Cécile Parent a rédigé ce compte-rendu détaillé de la conférence de Denis Charbit – à l’initiative de « 2 peuples-2 Etats :Israël-Palestine » donnée le 13 janvier 2023 à l’Institut Municipal d’Angers dans laquelle il se livre à l’analyse d’une accusation devenue courante : Israël serait devenu un État d’apartheid.
« Au moment où la coalition au pouvoir en Israël prend une direction très inquiétante, nous continuons à refuser de confondre la politique israélienne dont les projets actuels sont ceux d’une démocratie illibérale et annexionniste qui conduisent plus que jamais à durcir le conflit d’une part et, d’autre part, l’État israélien qui est à la fois légal et légitime dans son existence. Une politique peut justifier d’être durement critiquée, mais une entreprise de délégitimation d’un État ne fait qu’éloigner les solutions de compromis en renforçant les extrémistes des deux camps dans un conflit dont la résolution nous échappe.
L’analyse de Denis Charbit mérite d’être lue et discutée. Le débat a été animé et c’est bien ce que nous recherchions. On verra que rien n’est tranché et si l’analyse est toujours utile, l’optimisme reste actuellement difficile, même avec de la volonté. »
Mis en ligne le 16 février 2023
Denis Charbit se présente d’emblée comme un juif, sioniste, israélien capable de penser au-delà de cette identité et de ne pas renoncer à construire des ponts et des liens pour la cause de la paix.
Depuis les Accords de Camp David en 1978 réunissant Carter, Begin et Sadate, il n’y a plus eu de grands conflits entre Israël et des coalitions de pays arabes (comme en 1948, 1967et 1973), mais un conflit israélo-palestinien nourri par des opérations militaires limitées dans leur ampleur, mais à répétition. L’État d’Israël a été régulièrement accusé par l’ONU depuis 1967 de conduire une politique raciste et colonialiste (et parfois même « nazie » !) ; mais curieusement, depuis 2018, l’accusation d’apartheid a remplacé celle de colonialisme. Elle apparaît non sans nuances dans plusieurs rapports émanant d’ONG, israéliennes, telles Yesh Din et Betselem, ou d’ONG internationales, comme Human Rights Watch plus mesuré dans ses conclusions. L’accusation la plus radicale et la plus retentissante est apparue dans un rapport d’Amnesty International de février 2022 intitulé : «L’apartheid commis par Israël à l’encontre des Palestiniens».
Cette condamnation joue habilement sur deux définitions distinctes de l’apartheid, facilement amalgamées au profit de la première qui est historique et bien connue : l’apartheid en Afrique du Sud (1948-1994). L’apartheid sud-africain se définit par la confiscation du pouvoir politique placé entre les mains d’une minorité blanche qui s’élevait tout au plus à 10% de la population et par la séparation racialiste des espaces publics (et même privés) et par la domination institutionnalisée d’une «race» sur une autre. En 1973, une convention internationale, approuvée par l’ONU a donné une nouvelle définition de l’apartheid. Elle a élargi son sens en le décrivant comme «tout acte inhumain établi en vue de marquer la domination d’un groupe ethnique sur un autre». En utilisant ce terme d’apartheid, on joue inévitablement sur un référent odieux, celui du régime d’apartheid en Afrique du Sud. Même si la convention se réfère bien à des « actes inhumains », l’on en retient, d’une part, la domination d’un groupe ethnique sur un autre et l’amalgame avec le régime sud-africain. Le mal est fait.
Dénoncer cet amalgame choquant ne revient pas à dédouaner Israël ni des injustices de développement bien réelles au sein même de la démocratie israélienne, ni de sa politique d’occupation et de discrimination à l’encontre des Palestiniens dans les territoires occupés. Il est vrai que dans ces territoires où vivent séparément 85% de Palestiniens et 15% de juifs israéliens, les lois ne sont pas les mêmes pour les deux groupes. Le problème vient de ce que le rapport d’Amnesty sur l’apartheid israélien ne s’applique pas seulement aux territoires occupés depuis 1967 et aux implantions juives illégales qui s’y sont développées, mais à Israël tout entier, autrement dit l’État d’Israël souverain dans ses frontières d’avant 1967. Israël est une démocratie politique, certes imparfaite et perfectible, où s’exercent encore de nombreuses discriminations économiques et où persistent des inégalités sociales qui touchent des citoyens israéliens arabes (ou Palestiniens d’Israël). Ces discriminations ne relèvent pas cependant du crime d’apartheid. Les deux millions actuels de citoyens arabes israéliens sont les descendants des 156.000 Palestiniens restés en Israël après la guerre de 1948-49. Ils ont été soumis à une administration militaire jusqu’en 1966 ; mais depuis, leur condition a évolué vers une meilleure intégration et les indicateurs économiques, sociaux et politiques (cf le parti Raam de Mansour Abbas à la Knesset) sont plutôt encourageants Il n’y a pas d’apartheid institutionnalisé dans l’État israélien lui-même.
Denis Charbit s’interroge sur les raisons de cette soudaine concentration des accusations autour de l’apartheid. Il émet une hypothèse originale : – l’accusation de colonialisme trouve son remède dans la décolonisation. De grandes démocraties européennes ont longtemps dominé des colonies (l’Algérie « française» conquise depuis 1830) jusqu’à ce que la population colonisée obtienne, souvent de haute lutte, son droit à l’autodétermination ; les colonisateurs sont alors rentrés chez eux, en métropole. Si Israël est accusé d’être un État colonial, il pourrait choisir de ne plus correspondre à cette définition en se retirant des territoires occupés ; il pourrait alors poursuivre son existence sur son territoire souverain à côté d’un État palestinien (à construire). La solution de deux États pour deux peuples reste donc théoriquement possible.
En revanche, l’accusation d’apartheid n’entraîne pas les mêmes conséquences, car le modèle sud-africain n’a pas été un modèle «décolonial» : ni l’ANC de Mandela, ni le président de Klerk n’ont demandé l’autodétermination de la population noire dominée. Noirs et Blancs en Afrique du sud se considèrent comme les deux rameaux d’un seul et même peuple et rejettent les séparations institutionnalisés et le racisme qui fondaient l’apartheid. Ils ont réclamé et obtenu l’égalité démocratique – un homme, une voix – dans un seul État dont personne ne revendiquait la partition et la division en deux États, ni le départ de la minorité blanche. L’apartheid a été détruit par l’avènement d’un État démocratique sud-africain. Denis Charbit pense que cet idéal d’un État démocratique unique induit par la référence à l’apartheid ne convient pas à la réalité du conflit israélo-palestinien qui oppose deux peuples différents et rivaux, aussi nombreux l’un que l’autre sur le très petit territoire situé entre la Méditerranée et le Jourdain.
L’accusation d’apartheid s’accompagne d’une injonction à trouver le même remède que celui qui a guéri l’Afrique du Sud : il ne s’agirait plus de partager le territoire en deux États, mais de partager le pouvoir sur tout le territoire (un homme, une voix) en un seul État, ou, encore en un État binational. C’est cette injonction faite aux Israéliens (et donc aussi aux Palestiniens), cette sommation d’adopter la solution à un seul État, qui gêne beaucoup Denis Charbit. Une telle décision adoptée en commun par les deux peuples serait acceptable, mais il ne semble pas qu’elle remporte l’adhésion d’une majorité au sein des deux peuples. Israël n’est pas prêt à accepter sa disparition et à liquider l’État refuge qu’il est pour le peuple juif enfin autochtone quelque part ; il n’est pas disposé du tout à se fondre dans un seul ensemble national dont le nom même est inconnu (d’autant plus que cet État unique demanderait sans doute le droit au retour des réfugiés palestiniens… devenus des millions). Le peuple palestinien serait-il disposé, lui aussi, à renoncer à sa propre aspiration nationale ?
Denis Charbit évoque le conflit, l’histoire d’Israël et la réalité de la Shoah et de l’antisémitisme et l’insécurité d’un environnement régional qui n’est pas démocratique. S’il admet qu’il est souhaitable de concevoir des mécanismes confédéraux, voire un État confédéral à partir de deux États, il lui paraît risqué et contre-productif de sauter cette étape de la solution à deux États, même si celle solution est difficile à mettre en place et requiert des renoncements énormes pour chacun des deux peuples. Il admet que la situation des Palestiniens dans une Cisjordanie morcelée par l’occupant depuis 1994 en différente zones (A, B, C, à autonomie variable ou nulle) puisse susciter des comparaisons avec une sorte d’apartheid ; surtout si les «implantations- colonies» et les annexions se multiplient encore … et dans le cadre idéologique d’un Likoud qui insiste sur une définition étroitement identitaire de l’État juif (ce qui a été amorcé par la récente loi fondamentale israélienne de 2018 sur « L’État Nation ».) Mais Denis Charbit se demande aussi à quoi sert cette nouvelle accusation d’apartheid, sinon peut-être, à rejeter, encore et toujours, l’existence d’une nation juive et d’un État national juif. Celui-ci reste insupportable aux antisionistes radicaux au point qu’ils préfèrent sacrifier la naissance, si légitime pourtant, d’un État palestinien plutôt que d’accepter que figure sur la carte du monde un pays qui porte le nom d’Israël.
Débat. Questions et Réponses
Q : Doit-on parler de ghettos coloniaux ?
R. Non, les ghettos, par définition, ne sont pas des espaces volontaires, mais imposés.
Q : Peut-on continuer à rêver dans l’état actuel des choses d’une solution à deux États ?
R. Denis Charbit pense qu’une décolonisation est toujours possible en dépit du fait qu’il s’agit d’un territoire restreint (infiniment plus petit que l’Algérie) et chargé d’histoire ancienne juive (c’est la raison pour laquelle il n’y a pas eu de colonisation au Liban) Il n’y a rien à attendre du gouvernement israélien actuel. Les inégalités en matière judiciaire sont accablantes ; par exemple, 70 % des meurtres sont élucidés quand les victimes sont juives ; 20% seulement quand les victimes sont arabes. Mais dans les hôpitaux israéliens, il n’y a pas de discrimination entre Juifs et Arabes, lesquels accèdent pleinement à des postes à haute responsabilité. Malheureusement, dans les territoires occupés, il y a bel et bien situation coloniale. Des changements sont susceptibles de se produire en Cisjordanie, car, depuis 18 ans, Mahmoud Abbas confisque une Autorité très contestée par les Palestiniens tandis que Marwan Barghouti, toujours détenu en Israël, reste très populaire…
Q : La droite israélienne vous qualifie de « traître » à la nation juive. Peut-on redouter une guerre civile en Israël ?
R. On peut parler de climat de guerre civile. Le nouveau gouvernement israélien ne cherche pas à rassembler ; au contraire, il divise, il attise la controverse dans un esprit de revanche contre la gauche israélienne. Il remet en cause l’indépendance et la séparation des pouvoirs (celui de la Cour Suprême) qui sont une base essentielle de la démocratie. Il propose par exemple que chaque ministère nomme lui-même son conseiller juridique dont l’indépendance est pourtant la garantie du respect des valeurs démocratiques israéliennes.
Le gouvernement voit très bien la contradiction (à laquelle se sont heurtées de la même manière les démocraties européennes colonialistes) entre une politique expansionniste et les valeurs démocratiques. Mais il semble avoir choisi de faire sauter cette contradiction en se débarrassant des verrous démocratiques !
Les Juifs israéliens attachés à la démocratie, et qui représentent souvent les forces vives du pays, ne quittent pas (encore) Israël, mais ils sont très choqués par cette version expansionniste du sionisme.
Q : La Jordanie n’a-t-elle pas annexé la Cisjordanie entre 1949 et 1967 ? Pourquoi cela n’a-t-il pas été dénoncé comme une opération colonialiste ?
R. Les Palestiniens, réfugiés aux frontières en 1949, (et plus tard l’OLP) ne revendiquaient pas la libération de la Cisjordanie, mais bien la libération de leur terre natale en son entier qui était entre les mains de l’Etat d’Israël. Denis Charbit ajoute que l’occupation du territoire palestinien par la Jordanie ou de la bande de Gaza par l’Egypte a certainement été vécue comme moins insupportable que l’occupation des deux territoires par Israël, car dans le cas de l’Égypte et de la Jordanie, il s’agissait de pays arabe et musulman. Actuellement, le débat entre le Hamas et le Fatah n’est pas clos ; certains refusent absolument d’accepter un État juif sur un territoire arabe et musulman, même au prix d’avoir à renoncer à un État palestinien sur une partie de «leur» territoire !
Q : Pourquoi mettre en doute le rapport d’Amnesty, ONG réputée pour son travail remarquable?
R. Amnesty fait souvent un excellent travail, très utile. En l’occurrence, c’est le narratif strictement palestinien qui a inspiré ce rapport en délégitimant non seulement la politique israélienne, mais l’État israélien lui-même. Néanmoins, il est certain que le projet colonial est en train de ronger la démocratie israélienne et peut la dévorer.
Denis Charbit répond enfin à une dernière question sur la manière dont les Israéliens ressentent cette injure : «Israël, État d’apartheid?»
Cela ne passe pas du tout et ne fait que mettre de l’huile sur le feu. Une telle accusation exaspère une majorité d’Israéliens et consolide le discours de la Droite identitaire qui réduit le monde entier à une attitude entièrement braquée contre Israël.