The Nation, 2 février 2006
Traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant
Amos Oz est le romancier israélien le plus célèbre. Il est également l’un des fondateurs et l’une des voix essentielles de Shalom Akhshav (La Paix Maintenant). Il est le porte-voix des colombes israéliennes, des opposants à l’occupation qui veulent un retrait israélien de la Cisjordanie et une solution négociée à deux Etats. Au cours d’un entretien récent, il analysait les répercussions politiques et diplomatiques de la victoire du Hamas.
Q. : une semaine après la sortie de votre livre, « Comment Guérir un Fanatique » [[Amos Oz : Comment Guérir un Fanatique, éditions Gallimard, janvier 2006]], le Hamas obtenait une victoire historique aux élections législatives palestiniennes. Pour vous, le Hamas est-il une organisation de fanatiques?
Amos Oz : Les fanatiques sont ces gens, quelles que soient leur foi, leur couleur ou leurs idées politiques, qui affirment que la fin, n’importe quelle fin, justifie les moyens, y compris les moyens sanguinaires. A en juger par ce critère, j’ai bien peur que le Hamas soit une organisation fanatique par excellence.
Q. : les Palestiniens ont-ils voté pour le Hamas parce qu’ils sont fanatiques?
Amos Oz : pas nécessairement. De ce que je sais, de ce que j’entends de la part de mes amis et collègues palestiniens, la raison essentielle qui explique la victoire du Hamas est la réputation de corruption de l’Autorité palestinienne et du Fatah, le parti au pouvoir.
Q. : dans votre livre, vous dites que le fanatisme n’est pas forcément une condition définitive. Vous dites qu’enfant, vous étiez « un petit fanatique dont on avait lavé le cerveau ». Qu’est-ce qui a fait de vous un fanatique, et qu’est-ce qui vous a fait changer?
Amos Oz : j’ai grandi dans une atmosphère militante. Jérusalem était divisée, cela faisait mal, et l’époque était aux rivalités et aux conflits violents. J’ai grandi en sioniste enthousiaste et unilatéral. Avec les années, après certaines expériences personnelles, j’ai compris que le conflit israélo-palestinien, comme d’autres conflits, avait deux facettes, deux perspectives, peut-être deux logiques. A partir du moment où l’on comprend ce genre de relativité morale et politique, on cesse d’être un fanatique.
Q. : avec les années, une partie du mouvement national palestinien est passé de ce que vous appelez le fanatisme à ce que vous appelez le pragmatisme.
Amos Oz : pas seulement une partie du mouvement palestinien. Je crois qu’aujourd’hui, la majorité des Palestiniens ont une approche pragmatique et une attitude réaliste à l’égard du conflit israélo-palestinien. La majorité des Palestiniens (et la majorité des Israéliens) savent que, au bout du compte, il y aura un compromis, un partage, deux Etats. Est-ce que cela leur fait plaisir? Non. Dansera-t-on dans les rues quand cette solution aura vu le jour? Certainement pas. Pensent-ils que ce soit juste, ou sûr? Probablement pas. Mais ils acceptent que cela comme la seule solution possible, au-delà de laquelle on ne peut pas aller. Cela vaut pour les Juifs israéliens comme pour les Arabes palestiniens.
Q. : y-a-t-il des preuves depuis l’élection du Hamas qu’une majorité de Palestiniens soit encore favorable à deux Etats?
Amos Oz : semaine après semaine, depuis plus de trois ans maintenant, même aux pires moments de l’intifada, les sondages montrent que la plupart des Palestiniens sont prêts à vivre, sans en être particulièrement ravis, avec une solution à deux Etats. Ils ne font pas confiance aux Israéliens, mais ils l’accepteront. De la même manière, en miroir, la plupart des Israéliens accepteront cette solution, mais ils ne font pas confiance aux Palestiniens pour l’accepter ou la respecter.
Q. : la question à l’ordre du jour est celle de savoir si le Hamas va devenir plus pragmatique. Quels signes distinguez-vous?
Amos Oz : il va falloir attendre. Aujourd’hui, je n’ai pas envie d’accorder au Hamas un crédit qu’il ne mérite pas. Pour l’instant, il s’agit d’un mouvement fanatique, fondamentaliste qui affirme dans sa charte et dans son programme électoral qu’Israël doit être liquidé et que les Israéliens doivent être expulsés de leur pays. Vont-ils changer? Je n’en sais rien. S’ils changent, alors, il sera possible de traiter avec eux.
Q. : et si le Hamas ne change pas?
Amos Oz : si le Hamas ne change pas, il serait sage de la part d’Israël de porter le conflit plus haut, au niveau des Etats arabes voisins, peut-être à la Ligue arabe, et parler d’une solution qui alors pourrait être proposée au peuple palestinien par voie de référendum.
Q. : le programme du Hamas lors des dernières élections ne mettait pas particulièrement en avant sa position sur l’élimination d’Israël, ou la revendication de méthodes terroristes, mais plutôt sur la corruption, l’emploi, les services sociaux et les infrastructures. A vos yeux, c’est du pragmatisme.
Amos Oz : en effet, leur programme a beaucoup insisté sur la lutte anti-corruption. Néanmoins, il mentionnait toujours ce qu’ils appellent toute la Palestine en tant qu’objectif irrévocable du mouvement national palestinien. Ils ne sont pas revenus sur cette attitude de fond envers Israël qui consiste à le considérer comme une exposition itinérante qui doit être chassée de la région, ou comme une maladie infectieuse.
Q. : Dans votre livre, la description de fanatiques fait référence, à l’évidence, aux Israéliens comme aux Palestiniens. A votre avis, quel est l’état du fanatisme dans le paysage politique israélien d’aujourd’hui?
Amos Oz : malheureusement, le fanatisme et le fondamentalisme se portent bien, à l’extrême droite et dans les secteurs ultra-religieux de la société israélienne. Je n’ai jamais aimé cette dichotomie simpliste qui parle de choc des civilisations : Est contre Ouest, ou islam contre le reste du monde. Je pense que le vrai combat se déroulera, au niveau mondial et probablement pour le reste du 21ème siècle, entre les fanatiques et nous.
Q. : la victoire du Hamas a-t-elle renforcé les fanatiques en Israël?
Amos Oz : les fanatiques font toujours le jeu les uns des autres. Ils stimulent toujours l’enthousiasme et le zèle de leurs homologues de l’autre bord.
Q. : parlons plus précisément du paysage politique israélien. Benjamin Netanyahou (Likoud) a comparé la victoire électorale du Hamas à la montée de Hitler. Mais les sondages ne montrent aucun déplacement vers le Likoud depuis la victoire du Hamas. Que faut-il en penser?
Amos Oz : les sondages d’aujourd’hui (30 janvier) montrent un très léger glissement vers le Likoud et d’autres partis d’extrême droite [[aujourd’hui (17 février) les sondages indiquent un Kadima stable (40 sièges), des travaillistes stables (19) et un Likoud en baisse (13)]], mais pour l’instant, il n’y a aucun raz-de-marée. Il est trop tôt pour dire comment l’opinion israélienne va vraiment digérer et réagir aux changements en Palestine.
Q. : vous avez critiqué la politique de Sharon de désengagement unilatéral de Gaza, en disant qu’il aurait été préférable de négocier un transfert du pouvoir qui aurait pu constituer un premier pas vers la fin de l’occupation. De nombreux Juifs, en Israël et aux Etats-Unis, disent aujourd’hui que la victoire du Hamas montre combien Sharon a eu raison.
Amos Oz : Un accord négocié pour Gaza aurait été préférable à un retrait unilatéral, mais je considère qu’un retrait unilatéral a été bien meilleur que le statu quo qui prévalait jusque là, l’occupation de Gaza. Je pense qu’il aurait été plus sage de la part de Sharon d’essayer de négocier avec l’Autorité palestinienne, Gaza d’abord, dans le cadre d’un accord global. Bien entendu, nous ne saurons jamais si cela aurait marché, ni si cela aurait évité la victoire du Hamas. Tout cela, maintenant, est du domaine des « si » et des spéculations historiques.
Q. : il a été écrit récemment dans Ha’aretz que seul le Hamas peut arrêter le terrorisme et que seul le Hamas a la légitimité pour négocier un accord avec Israël, que le fait que le Hamas ait réussi à préserver la « trêve » des attentats terroristes depuis novembre 2004 montre qu’il dispose d’un pouvoir et d’une légitimité dont manque la direction du Fatah. Je me demande si vous êtes d’accord pour dire que la légitimité du Hamas lui donne la capacité de négocier la paix.
Amos Oz : il est possible que cela soit le cas, mais quel bien cela nous apporte-t-il si le Hamas ne change pas ses options fondamentales? Ce serait comme dire, plus ou moins, qu’Al Qaïda est le seul groupe qui puisse arrêter le terrorisme d’Al Qaïda. Bien sûr qu’Al Qaïda peut arrêter le terrorisme d’Al Qaïda. Mais en a-t-il la motivation? Est-il enclin à le faire? Va-t-il le faire? Oui, il se peut que le Hamas ait l’autorité et la capacité nécessaires. Mais en a-t-il l’intention? Nous exercerons toutes les pressions possibles sur le Hamas pour qu’il change d’intention : pressions israéliennes, américaines, arabes. Là, la capacité et l’autorité du Hamas deviendront très importantes.
Q. : Israël peut rendre la vie bien pire pour les Palestiniens sous un gouvernement du Hamas. Israël peut aussi utiliser sa puissance pour encourager les tendances les plus pragmatiques au sein du Hamas. Quelle sorte de politique d’occupation aurait votre faveur au point où nous en sommes?
Amos Oz : personnellement, je suis contre l’occupation. Point barre. Je pense qu’il serait sage de la part d’Israël d’en finir avec l’occupation par un accord ou par un règlement qui, s’il ne peut pas être conclu avec les Palestiniens, doit l’être avec les Etats membres de la Ligue arabe. Je pense que la fin de l’occupation israélienne est urgente, qu’elle est de l’intérêt d’Israël et qu’elle peut être mise en oeuvre dans le cadre d’un accord global israélo-arabe.
Q. : quel rôle devraient jouer les Etats-Unis dans ce processus?
Amos Oz : les Etats-Unis doivent encourager la modération là où ils le peuvent, et de manière non dogmatique. Parfois, encourager la modération, cela veut dire encourager des régimes non démocratiques. Parfois, encourager la modération veut dire encourager des régimes qui ne sont ni roses ni merveilleux. Encourager la modération, ce n’est la même chose que d’installer la démocratie à l’aide du fusil. Cela veut dire aider à créer et à stabiliser une société civile, parce qu’il ne peut y avoir de démocratie véritable sans société civile, et il ne peut pas y avoir de société civile là où règnent l’extrémisme, le fondamentalisme, la pauvreté et le désespoir.
Q. : le titre de votre livre, « Comment Guérir un Fanatique », suggère qu’il est possible de « guérir » du fanatisme – chez les Palestiniens comme chez les Israéliens.
Amos Oz : le titre doit être pris comme un clin d’oeil. Je dis que le fanatisme est un mauvis gène dans l’ADN humain, et que personne d’entre nous n’est immunisé contre un certain fanatisme. En ce qui concerne les Israéliens et les Palestiniens, je pense que nous pouvons contenir le fanatisme. Nous ne pouvons pas le guérir, mais nous pouvons le contenir, en renforçant les classes moyennes, la société civile, les éléments laïques, modérés et pragmatiques de nos deux sociétés.