« Si le Premier ministre agit contre la loi, je dirai tout ce que je sais. » Nadav Argaman met en garde contre les nominations politiques à la tête du Shin Bet. Il qualifie les liens avec le Qatar d’aller « chatouiller le diable » et se demande pourquoi Netanyahou lui-même n’a pas exigé d’enquête. Il dit à propos de l’argent qatari : « Tout le monde savait tout, personne ne peut se cacher derrière son petit doigt. » Et pour conclure : « Arrêtez la guerre, sortez de Philadelphie. »


Traduction : Sylvie L. pour Défendre la Démocratie Israélienne

Interview : Yonit Levi

https://www.mako.co.il/news-military/2025_q1/Article-64f7a6b540f8591027.htm?partner=lobby

Mis en ligne le 17 mars 2025


N12 : Le chef actuel du Shin Bet, Ronen Bar, doit-il démissionner ?
Nadav Argaman : Ronen Bar a pris ses responsabilités et devra rentrer chez lui mais seulement après avoir terminé toutes les enquêtes sur le cabinet du Premier ministre actuel, et après le changement de gouvernement et l’élection d’un nouveau chef du Shin Bet. Je pense que ce gouvernement, qui a échoué le 7 octobre et a globalement échoué dans la stratégie qu’il a élaborée, ne peut pas nommer le prochain chef du Shin Bet. Je crains fort qu’une nomination faite par ce gouvernement, par ce Premier ministre, ne soit une nomination politique. Le débat n’est pas juridique, mais moral. 

Le chef d’état-major est parti, un remplaçant du ministre de la Défense a nommé. Pourquoi est-ce acceptable et pourquoi la question du Shin Bet est-elle inacceptable ?
Tout le monde peut comprendre quel pouvoir possède l’organisation [du Renseignement], quels outils elle a à sa disposition et ce que quelqu’un qui veut l’utiliser pour ses besoins propres pourrait faire pour accroître son pouvoir et son contrôle sur les institutions de l’État d’Israël.

Ronen Bar a déclaré lors d’une réunion avec de hauts responsables du Shin Bet qu’il n’autoriserait pas la nomination d’une personne autre que l’un de ses adjoints. Le chef du Shin Bet peut-il ainsi mettre son veto ?
Non, ce que Ronen Bar a dit, c’est que la pratique au sein du Service de sécurité générale est que les candidats à la direction du Shin Bet sont les adjoints du directeur, et que le Premier ministre choisit parmi eux. Un adjoint au directeur du Shin Bet possède les connaissances, la compréhension et la préparation nécessaires. Il a côtoyé l’échelon politique et sait finalement comment atteindre le niveau requis.

Des proches de Netanyahou ont travaillé simultanément comme conseillers du Qatar…
Pour le moins, ils ont chatouillé le diable. Commençons par le fait que le Qatar a été le principal bailleur de fonds du Hamas au cours de la dernière décennie. Le Qatar fait partie de l’axe chiite, c’est lui qui a permis au Hamas de Gaza de construire l’armée terroriste. S’il parvient à prendre le contrôle du cabinet du Premier ministre, cela signifie qu’il influence le Premier ministre, le cabinet du Premier ministre, la politique de l’État d’Israël envers le Hamas en général, et notamment l’accord sur les otages. De mon point de vue, cela ressemble à une catastrophe et j’espère que ce n’est pas la réalité.

Pensez-vous que Netanyahou était au courant ?
Tel que je le connais, Netanyahou sait tout ce qui se passe dans son cabinet, rien ne se passe sans son accord. Je pense que la première personne qui aurait dû intervenir et exiger du Shin Bet une enquête sur le cabinet du Premier ministre, afin de vérifier s’il existe un lien entre le Qatar et le cabinet du Premier ministre, c’est le Premier ministre lui-même. Il est le premier à devoir l’exiger du chef du Shin Bet. Et s’il ne l’exige pas, ça interroge…

Comment expliquez-vous que des milliers de personnes se ruent vers la clôture, un beau matin, sans que personne ne prévienne le Shin Bet ? On dit qu’il n’y avait pas d’informateur à Gaza…
Je ne sais pas comment répondre à cela, je sais seulement que l’affirmation selon laquelle le Shin Bet n’avait pas d’agents dans la bande de Gaza est une absurdité totale. Le Shin Bet disposait de nombreuses sources dans la bande de Gaza, malgré les grandes difficultés d’intervention. En réalité, ils n’ont pas parlé ce jour-là. Selon l’enquête du Shin Bet, celui-ci disposait des plans d’attaque du Hamas « Murailles de Jéricho ».

En 2022, vous n’étiez plus en poste. Mais en 2018 vous l’étiez. Avez-vous eu connaissance de ce plan ?
J’ai entendu parler de l’opération Muraille de Jéricho quand les médias en ont parlé. Je n’ai eu aucune information, pas même une bribe, sur cette affaire. Je ne connaissais tout simplement pas le plan. (…)

N’est-ce pas assez étonnant que cela ne vous soit pas parvenu ?
C’est vraiment incroyable, mais je n’ai pas de réponse à cette question, car je ne connais pas bien les documents. J’ignore qui les avait et comment ils ont été transmis. Mettons un peu d’ordre : nous connaissions les plans du Hamas, au-delà des « murailles de Jéricho », et son intention de lancer un raid de grande envergure contre l’État d’Israël. Lorsque j’étais à la tête du service, nous avons effectué un exercice simulant un raid de grande envergure du Hamas contre nous, incluant la ville de Sderot et des véhicules tentant d’atteindre Ashkelon et Ashdod. Nous avons établi procédure opérationnelle à activer en cas d’événement de ce type. Qu’est-il advenu de cette procédure ? A-t-elle été mise en pratique ces dernières années ? Je n’en ai aucune idée.

Transférer l’argent au Hamas…
Disons simplement que tout a commencé en 2018, lorsqu’Abou Mazen [Président de l’Autorité Palestinienne] a décidé de cesser de transférer 30 millions de dollars au Hamas dans la bande de Gaza. Cela a provoqué une crise et fait craindre des troubles dans la bande de Gaza. L’État d’Israël souhaitait avoir le calme dans la bande de Gaza et cherchait des moyens d’acheminer cet argent et il a choisi le Qatar qui a accepté. Je pensais alors, et je pense encore aujourd’hui, que se tourner vers les Qataris pour transférer de l’argent qatari à la bande de Gaza était une grave erreur. Je l’ai exprimé dans toutes les tribunes possibles, tout le monde connaissait mon opinion. Mais le Premier ministre y était favorable.

Et pourquoi l’a-t-il fait ?
Si j’ai bien compris, sa conception et celle de son gouvernement était d’avoir le calme dans la bande de Gaza. Nous avons acheté le calme avec l’argent du Qatar. Il était clair pour tout le monde qu’un jour ça allait nous exploser à la figure. Le Premier ministre et les membres de son cabinet le savaient. Ces analyses leur ont été présentées de très nombreuses fois ! Tout le monde savait tout, personne ne peut se cacher derrière son petit doigt.

Mais dans l’entourage de Netanyahou on dit que l’argent a été transféré pour les salaires des fonctionnaires, et à ceux qui étaient dans le besoin. C’est le Shin Bet et l’armée qui auraient dû s’assurer que cet argent ne soit pas transféré au renforcement du Hamas !
L’armée israélienne et le Shin Bet auraient dû s’inquiéter et tout mettre en œuvre pour bloquer les fonds qataris. Il faut dire que les fonds arrivaient de manière très sophistiquée :  parfois, aucun argent n’entrait, mais des transactions compensatoires étaient effectuées entre des changeurs au Liban, en Turquie et ailleurs. Cette histoire énorme découle de la vision du monde et de la conception de la sécurité qu’avait le gouvernement israélien, gouvernement qui a décrété que nous voulions avoir le calme. Nous avons laissé deux armées se dresser à nos frontières [Hamas et Hezbollah]. Ces armées sont des armées terroristes. Nous avons donc permis à ces deux monstres de nous menacer.

Le gouvernement s’oppose à la création d’une commission d’enquête d’État.
La commission d’enquête devra se pencher sur tout ce qui a conduit au 7 octobre, sur tout ce qui s’est passé le 7 octobre. Elle devra également se pencher sur ce qui s’est passé après le 7 octobre. « J’ai insisté pour que nous lancions une frappe préventive contre le Hamas ». Les échecs majeurs tant au sein du Shin Bet qu’au sein de Tsahal sont évidents. Y a-t-il des points positifs ? Ce sont deux organisations et des personnes remarquables. Les meilleurs de ce pays, les meilleurs de ce peuple, Herzi Halevi (ancien Chef d’État-Major), Ronen Bar (actuel chef du Shin Beit) et j’inclus également Daniel Hagari (ancien porte-parole ‘démissionné’ il y a quelques jours). Je pense que c’est une perte pour l’État d’Israël que Hagari ne soit pas resté dans l’armée israélienne et n’ait pas été promu au grade de général de division. L’échec est un échec douloureux, ils le reconnaissent.

Vous étiez à la tête du service », en 2021, au moment de l’opération « Gardien des murs ». Vous avez dit : « Les règles du jeu ont changé. Ce qui était ne sera plus. Le Hamas avant l’opération n’est plus le même Hamas après ». C’était deux ans avant le 7 octobre.
Si j’ai dit « ce qui était ne sera pas » j’ai ajouté : « mais ce qui sera ne dépend que de nous.  » Les résultats obtenus par l’État d’Israël dans l’opération « Gardien des murs » en termes de dommages causés à la R&D, au développement et au potentiel de production du Hamas ont été spectaculaires.

Le Hamas a subi un coup dur lors de cette opération. Pourtant, l’enquête du Shin Bet rendue publique ces jours-ci, indique que le Hamas a perçu cette opération comme une victoire.  Ces deux choses ne sont-elles pas contradictoires ?
Non, ce n’est pas contradictoire. D’un côté, c’était un succès car l’ensemble de leur système de production a été touché et tous les experts en production et en développement du Hamas ont été tués lors de cette opération. Ce qui pourrait sembler contradictoire, c’est la perception de la situation qu’a eu de Yahya Sinwar. Pour lui, cette opération était un point de départ qui allait mener à l’opération suivante, ce qui, de son point de vue, était très important. L’État d’Israël aurait dû poursuivre sur sa lancée et atteindre la direction du Hamas. C’est ce que je voulais dire lorsque j’ai affirmé que ce qui était ne serait plus, mais que désormais l’avenir ne dépend que de nous. J’ai œuvré pour que nous lancions une attaque préventive. Nous savions comment nous y prendre, nous avions créé des modèles, connus et reconnus par l’échelon politique. Le ministre de la Défense le savait, le Premier ministre le savait. Mais ils n’ont pas approuvé. Nous aurions pu nous retrouver aujourd’hui dans une réalité complètement différente.

Nous ne sommes pas encore entrés dans la deuxième phase de l’accord de cessez-le-feu. Que faut-il faire par rapport aux otages ?
Nous devons cesser de nous compliquer la vie. L’État d’Israël a mis fin à la guerre dans la bande de Gaza il y a longtemps maintenant. Le calme règne et le cessez-le-feu est respecté. Nous avons arrêté les combats et pourtant les otages ne sont pas libérés. Ce qui signifie que nous perdons sur tous les fronts. Nous avons gravement affaibli le Hamas, organisation dotée de capacités militaires lui permettant d’envahir l’État d’Israël, et nous devons continuer à réduire leurs capacités. Le Hamas contrôle toujours la bande de Gaza parce que nous le laissons contrôler, faute d’alternative. Nous devons nous retirer de la bande de Gaza et ne laisser qu’une zone tampon tout autour, ce qui nous assurera la marge de sécurité nécessaire. Nous devons quitter l’axe de Philadelphie ; il n’y a rien là-bas, il n’y jamais rien eu. Ce n’est pas parce que nous sommes au sol qu’il n’y aura pas de contrebande en sous-sol. Et les tunnels sous l’axe de Philadelphie ont disparu depuis longtemps. La majeure partie de la contrebande passait par Rafah, c’est ce point de passage qui doit être contrôlé. Par conséquent, l’État d’Israël doit mettre immédiatement un terme à cette guerre et faire revenir tous les otages. Nous devons adopter le modèle de Cisjordanie dans la bande de Gaza, où une autre partie prendrait le contrôle de la bande de Gaza [en Cisjordanie, c’est l’Autorité palestinienne, selon les accords d’Oslo]. À mon avis, les seuls à pouvoir y parvenir sont les technocrates, en collaboration avec les responsables de l’Autorité palestinienne et des responsables internationaux, qui créeront progressivement une alternative au Hamas. Nous poursuivrons nos opérations dans la bande de Gaza et nos frappes contre les dirigeants du Hamas, en Cisjordanie et partout ailleurs dans le monde, afin d’empêcher que ce monstre ne se réveille.

Avant le 7 octobre, vous avez appelé comme d’autres à refuser le service de réserve (milouim) en raison de la refonte judiciaire. Le chef d’état-major lui-même a déclaré devant la commission des Affaires étrangères et de la Défense de la Knesset que cela portait atteinte à la sécurité du pays. Referiez-vous cet appel aujourd’hui ?
Je n’ai pas dit ce que vous venez de dire. J’ai dit que si l’État d’Israël cessait d’être un État démocratique, il serait juste de faire ce que vous avez dit (refuser les périodes de réserve). Le processus de destitution de la conseillère juridique du gouvernement est lancé, la composition de la commission de nomination des juges est en cours de modification. Est-ce que nous y sommes ? Je dis une chose très simple. Premièrement, nous devons tout faire pour préserver la démocratie israélienne, ne pas nuire aux gardiens de la démocratie, permettre aux trois pouvoirs de fonctionner, permettre à la Cour suprême d’agir en toute indépendance et garantir la démocratie israélienne. Nous pouvons discuter, nous pouvons avoir des opinions différentes, ce n’est pas le sujet. Mais la démocratie israélienne est une chose sans laquelle nous, la société israélienne et l’État d’Israël, n’avons plus rien à faire ici.

Il me semble que vous ne dites pas tout ce que vous savez. Qu’est-ce qui vous en empêche ?
L’intimité entre le chef du Shin Bet et le Premier ministre est primordiale, et je ne pense pas qu’il soit juste de la compromettre. C’est pourquoi je garde pour l’instant secret tout ce qui s’est passé entre moi et le Premier ministre. Il est clair que je sais beaucoup de choses que je pourrais utiliser. Mais je ne les utilise pas pour les raisons que j’ai indiquées. Si je pense que l’État d’Israël ou si j’arrive à la conclusion que le Premier ministre a décidé d’agir contre la loi, alors s’il n’y a pas d’autre choix, je dirai tout ce que je sais et dont je n’ai pas parlé jusqu’à aujourd’hui (car je voulais préserver l’importance de la relation entre le chef du Shin Bet et le Premier ministre).

Mais le Premier ministre dit « ils ne me menaceront pas ! »…
Je ne suis pas au courant des menaces. Le fait que les dirigeants du Shin Bet en sachent long, c’est indéniable, mais nous ne nous promenons pas avec une machette en le menaçant. Si nous pensons que nous savons des choses qui mettent en danger la sécurité nationale de l’État d’Israël, nous les utiliserons conformément à la loi.

Qu’est-ce qui vous dérange le plus, qui vous empêche de dormir la nuit ?
Nous saurons comment gérer nos ennemis extérieurs, aussi redoutables soient-ils. Nous ne saurons pas comment gérer la désintégration de la société israélienne de l’intérieur, et il n’y aura pas de résurrection. Je suis très préoccupé par le fait que le Premier ministre porte délibérément atteinte à la société israélienne, provoquant des frictions entre les gens pour gouverner. Tout simplement. Et je pense que la première chose à faire est de faire tomber ce gouvernement et mettre en place un nouveau gouvernement en Israël, aussi large que possible.

Certainement une dernière question : la politique ?
Non, je n’en ai pas l’intention… Je n’ai aucune intention de me lancer en politique. J’ai servi l’État d’Israël pendant 43 ans, j’en ai savouré chaque instant, mais il faut savoir s’arrêter. Laissons ce travail à d’autres. J’aiderai quiconque s’y intéresse à construire une nouvelle société en Israël et à restaurer l’État d’Israël, mais personnellement, je ne suis pas intéressé par la politique.

Merci beaucoup.

Le cabinet du Premier ministre réfute totalement les propos de Nadav Argaman, le traitant de gauchiste et de militant politique de Kaplan. « Les propos d’Argaman font partie d’une campagne de mensonges et de chantage avec menaces contre le Premier ministre, destinée à l’empêcher de prendre les décisions nécessaires pour restaurer le Shin Bet, qui a échoué le 7 octobre. »