Ce texte a été publié – dans une version légérement modifiée – par la revue « Mouvements » numéro 33/34 – mai 2004.


Depuis que le parti travailliste et ses alliés de gauche sont devenus minoritaires dans la société israélienne, depuis que la gauche européenne a pris fait et cause, souvent sans nuances, pour la cause palestinienne, la situation des « sionistes de gauche » est des plus délicates. L’évolution récente du conflit moyen-oriental ainsi que le débat incroyablement passionné qu’elle suscite sur le vieux continent, et tout particulièrement en France, ont rendu plus difficile encore la posture de ceux qui d’un côté s’évertuent à rappeler aux Israéliens et aux amis d’Israël, les premiers traumatisés par les ravages du terrorisme, les seconds choqués par la résurgence de l’antisémitisme, à quel point l’occupation des territoires de Gaza et de Cisjordanie constitue à la fois une absurdité politique et une faute éthique et qui de l’autre se voient contraints de lutter contre la tentation de la délégitimation, voire de la démonisation, de l’Etat d’Israël en vogue dans certains milieux «progressistes» européens. Position certes difficile, mais unique en ce qu’elle permet à ceux qui l’occupent de maintenir de part et d’autre ouverte la voie du dialogue. C’est dans cette esprit que les lignes qui suivent ont été écrites, leur principal objectif étant de montrer, à travers l’exemple d’un parcours personnel illustrant une ébauche de réflexion, ce que peut aujourd’hui signifier être sioniste et engagé à gauche.

Revenons sur le décalage évoqué plus haut. La difficulté d’une partie non négligeable de la gauche européenne à reconnaître la nécessité, voire à accepter la légitimité même, de l’idée sioniste est des plus surprenantes. L’indignation suscitée par la situation dramatique du peuple palestinien, le rejet de la politique menée par le gouvernement israélien dans les territoires occupés sont certes compréhensibles, et sont par ailleurs partagés par de nombreux sionistes, dont l’auteur de ces lignes. Qu’ils s’accompagnent, comme c’est hélas de plus en plus fréquemment le cas, par une remise en cause du droit du peuple juif à disposer d’un Etat, voilà qui va à l’encontre de certains principes fondamentaux du corpus normatif de la gauche démocratique, au premier rang desquels le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La volonté d’être enfin maître d’un destin dont il n’est pas utile de rappeler à quel point il a souvent été des plus tragiques ainsi que la nécessité qui s’en suit de se doter des moyens politiques de la survie collective ne devraient souffrir d’aucune remise en question par ceux qui se disent soucieux de justice. On objectera peut-être que ce qui s’imposait au lendemain de la Shoah perd de sa nécessité à l’époque du démantèlement progressif des Etats-nations et du triomphe d’une certaine idéologie de l’universel, symbolisée par la figure, si prisée par de nombreux jeunes occidentaux, du «citoyen du monde». Répondre à ce type d’objection en se contentant d’insister sur la résurgence de la haine anti-juive serait limiter la signification actuelle du sionisme à un acte de défense, à une mesure de protection; cette dimension a son importance, mais une autre justification de la pérennité de l’Etat d’Israël me parait à la fois plus pertinente et plus à même d’établir comment à mon sens se concilient sionisme et valeurs de gauche.

Il me faut pour faire mieux comprendre cette justification évoquer brièvement mon parcours personnel : les raisons qui m’ont amené, il y a de cela plus de sept ans, à quitter la France pour Israël n’étaient en rien liées à l’antisémitisme, qui était alors loin d’avoir pris l’ampleur qui est hélas aujourd’hui la sienne. Il ne s’agissait pas non plus de parachever une démarche religieuse, et aucun mysticisme ne m’incitait à rejoindre la «terre promise». Je constatais simplement que ma démarche de recherche et d’affirmation identitaire, que je partageais avec de nombreux Juifs de ma génération, soucieux comme moi de donner sens et contenu à leur judaïté, occupait une place centrale dans mon implication sociale et militante, laquelle se réalisait presque exclusivement dans des organisations liées à la communauté juive. Agir autrement, militer, comme mes opinions auraient pu m’amener à le faire, dans des syndicats étudiants, des partis de gauche ou des associations à vocation sociale «globale» aurait probablement été plus en accord avec bon nombre de mes aspirations, mais aurait eu pour conséquence un renoncement identitaire que je n’étais pas disposé à assumer. J’avais alors le sentiment de devoir choisir entre deux options sur lesquelles je ne portais aucun jugement de valeur mais qui me convenaient aussi peu l’une que l’autre; le repli communautaire d’un coté, la déperdition culturelle par assimilation à la société française de l’autre. J’aurais sans doute pu trouver un compromis et envisager avec davantage d’optimisme l’éventualité d’une posture intermédiaire si je n’avais pas ressenti aussi fortement le besoin d’implication sociale, de militantisme politique. L’option israélienne m’est alors apparue comme l’unique solution satisfaisante de ce dilemme, tant il est vrai qu’être un citoyen israélien actif ne signifie pas s’inquiéter de la pérennité de telle ou telle communauté, ni même de celle du peuple juif, garantie par l’existence de l’Etat dont c’est justement la raison d’être, mais se préoccuper de questions universelles en ce qu’elles concernent chaque société humaine. Répartition juste des ressources, protection de l’environnement ou lutte pour le respect des droits de l’homme sont des causes universelles qui dans chaque contexte culturel prennent des couleurs, des aspects, des tons différents, particuliers. Se trouvent ainsi conciliés particularisme culturel et universalisme normatif, verticalité de la transmission et horizontalité de l’expérience citoyenne. L’anecdote qui suit illustre parfaitement mon propos. J’ai récemment participé, sur le campus de l’Université de Jérusalem, à une manifestation étudiante organisée contre l’emploi par l’administration universitaire de personnels recrutés par l’intermédiaire de sociétés de travail temporaire, et qui de ce fait ne bénéficient pas des mêmes droits que les autres salariés . Entre deux slogans, les manifestants se sont mis à entonner un chant traditionnel de la fête de Pessah, la pâque juive qui célèbre la fin de l’esclavage des Hébreux et leur sortie d’Egypte : «nous étions des esclaves, nous sommes des hommes libres», disait le refrain. L’expression de valeurs universelles, en l’occurrence le refus de l’exploitation, trouvait là un mode d’énonciation d’autant plus éloquent qu’il s’encrait dans une culture spécifique.

C’est donc de par la possibilité qu’il donne au peuple juif de vivre en tant que tel que l’Etat d’Israël lui permet d’avoir à nouveau accès aux problématiques universelles. Le sionisme trouve là une actualité qui va au-delà de la nécessité du maintien d’un Etat-refuge et qui rappelle à quel point il peut faire siennes les exigences de l’humanisme contemporain. Ce dernier point gagne encore en évidence si l’on adopte un point de vue externe. La pérennité culturelle du peuple juif ne concerne en effet pas les seuls membres de ce peuple; à l’heure d’une mondialisation souvent culturellement uniformisante, elle devrait pouvoir bénéficier du soutien de ceux qui ont à cœur le maintien d’une humanité plurielle, riche de ses différences.

De ce qui précède, on pourra aisément comprendre que maintenir vivante la légitimité du sionisme tout en se revendiquant de gauche implique une certaine vision de ce qu’est une nation, de ce qu’est un Etat. Ce dernier ne peut dans cet esprit être considéré comme une fin en soi ; c’est un moyen, un instrument au service de l’homme et de la civilisation particulière dans laquelle il s’inscrit. Aucune sacralisation de la structure étatique et de ses attributs ne saurait être tolérée. De même, la nation se doit à mon sens d’être conçue comme un ensemble humain dynamique et ouvert.

Il s’en suit que l’Etat-nation dont s’est doté le peuple juif ne peut aux yeux des sionistes attachés aux valeurs démocratiques qu’accorder à tous ses citoyens, indépendamment de leur affiliation religieuse, ethnique ou culturelle, une stricte égalité de droits, tant formelle que réelle. Outre le combat pour la fin de l’occupation et la lutte, hélas trop souvent négligée, contre le tournant ultra-libéral pris par les derniers gouvernements en matière de politique économique, le grand défi que la gauche israélienne se devra de relever sera le renforcement du caractère démocratique de l’Etat du peuple juif, un renforcement qui permettra à ses citoyens non juifs de pleinement considérer cet Etat comme le leur. Cette tâche sera facilitée lorsque la naissance d’un Etat palestinien aux cotés Israël permettra une pacification des relations entre l’Etat juif et ses voisins tout en donnant au peuple palestinien la possibilité d’exprimer ses revendications nationales.

Ce projet de parachèvement de la synthèse sioniste démocratique se heurte malheureusement à un écueil de taille. En effet, s’il est probable que la solution basée sur le principe du partage de la terre entre deux Etats pour deux peuples, avec tout ce que cela implique comme compromis de part et d’autre (renoncement à l’application totale du droit au retour pour les réfugiés palestiniens de 1948, démantèlement de la plupart des colonies de peuplement juif situées en territoire palestinien et retour approximatif aux frontières d’avant juin 1967), finira par s’imposer, il est à craindre que le terrorisme des organisations islamistes fondamentalistes continuera à mettre en péril l’équilibre de la région. Trop souvent en France, et c’est à mon grand regret surtout le cas dans certains milieux de gauche, on interprète le terrorisme islamiste comme se réduisant à être l’arme du faible et du désespéré. C’est là commettre à la fois une erreur d’appréciation et une faute morale. Erreur d’appréciation, car des campagnes d’attentats ensanglantaient les villes israéliennes lorsque le processus de paix était au mieux de sa forme, notamment en 1996, le but avoué du terrorisme islamiste étant de torpiller tout effort d’entente entre les belligérants puis d’œuvrer pour la destruction de l’Etat Israël et son remplacement par un Etat islamique qui ne laisserait que peu de place aux courants palestiniens démocratiques. Faute morale, car trouver des circonstances atténuantes au terrorisme aveugle revient à oublier qu’un mouvement de lutte contre une occupation militaire ne peut se légitimer que s’il prend pour cible l’armée en charge de cette même occupation et à laisser croire aux responsables de ses actes barbares qu’ils bénéficient de la bienveillance des opinions éclairées, ce qui est en l’occurrence un bien mauvais service à rendre à la cause palestinienne.
Les critiques adressées à la politique israélienne se doivent, si elles veulent préserver leurs chances d’être entendu par les Israéliens, de prendre en considération le fait que l’Etat Israël est confronté, comme hélas de plus en plus d’Etats démocratiques, à une forme de barbarie pour qui la libération du peuple palestinien n’est qu’un prétexte, qu’une étape. Il se trouve que j’ai moi-même vécu dans ma chair les effets de cette barbarie, ayant été grièvement blessé par l’explosion de la bombe qui ravagea, il y a de cela une vingtaine de mois, la cafétéria de l’Université de Jérusalem, causant la mort de neuf personnes dont celle de l’ami assis à mes cotés, David Gritz, un étudiant français âgé de 24 ans. Ce drame ne m’a pas fait renier mes convictions, et ma vision du sionisme, que j’ai tenté plus haut d’expliciter, m’incite toujours autant à considérer l’occupation des territoires conquis en 1967 comme un poids inutile, une erreur tant politique que morale. Cependant, il donne peut-être plus de légitimité à l’appel que j’adresse à ceux, qui d’Europe, ont pris fait et cause pour le peuple palestinien: leurs critiques n’auront que plus d’écho parmi les Israéliens disposés au compromis, et seront donc plus susceptibles de faire évoluer la situation dans le sens souhaité, si elles admettent le bien-fondé de l’idée sioniste et si elles considèrent l’atrocité terroriste pour ce qu’elle est.