
L’expérience des précédentes confrontations entre Israël et le Hamas a montré qu’il n’y avait pas de solution militaire à ce conflit. Il est temps, de part et d’autre, de sortir d’une logique de la force où, toutes les quelques années, on assiste à une nouvelle explosion de violence dont les civils sont les premiers à payer le prix. Il est temps, il est plus que temps, de revenir à des négociations. Celles-ci ne peuvent résulter que d’une pression forte de la communauté internationale – les États-Unis d’abord, mais également des pays arabes qui viennent de normaliser leurs relations avec Israël, et l’Union européenne si elle est capable d’adopter une position commune.
Les guerres à répétition n’ont que trop duré. Soit les parties en cause parviennent à une solution à deux États, ce qui est de plus en plus difficile mais encore possible, soit l’embrasement devient permanent. Abba Eban, ancien ministre des affaires étrangères d’Israël, aimait à rappeler le proverbe selon lequel les hommes politiques et les États n’arrivent à des solutions raisonnables qu’après avoir tout essayé. Nous y sommes.