Denis CHARBIT, maître de conférences à l’Université Ouverte d’Israël, répond aux questions des CAHIERS BERNARD LAZARE
CBL : Que reproche le président Reuven Rivlin au projet de loi gouvernemental ?
Denis CHARBIT : Depuis son entrée en fonction en 2014, le président Rivlin s’efforce de promouvoir le rapprochement entre Juifs et Arabes citoyens d’Israël. Il en a fait une de ses principales missions et son bilan pointera cette sensibilité particulière qu’il a manifestée avec constance durant son mandat. Il le fait par des initiatives positives, plus rarement pour protester ou s’indigner, estimant que sa fonction est d’unifier, non de diviser. Aussi son intervention capitale auprès des députés a été longuement pesée tant elle se démarque de sa ligne. Il ne s’est pas contenté d’un communiqué pour exprimer ses réserves, il a envoyé aux députés membres de la commission des Lois une mise en garde sur les effets de la loi de l’Etat-nation du peuple juif en Israël, en diaspora et sur la scène internationale. Cet avertissement effectué par un geste sans précédent dans la pratique présidentielle n’est pas demeuré sans effet. Il a fortement contribué à ce que la version finale votée par la Knesset paraisse édulcorée si on la compare à la première mouture du texte, même si plusieurs aspects y subsistent encore qui suscitent une vive polémique. Fils de Yossef Rivlin qui a traduit le Coran en hébreu, le président a été particulièrement affecté par la relégation de la langue arabe à un « statut spécial » au lieu du statut de langue officielle dont elle jouissait depuis 1948. Rivlin voit dans ce texte une provocation pure qui altère inutilement la coexistence judéo-arabe qui ne va pas de soi dans le contexte du conflit israélo-palestinien. Son engagement est pour lui l’expression de fidélité à une tradition politique : Rivlin fait partie des disciples de Jabotinsky, qui sont de plus en plus rares au sein du Likoud sinon à l’agonie, tels Benny Begin et Dan Meridor, pour lesquels l’égalité civique est indissociable de l’attachement à la terre d’Israël dans son intégralité territoriale, là où Netanyahou et les siens inscrivent dans la loi les privilèges de la communauté juive hégémonique.
CBL : Que modifie cette loi et quels risques représente le renforcement du caractère juif dans les lois du pays ?
D. C. L’Etat d’Israël, dans la Déclaration d’Indépendance, a très clairement fait reposer sa légitimité et sa raison d’être sur deux piliers : l’un est particulariste, l’autre est universaliste. Ce premier pilier particulariste consiste à admettre que c’est en Israël, et en Israël seulement, que s’incarne le droit à l’autodétermination du peuple juif. Il s’exprime également dans l’hymne national et le drapeau qui sont étrangers à l’identité et à la culture des Arabes d’Israël, qu’ils soient chrétiens, musulmans, druzes, circassiens ou bédouins. Les fêtes et les congés officiels sont calqués sur le calendrier des fêtes juives, ce qui n’entrave nullement le droit des ces communautés à respecter leur propre calendrier et à observer un autre jour de congé que le samedi. De manière plus substantielle, compte tenu de la dispersion des Juifs, ce droit à l’autodétermination continue de s’incarner dans la loi du Retour qui stipule que seules des personnes d’origine juive peuvent immigrer en Israël et y obtenir aussitôt la citoyenneté israélienne. Les réfugiés palestiniens, au grand dam des Arabes israéliens, ne jouissent pas d’un tel droit. Voilà pour le volet particulariste.
Outre cette discrimination dans ce que l’on pourrait appeler une immigration choisie, le second pilier d’Israël est la démocratie : droit de vote, droits civils et civiques, droits religieux, linguistiques et culturels, droits sociaux, le tout au nom du principe sacro-saint de l’égalité entre les citoyens sans distinction de sexe, de classe, de langue, de religion et d’ethnie. Certes, les inégalités sont légion, mais elles sont de nature sociologique, nullement inscrites dans la loi (excepté la Loi du Retour). Ainsi, on a pu créer plus de 700 localités juives en Israël depuis 1948, et pas une seule ville arabe (à l’exception de deux cités dans le Néguev pour sédentariser les Bédouins), et cependant cette inégalité de traitement n’est pas gravée par une loi. C’est cette brèche qui a été enfoncée en 2018.
Pour exprimer ce double socle particulariste et universaliste, on a forgé dans les années 1980 la notion d’ « Etat juif et démocratique ». Pour les adversaires de la loi de l’Etat-nation du peuple juif, cette loi rompt l’équilibre car elle est toute entière vouée à mettre en avant la dimension particulariste sans que la dimension démocratique et égalitaire n’y figure. C’est cette omission qui a suscité la réprobation la plus forte. Quels en seront les effets ? Ils sont d’abord de nature symbolique. Les deux éléments constitutifs ont été dissociés de manière explicite. On peut penser que cette rupture devait tôt ou tard arriver. Un mouvement national, lorsqu’il parvient à réaliser son objectif étatique, engendre en son sein deux tendances : ceux qui persistent à s’arc-bouter sur ce nationalisme qui devient, dès lors qu’il est au pouvoir, ombrageux, suspicieux et voient partout des cinquièmes colonnes qui pactisent avec l’ennemi (les Arabes, la gauche, les intellectuels) et ceux qui estiment devoir tempérer cette logique nationaliste par une affirmation universaliste et égalitaire. Dans le cas d’Israël, dès le départ, il ne s’agissait nullement de choisir l’un contre l’autre, mais de maintenir l’équilibre entre les deux. L’équilibre a été rompu, car au-delà de cet aspect symbolique, il faut bien comprendre que cette loi n’est ni la première ni la dernière du genre : elle s’inscrit dans une législation qui vise à subordonner la démocratie à une version nationaliste de l’Etat juif. La division gauche/droite aujourd’hui ne repose plus seulement sur le clivage faucons/colombes, mais concerne également le type de démocratie souhaitée : une démocratie illibérale pour la droite, une démocratie dont la judéité est soumise à l’Etat de droit, pour le centre et la gauche.
CBL : Au fond, n’est-ce pas la définition même du pays qui est remise en cause : Etat juif ou Etat des Juifs?
D. B. : Je dois admettre, pour ma part, qu’aucune de ces deux définitions ne m’a jamais pleinement satisfaite. Je leur ai toujours préféré la notion d’ « Etat juif et démocratique », car celle-ci n’est pas univoque, mais assume la pluralité et la quête d’un équilibre. Tant que l’Etat d’Israël n’est pas en paix avec les Palestiniens, tant que sa légitimité est encore contestée, cette définition me paraît être la plus adéquate. J’assume le caractère juif de l’Etat d’Israël, mais ayons la lucidité d’admettre qu’un Etat démocratique ne se définit guère par une caractéristique qui ne vaut pas pour l’ensemble des citoyens. Un Etat juif et démocratique ne peut pas ne pas être l’Etat de tous ses citoyens. Mais cela ne veut pas dire que l’Etat est neutre : Israël a une histoire et il serait borné de prétendre l’ignorer.
De même, les individus, de par leur insertion dans tel ou tel groupe social, ne portent pas tous le même regard et le même attachement à l’Etat. Un Etat exige de ses citoyens loyauté et respect des lois ni plus ni moins. Une minorité ethnique peut bien conserver quelque distance ou réserve affective surtout si la naissance dudit Etat est liée à une tragédie collective, l’exode de 1948. La population israélienne est sociologiquement binationale : Israël n’est pas une République et nul homme politique juif ou arabe n’a jamais prétendu que les Israéliens, toutes tendances confondues, forment un peuple. Les premiers s’identifient comme membres de la nation juive, les autres comme membres de la nation arabe palestinienne. En revanche, l’Etat dans son caractère et sa raison d’être n’est pas binational, d’où l’exclusivité juive de ses symboles et de la loi du Retour tempérée par le principe de l’égalité. Un premier verrou vient de sauter. Soit. Sera-t-il le dernier ou n’est-ce que le début ? C’est là la question.
CBL : Quelles seront les conséquences du changement de statut officiel de la langue ?
Cela veut-il dire que la Cour suprême pourra intervenir si cette distinction n’est pas respectée ?
D. B. : Il convient de rappeler que ce n’est pas l’Etat d’Israël qui a établi l’arabe comme langue officielle, c’est un héritage du Mandat britannique qu’Israël a entériné en 1948. Depuis, la Knesset a perpétué le statu quo tout en se gardant de l’inscrire dans la loi. Cette lacune, Netanyahou en a tiré parti en décrétant l’hébreu langue nationale et officielle tandis que l’arabe a été réduit à un « statut spécial » (sic !). De 1948 à 2018, le statut était égal, mais de fait, l’hébreu était hégémonique puisque c’est la langue vernaculaire de près de 80% de la population. La loi grave inutilement dans le marbre cette hégémonie. Cependant, un amendement a été promulgué afin d’empêcher que cette rétrogradation de l’arabe en « statut spécial » ne soit le prétexte pour discriminer les individus sur la base de la langue. Mais c’est la portée symbolique d’une distinction entre les deux langues qui est regrettable car elle indique aux Arabes Israéliens que leur statut, en général, dépend du bon vouloir de la majorité juive.
CBL : Que faut-il penser de la manifestation du samedi 11 août à Tel Aviv (présence de drapeaux palestiniens, déclarations pour le moins intempestives) ?
D. B. : Politiquement parlant, il y a contradiction entre une manifestation de nature civique censée regrouper Israéliens quelle que soit leur appartenance ethnique et une nuée de drapeaux palestiniens. Ce qui fait identité pour les Palestiniens où qu’ils soient est perçu comme une menace, comme une contestation symbolique de l’Etat d’Israël. Je comprends donc l’émoi.
Mais au-delà de cet aspect, il faut oser poser la question : le drapeau de l’Etat d’Israël est-il le drapeau de l’Etat juif ou de l’Etat de tous ses citoyens ? Si c’est le drapeau du peuple juif seulement, le drapeau palestinien n’est plus aussi incongru. Le plus juste et le plus compréhensible aurait été d’arborer les deux drapeaux puisque les Palestiniens d’Israël ont pour la plupart assumé cette double identité. Ils sont, nationalement, des Palestiniens et, civiquement, des Israéliens.
Je terminerai par une histoire : on dit qu’en Belgique, il y a des Wallons et des Flamands, et que seuls les Juifs sont belges. En Israël, il y a des Juifs et des Arabes, seuls les Druzes sont israéliens. ■
Denis Charbit a publié en 2018 : Retour sur Altneuland. La Traversée des utopies sionistes, éditions de l’éclat, 2018 ; Israël et ses paradoxes, deuxième édition revue et augmentée, Le Cavalier bleu, 2018 ; Léon Askénazi et André Chouraqui, A l’Heure d’Israël, (introduction et notes par Denis Charbit), Albin Michel, 2018.
Photo : Samedi 11 août. Manifestation à Tel Aviv contre la loi de l’État-nation