« To the End of the Land » de David Grossman est un guide indispensable pour ceux qui souhaitent préserver leur âme des sentiments de triomphe et de tragédie, tous deux constitutifs d’Israël
La traduction anglaise de To the End of the Land de David Grossman doit paraître dans quelques jours. Cette publication est déjà éclipsée par les éloges de deux écrivains célèbres. Paul Auster place carrément le livre dans la tradition des grands romans européens en comparant son héroïne, Ora, à une Anna Karénine ou à une Emma Bovary modernes. L’éloge de Nicole Krauss a la qualité d’un hymne, et a été critiqué pour sa boursouflure.
« To the End of the Land » est donc devenu un événement littéraire avant d’avoir été lu, et c’est dommage. Il faut espérer que le livre ne connaîtra pas le sort des Versets staniques de Salman Rushdie. Comme l’observait ironiquement Milan Kundera, tous ont leur idée des Versets, qu’ils l’aient lu ou non, à cause de la fatwa de Khomeini. Les années de Rushdie passées dans la clandestinité et l’assassinat de certains de ses éditeurs et traducteurs ont fait de son livre un événement politique
Cela ne sera pas facile, car l’histoire de To the End of the Land est de la fibre dont sont faites les « histoires d’intérêt humain » comma aiment à les nommer les médias, une combinaison de ragots et de mélodrame. Grossman s’est mis à écrire son livre au moment où son plus jeune fils Uri a été mobilisé. L’écriture est devenue comme un acte magique à travers lequel David Grossman a tenté de protéger son fils. Et il raconte l’histoire d’une femme, Ora, qui tente par la magie de protéger son fils incorporé à Tsahal. Pendant la deuxième guerre du Liban, en 2006, Grossman, avec A.B Yehoshua et Amos Oz, demandaient à Ehoud Olmert d’arrêter les combats qui, de l’opinion de l’auteur, avaient franchi les limites de l’acceptable. Le dernier jour des combats, Uri était tué en tentant de sauver des camarades d’un autre tank.
Les plus cyniques ne peuvent s’empêcher d’être touchés par cette tragédie, et par la cruauté du sort d’un père qui tente sans succès de protéger son fils par la plus pacifique des armes : l’écriture d’un roman. Mais Grossman a toujours refusé de profiter de cette tragédie, que ce soit sur le plan personnel ou politique. Il ne s’est pas transformé en victime dont le deuil demanderait à tous de respecter ses opinions. Il est resté l’écrivain précis sur le plan émotionnel et refusant tout pathos qu’il a toujours été.
« To the End of the Land » traite de l’un des sujets les plus chargés en émotion en Israël : la peur de la douleur de parents qui envoient leurs enfants à l’armée, et les traumatismes de la guerre. C’est l’un des portraits les plus précis du psychisme israélien jamais écrits.
A travers le personnage d’Ora, qui s’échappe au nord du pays en une tentative désespérée d’éviter les messagers qui pourraient lui apporter la nouvelle de la mort de son fils, à travers Avram, son ex-amant blessé à vie par son expérience déchirante de prisonnier de guerre lors de la guerre de Kippour en 1973, le lecteur peut commencer à comprendre combien l’ombre de la guerre pénètre profondément l’ême des Israéliens.
Et pourtant, comme à son habitude, Grossman ne succombe jamais à l’attitude apologétique ni à l’emphase dans son épais roman. Jamais il n’oublie la réalité de l’homme telle qu’elle est et non telle qu’elle est dépeinte dans un but de distorsion à fins politiques.
Grossman est un auteur exigeant. Jamais il ne donne au lecteur la satisfaction émotionnelle de la catharsis, de l’attitude apologétique à laquelle se complaisent en général les acteurs et observateurs du conflit du Proche-Orient. Il répond sans aucune concession à une exigence de vérité de l émotion, en évitant à tout moment le type de pseudo-authenticité « light » dont les vrais patriotes auto-proclamés d’Israël aiment à endosser l’habit, comme ses critiques pseuso-moraux tout autant auto-proclamés.
Plus encore que sa prose, le roman de Grossman a un effet punitif. Le lecteur, s’il souhaite rester avec lui, doit subir le processus ardu qui sépare les émotions vraies de l’emphase de l’auto-dramatisation. C’est la raison pour laquelle il n’a pas modifié la fin du roman après sa tragédie personnelle. Il est demeuré fidèle à son éthique sans toucher à la logique interne du récit et des personnages, en particulier de son héroïne. Ce qui est la marque d’un grand écrivain.
Ce livre est trop bon pour être éclipsé par l’histoire de sa genèse, et la voix de David Grossman est trop importante pour se laisser noyer sous la cacophonie de ceux qui veulent l’utiliser à des fins politiques, et abuser trop souvent de la tragédie. Car lq grandeur de Grossman, depuis des décennies, consiste en un refus de se laissr enfermer dans les clichés qui dominent le discours politique, sur Israël, les Palestiniens et le conflit du Proche-Orient.
Israël est un endroit qui génère de prétentieuses déclarations idéologiques, noyées par des peurs pananoiaques et de haines non refoulées, de la part de ses défenseurs comme de ses détracteurs. Il y a ceux qui pensent qu’Israël doit être défendu en avertissant sans relâche le monde que la Shoah à venir nous attend au coin de la rue, et ceux qui pensent que le négationnisme sert leur but et délégitime Israël ; ceux qui insistent pour dire qu’Israël est toujours dans son bon droit quels que soient ses actes, et ceux qui expliquent avec pas moins de suffisance qu’Israël est la lie de la terre.
Bref, Israël est capable de provoquer de la pornographie politique, à peu près dans tous les camps. L’œuvre de Grossman, fiction ou non, est un rempart contre la pornographie politique. Il n’a pas peur d’aborder les sujets les plus difficiles, y compris la Shoah, sans jamais succomber aux platitudes boursouflées de l’idéologie ni à l’exagération de l’émotion.
Pour ceux qui souhaitent rester au plus près de la vérité difficile d’Israël et de sa complexité morale, échapper à la course à la victimisation et aux éternels arguments apologétiques et préserver leur âme des sentiments de triomphe et de tragédie, tous deux constitutifs d’Israël. Grossman est un guide indispensable.