Nous vous communiquons ci-apres un article redige par M. Nazir Hamad,
psychanalyste. M. Hamad pose la problematique dans laquelle se trouvent les
acteurs du conflit israelo-palestinien sous le seul angle possible d’apres
nous, pour en sortir, a savoir la necessite pour chacun des deux camps de
reconnaitre l’autre dans sa difference.
M Hamad doit publier prochainement un livre aux editions Denoel sous le
titre : Nous autres. La double appartenance et le polyglottisme.


J’ai a eu cette chance unique d’avoir ete a Gaza en Octobre1993 au moment de
la signature des accords d’Oslo. Je participais au congres de l’Association
de La Sante Mentale de Gaza et ils etaient tous impatients de voir enfin la
paix devenir une realite. En attendant, les deux partenaires etaient
toujours sur le pied de guerre. Les soldats israeliens, fusil a la main,
scrutaient mefiants les jeunes Palestiniens toujours prets a en decoudre
avec eux. Les jeunes etaient nombreux a tourner autour de nous a la
recherche de contact. Les organisateurs faisaient tout pour nous eviter de
telles rencontres, mais j’ai reussi a deux, trois reprises, a leur fausser
compagnie et a aller vers ces adolescents. Ils etaient ravis de tomber sur
quelqu’un qui parlait leur langue. Peut-etre savaient-ils que notre entrevue
ne durerait pas longtemps car ils me livraient en toute hate leur message :
« Ils ne veulent pas qu’on vous parle. Ils ont peur de nous, peur de ce
qu’on a a vous dire. Ils ont aussi peur de nous que les soldats israeliens.
Nous n’avons pas peur car nous savons que nous gagnerons a la fin.
D’ailleurs le Prophete nous a dit dans le Hadith qu’un jour viendra ou le
Juif ira se cacher derriere les pierres et les arbres et que ceux-ci
appelleront les musulmans pour leur dire : Il y a un Juif derriere nous,
venez le tuer. Tous les elements denonceront les Juifs sauf l’arbre el
Gharkad. » J’ai commente sur un ton quelque peu moqueur : « Alors, il n’y a
plus d’espoir pour eux, ils seront tous morts. » Un jeune adolescent m’a
repondu toujours aussi ferme : « Dans ce cas-la, ils auront recolte ce
qu’ils ont seme. » Cela eut un effet de malaise sur nous et ne voulant pas
m’arreter la-dessus, j’ai demande aux adolescents si cela les interessait
que je leur explique comment je comprenais cet Hadith. Ils etaient curieux
de l’entendre. « Le Prophete voulait dire qu1il y a toujours quelque chose
ou quelqu’un qui refuse l’unanimite et s’autorise a dire non. Cela sauve
d’autant plus que cette unanimite se fait au nom de l’exclusion ou du
sacrifice de l’autre different. Ce quelqu’un a un nom. Il s’appelle le
juste.» L’un d’eux m’a repondu que j’etais un drole d’imam et nous nous
sommes quittes sans autres commentaires.
La signature des accords d’Oslo a eu lieu quelques heures plus tard. La
population palestinienne est sortie feter cet evenement avec beaucoup de
joie et surtout beaucoup de dignite. J’ai rencontre quelques-uns de ces
adolescents fetant l’avenement de la paix ; et quelle ne fut ma surprise
quand j’ai vu des adolescents embrasser des soldats israeliens devenus tout
a coup gauches avec leurs fusils qui ne leur servaient plus a rien. Pris a
temoin de ce basculement dans leur approche de l’autre « ennemise », je me
suis longtemps demande : « Qu’est-ce que devient la haine quand les ennemis
d’hier decident d’aller l’un vers l’autre avec un sentiment nouveau ? » Et
maintenant, quand je pense a cet episode, je crois que les dirigeants des
deux bords ont lamentablement trahi l’espoir auquel la jeune generation
avait profondement cru. Ceux qui n1avaient pas su accueillir ce moment de
basculement opere par la jeune generation quand l’espoir de paix etait
permis devraient savoir qu’ils ont cultive la mort dont ils sont devenus les
commanditaires et leurs peuples les agents.
J’ai visite Jerusalem. Au mur des Lamentations, j’ai prie le Dieu des Juifs
de nous accorder la paix. Il ne m’a pas entendu. Devant ce meme mur, j’ai
rencontre un Francais installe recemment en Israel. Il m’a raconte son
bonheur d’avoir enfin realise son reve de regagner la terre promise. Je lui
ai repondu un peu en trouble fete : « J’espere que votre bonheur ne causera
pas le malheur des autres habitants de cette meme terre. » Il m’a repondu
qu’il ne faisait que realiser son devoir de Juif. J’ai peut-etre voulu
troubler la tranquillite de sa conscience car je lui ai raconte l’histoire
de l’adolescent avec sa reference religieuse. Mon interlocuteur allait se
reveler beaucoup plus sur dans son droit que ne l’avais cru car il m’a
repondu sur un ton degoute : »Vous voyez comment ils sont, on ne peut pas
discuter avec eux. » Voila mon homme : a peine installe en Israel, il etait
devenu intraitable et surtout incapable de comprendre que cette reference a
Dieu qu’il employait pour justifier ses actes ne faisait que reactualiser
les references au sacre dans le camp adverse. Et ce faisant chaque reference
ne trouve sa legitimite que de l’occultation de l’autre.
Dans un cas comme dans l’autre, la reference a l’Autre Sacre dispense de
rendre compte de ce qu’on dit ou ce qu’on fait car elle inverse le rapport a
la culpabilite. Il n’y a pas de culpabilite inherente a nos actes aussi
reprehensibles qu’ils puissent etre . Quand on se sent missionne, un acte
devient purificateur d’autant plus qu1il vise a parfaire l’image de l’Autre
sacre quelque peu ebrechee par la presence de l’autre different, et surtout
par sa pretention de savoir quelque chose sur cette verite toute, celle du
Dieu Tout Puissant. Chasser l’autre different devient une violence sacree et
fait de nous des anges triomphateurs ou des martyrs elus.
J’ai repense a ma discussion avec cet homme a l’entree de l’esplanade du
Rocher. Les personnes qui etaient la m’ont demande si j’etais musulman. Un
non musulman n’avait pas le droit d’y entrer a l’heure de la priere. Quand
j’ai repondu par l1affirmative, quelqu’un m’a demande de le prouver. Comment
le prouver ? « En recitant des versets coraniques ! » entendis-je dire.
Mais un chretien ou un juif pourrait avoir appris a reciter des versets par
coeur. Pire encore, il pourrait avoir appris a faire des prieres et si tel
est le cas, un non musulman pourrait se faire passer pour un musulman.
Voyant que mes arguments ne portaient pas, je finis par leur dire : « Dieu
le sait et si quelqu’un m’empeche d’entrer, il sera puni dans l’au- dela.
Le malentendu entre moi et « les gardiens du temple » etait d’une autre
nature. Ils voulaient que je leur prouve que j’etais le meme. Un meme qui
fait nous en opposition a un autre groupe qui ne fait pas nous. Et comme je
leur repondais que je n’etais pas le meme, le message ne passait plus.
A l’aeroport, quand j’ai tendu mon passeport a l’employee de la douane, – on
ne tamponne pas le passeport des ressortissants des pays arabes afin de leur
eviter des ennuis avec la police du pays de naissance – cette dame m’a
demande si je voulais un souvenir d’Israel. Je lui ai dit que je n’avais pas
d’idee precise. Et c’est alors qu’elle m’a demande de tendre la main et elle
me l’a tamponnee. Je lui ai dit qu’elle avait raison et que j’avais bien
compris le sens de son message. Le seul rapport que nous avons au corps de
l’autre c’est de le trouer, d’y operer un trou de balle, mais il y a une autre modalite beaucoup plus sympathique d’avoir affaire a nos corps, c’est d’y imprimer la marque de la lettre.
A mon retour en France j’ai decide d’ecrire les quelques reflexions qui se
sont imposees a moi suite a ce voyage.
Ces reflexions, je me les suis posees sous forme de question. Y-t-il une
trahison necessaire a faire qui nous permet de nous inscrire dans une
nouvelle culture tout en restant en accord avec nos references symboliques ?
Je crois que oui. J’appelle cette trahison le refus de l’adhesion
inconditionnelle a chaque verite pretendue toute. Chaque fois qu’une telle
verite toute fonctionne dans le deni de l’autre suppose different, le devoir
de se desolidariser de cette verite s’impose. P.Legendre appelle cela le
devoir de desobeir quand la position de ceux qui nous gouvernent n’acceptent
plus les nuances.
Cette trahison est primordiale pour que chacun de nous puisse comprendre que
l’autre n’est pas l’autre de la difference et le nous n’est pas le nous qui
efface nos differences. La fidelite aveugle a nos verites supposees pures
est une regression dont le prix est la demission et le recul devant ce qui
fait notre authenticite et notre valeur de sujet.
Trahir un peu fait que nul n’est cense ignore qu’il est responsable de ce
qu’il dit ou de ce qu’il fait, et que le groupe jaloux de sa verite qui se
veut toute, n’est fait qu’elever ce que Lacan appelle la passion de
l’ignorance au statut de divinite. Cet espace qui s’ouvre a l’individu grace
a ce « trahir un peu », introduit l’autre de la difference comme la figure
incarnee de ce heimlich, celui qui est issu du premier autre de l’etre
humain et qui constitue son malaise, c’est a dire, sa propre image.
Enfin, la violence sacree ne peut etre juste car elle implique le refus de
la dette symbolique, de celle qui fait que chaque civilisation est redevable
aux autres et que nul ne peut pretendre incarner l’origine. Comment, me
mettant au service du Tout Puissant, reconnaitre a l’autre de la difference
un droit de preemption ? Comment faire valoir qu’un olivier, qu’une maison,
qu’un village a une histoire et que cette histoire est celle des vivants
autour de leur olivier, dans leur maison ou dans leur village ? S’il nous
faut une violence, il y en a une qu’on n’a pas le droit de ne pas faire,
c’est celle que nous faisons sur nous afin d’accepter une perte qui decale
la question de l’origine et qui nous inscrit dans l’alterite. C’est le prix
qu1il nous faut payer pour prendre le risque de se faire confiance et de
faire confiance a l’autre. Il vaut mieux etre dupe de cette confiance que de
chercher la proximite de l’Autre sacre pour asseoir sa certitude.

Nazir HAMAD.