Ha’aretz, 26 décembre 2007
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Traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant
Le 29 octobre 1956, peu après 17h, plusieurs dizaines d’habitants de Kafr Qassem rentraient de leur travail, ignorants du couvre-feu imposé à cause du début de la campagne du Sinaï. La police des frontières tua 47 personnes, des Arabes, des citoyens d’Israël.
Le monument érigé en leur mémoire perpétue aussi la mémoire d’un vieil homme qui eut une attaque de cœur lorsqu’il apprit que son fils était parmi les victimes, ainsi que le fœtus que l’une des femmes assassinées portait dans son ventre. Des gens furent blessés, aussi. Le massacre prit place dans le cadre d’un plan d’urgence et les habitants du village furent expulsés vers la Jordanie.
Au début, les autorités tentèrent de cacher l’information sous le couvert de la censure militaire. Shimon Peres, aujourd’hui président d’Israël, était à cette époque directeur de cabinet du ministère de la Défense. Seuls 5 ou 6 survivants du massacre sont encore en vie. La plupart des 18.000 habitants de Kafr Qassem sont nés après, dont 15% ont des liens familiaux avec les victimes. Ils vivent avec l’héritage de ce massacre, élément-clé de leur identité.
La semaine dernière, le président Peres se rendit à Kafr Qassem. Son cabinet déclara que c’était à l’occasion de la fête de l’Id al-Adha. Peres pesa soigneusement les mots qu’il prononça à propos du massacre, partie d’un discours en faveur de la paix : « J’ai choisi de rendre visite à Kafr Qassem, là où, dans le passé, s’est produit un événement très grave que nous regrettons profondément, et où, aujourd’hui, Juifs et Arabes vivent dans l’harmonie. » Sami Issa, maire de Kafr Qassem, interprète ces mots comme des excuses : « Nous regrettons, ou nous nous excusons, c’est la même chose. » En s’entretenant avec les représentants du village, Peres employa d’ailleurs le terme d’excuses. Peres est le premier président en exercice à présenter des excuses pour ce massacre.
Ces dernières années, partout dans le monde, les cérémonies d’excuses pour les injustices historiques commises et les gestes de réconciliation nationale sont devenues un phénomène relativement courant, de l’Afrique du Sud à l’Argentine. Pour les évaluer correctement, il nous faut examiner le degré de réel remords et de réelle reconnaissance d’une responsabilité qu’ils révèlent. Il nous faut également examiner dans quelle mesure les leçons ont été tirées qui influent sur la politique menée sur le terrain. Le cas israélien ne manque pas d’ambiguïtés.
Le massacre de Kafr Qassem provoqua un choc dans le pays et suscita un débat public sur des questions aussi essentielles que la morale et la démocratie. Douze ans après la deuxième Guerre mondiale, ce débat avait la Shoah pour toile de fond. Les assassins furent jugés en public. Benjamin Halevi, qui fut plus tard l’un des juges du procès d’Adolf Eichmann, demanda à l’un des accusés s’il aurait aussi défendu un soldat nazi qui avait obéi aux ordres. Après ce procès, tout soldat israélien eut le devoir de refuser d’obéir à un ordre « manifestement illégal », comme celui d’assassiner des civils.
Or, peu après leur condamnation à la prison, les assassins furent libérés. (…) Tsahal agit très peu pour instiller dans l’esprit de ses soldats l’obligation de refuser d’obéir à un ordre manifestement illégal. En revanche, il agit avec force contre les objecteurs de conscience.
Au cours des décennies qui ont suivi le massacre de Kafr Qassem, les soldats ont tué des milliers de Palestiniens innocents, dans la bande de Gaza et en Cisjordanie pour la plupart. A l’occasion, ils ont tué aussi des manifestants arabes, des citoyens israéliens. A ce jour, les Arabes israéliens ne sont toujours pas des citoyens de plein droit [[Même s’ils le sont en principe, d’après la Déclaration d’indépendance, où il est stipulé : « [L’Etat d’Israël] assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ; il garantira la pleine liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture. » ]], et Israël souligne qu’il ne veut pas être l’Etat de tous ses citoyens, mais un Etat juif et démocratique. Les représentants du gouvernement ne participent pas aux cérémonies annuelles à Kafr Qassem. A ce titre, on se rappellera probablement les excuses du Président comme un premier pas en direction d’une déclaration historique de réconciliation entre Juifs et Arabes.
Pour la plupart des Israéliens, il est très difficile de reconnaître qu’ils portent une responsabilité historique dans la création du problème des réfugiés palestiniens. Historiquement, la vision du sionisme est fondée, entre autres, sur l’hypothèse selon laquelle sa réalisation est censée ne léser personne. Si seulement les Arabes renonçaient à leurs revendications nationalistes et acceptaient la réalisation de notre rêve, nous vivrions dans le meilleur des mondes, eux y compris.
Cette fiction historique est extrêmement nuisible, car aussi longtemps que nous resterons persuadés que nous ne portons aucune responsabilité dans la tragédie palestinienne, il n’y a aucune chance pour que nous tentions de corriger cette injustice. D’où l’importance de reconnaître notre responsabilité. Lorsque le jour viendra de publier une déclaration de réconciliation historique, on pourra se souvenir du jour où Peres présenta des excuses. La leçon principale à tirer de tout cela : cela ne fait de mal à personne de demander pardon.