Compte -rendu
de la conférence-débat d’Amos Oz à l’É.N.S.



le jeudi 26
février 2004




Préliminaires.



La salle
Dussane (environ 250 places) était quasi-pleine.



Francis
Wolff, directeur des études littéraires à
l’École Normale Supérieure, a commencé par
souhaiter la bienvenue à Amos Oz en précisant que
l’initiative de l’événement revenait à un
certain nombre d’élèves regroupés autour des
Amis de La Paix Maintenant étudiants. Il a confirmé le
soutien de la direction de l’École à cette conférence,
« comme à toute initiative [d’un groupe normalien]
dans le sens de la paix au Moyen-Orient », avant de saluer
Amos Oz comme « un grand écrivain et un grand
artisan de la paix », par opposition aux « industriels
de la guerre ». À titre personnel, Francis Wolff a
précisé qu’« en dépit des réalités
quotidiennes [qui nous enfoncent] dans le désespoir »,
le paysage moral et intellectuel lui apparaissait changé
depuis la signature des accords de Genève, qualifiés
d’« héroïques » : auparavant,
a-t-il déclaré, « beaucoup d’entre nous ne
voyaient plus où étaient la raison et la déraison
dans le conflit du Proche-Orient » ; aujourd’hui,
cette confusion lui semble avoir laissé place à une
situation plus claire : le camp de la paix contre les camp des
opposants à la paix.



Grégory
Haik a ensuite présenté Shalom Akhshav à
l’assistance en retraçant l’histoire du mouvement en Israël,
le développement d’associations de soutien dans plusieurs pays
d’Europe et d’Amérique, la particularité des Amis de la
Paix Maintenant France et la récente création du groupe
étudiant. Il a rappelé les deux initiatives de paix sur
lesquelles se concentrent les efforts : « La Voix des
Peuples » d’Ami Ayalon et Sari Nusseibeh et les accords de
Genève.



Puis
Emmanuel Szurek a introduit le livre d’Amos Oz, Une histoire
d’amour et de ténèbres
, comme un roman contenant
des éléments autobiographiques : il ne s’agit pas
de Confessions. Cependant l’histoire familiale du romancier
fournit la trame du roman : les parents débarqués
« du XIXème siècle »
(en fait du Vilna des années 20) à Jérusalem, le
père imprégné des idées du nationalisme
romantique, sioniste de droite1,
la mère sans aucune idéologie ni religiosité
particulière, l’oncle européen convaincu, resté
à Vilna pour sa perte jusqu’à l’invasion nazie.
Emmanuel Szurek a commenté les « ténèbres »
du titre en liant ce mot à consonance biblique aux expériences
d’extermination. Mais le roman relate surtout l’expérience de
la construction de soi loin de l’Europe, dans l’accession à un
sionisme apaisé : tout en comprenant mieux les siens, le
romancier, alors tout jeune homme, prend ses distances vis-à-vis
de son père et se met progressivement à la place de
l’autre, « l’Arabe ». À 15 ans, au grand
dam d’une famille qui considérait Ben Gourion comme un
dangereux gauchiste, il devient kibboutznik pour participer à
la « réalisation supérieure du sionisme ».
Au cours d’une garde de nuit, un camarade lui ouvre les yeux sur la
légitimité de la résistance arabe, sans rien
retrancher de la légitimité de l’état hébreu ;
la seule solution à ces deux légitimités
affrontées semble être l’arrêt de la conquête :
« Si nous leur prenons plus que ce qui nous avons
maintenant, nous commettrons un très grave péché. »
C’est sur cette scène nocturne que s’est achevé
l’exposé d’Emmanuel Szurek.




Conférence d’Amos Oz.


Introduction sur la société
israélienne.

Amos
Oz, avant d’expliquer quelques unes des idées de l’initiative
de Genève, a tenu à nous parler d’abord de son livre
Une histoire d’amour et de ténèbres. Il se
refuse en effet à un dialogue 100% politique et donne la
priorité à la culture : Israël en effet n’est
pas seulement une armée et un gouvernement, comme les médias
occidentaux le donnent trop souvent à penser ; Israël
est aussi une société civile divisée
intérieurement, profondément, et les médias
occidentaux ne laissent quasiment rien percevoir de ces divisions. Ce
qu’on voit dans les journaux, ce sont « 80% de fanatiques,
19% de soldats et 1% d’intellectuels d’élite en faveur la
paix » (comme lui-même, a fait remarquer avec humour
le conférencier). Or les Israéliens ne ressemblent pas
du tout à cela : il vivent pour l’immense majorité
dans la plaine côtière et non dans les colonies ;
les ultra-orthodoxes ne forment qu’une petite minorité tandis
que la majeure partie de la population est « laïque
et bruyante » : pour donner une image de la société
israélienne, Amos Oz préfère évoquer
Fellini plutôt que Bergman ! Les divergences éthiques
et théologiques au sein de cette société font
que le débat entre faucons et colombes se nourrit d’arguments,
mais aussi de sentiments très puissants. Amos Oz déplore
qu’en Europe nous ne suivions que des manchettes des journaux, pas la
réalité dans son intensité dramatique. Il décrit
Israël comme « l’une des sociétés les
plus passionnantes au monde » : « J’aime
Israël, même dans les moments ou je ne l’apprécie
pas ; j’aime Israël, même dans les moments où
je ne peux plus le supporter », a-t-il affirmé. Il
remarque que personne ne s’interroge jamais sur la légitimité
de l’existence de la France après les crimes de la
décolonisation, ou même de la Russie ou de l’Allemagne
après Staline et Hitler : le problème d’Israël
est qu’il est « souvent conçu comme un phénomène
100% politique ».




Une histoire d’amour et de ténèbres.



Amos
Oz nous a donc présenté Une histoire d’amour et de
ténèbres
, un livre centré sur le mystère
non résolu d’un mariage malheureux, celui de son père
et de sa mère. Mariage malheureux et non cruel : on est
loin de Qui a peur de Virginia Woolf ? La question
fondamentale du roman pourrait être exprimée ainsi :
comment un mariage entre deux personnes a priori sympathiques,
des gens bien, sans mauvaises intentions, peut-il aboutir à
une colossale tragédie, le suicide de la mère d’Amos Oz
et la dérive de son père ? Le livre ne dénonce
personne, on ne sait pas à la fin « qui est
l’assassin » : cela reste un mystère
théologique. Amos Oz définit aussi son livre comme le
mystère d’un enfant né au beau milieu d’une
bibliothèque, un petit garçon qui connaît les
mots avant les réalités qu’ils désignent, et qui
est aussi le fils monolingue de parents polyglottes : ses
premiers mots en langue étrangère, ce sont les
« British go home » lancés avec des
pierres aux soldats britanniques pendant l’intifada juive de 1946 !
Car ces père et mère qui lisent et parlent une quantité
impressionnante de langues européennes empêchent
fanatiquement leur enfant d’apprendre une autre langue : quand
ils ne veulent pas que le petit les comprenne, ils parlent russe ou
polonais. Et 95% du temps, ils parlent russe et polonais, parce
qu’ils parlent de génocide, du génocide européen
en cours ou du génocide que leur promettent les dirigeants
arabes d’alors. Ces parents qui lisent en allemand, en anglais, et
rêvent probablement en yiddish n’apprennent que l’hébreu
à leur fils unique de peur qu’il ne veuille retourner en
Europe.



L’attitude
des parents d’Amos Oz s’enracine dans une double déception :
leur amour déçu pour l’Europe, leurs espoirs déçus
par l’Orient. Leur amour pour l’Europe est un grand amour non
partagé : Amos Oz se décrit comme l’« enfant
des indésirables »2.
Son grand-père polonais, pour échapper à
l’antisémitisme de ses concitoyens, n’a-t-il pas tenté
successivement d’acquérir toutes les nationalités
européennes, partout refusé, jusqu’à demander la
nationalité allemande en 1941, un an avant la mise en œuvre
de l’extermination ? En vain, bien entendu. Personne ne veut
alors des Juifs : un seul, c’est encore trop ! Le premier
ministre néo-zélandais déclarait en 1936 qu’il
n’y avait pas d’antisémitisme en Nouvelle-Zélande et
qu’il ne devait donc pas laisser entrer de Juifs, faute de quoi
l’antisémitisme y entrerait avec eux… L’Europe a vomi
ses Juifs, et pourtant les seuls Européens étaient les
Juifs : les autres se définissaient comme Russes,
Polonais, Italiens, etc., tandis que les Juifs seuls se définissaient
comme Européens. C’est pourquoi ils ont été
stigmatisés comme « cosmopolites, parasites, et,
pire que tout, intellectuels », des mots qui, rappelle
Amos Oz, forment le point de contact des vocabulaires nazi et
communiste. Or les parents d’Amos Oz aimaient passionnément
cette Europe qui les avait rejetés, ils en aimaient le
patrimoine, la culture, les paysages, les villes et villages, la
neige et, surtout, la musique. Le sionisme de droite de son père
était encore une façon d’imiter les nationalismes
européens pour s’intégrer à tout prix à
l’Europe : avec une armée, des frontières, un
drapeau, les Juifs devenus semblables à toutes les nations
européennes seraient peut-être enfin acceptés par
l’Europe ! Les immigrants de cette génération
cherchaient donc à recréer une Europe en miniature à
Jérusalem : Amos Oz avoue n’avoir compris qu’assez tard
ce que voulaient dire ses parents quand ils disaient qu’« un
jour Jérusalem se développerait et deviendrait une
vraie ville ». Le petit garçon ne voyait pas
pourquoi Jérusalem n’était pas une vraie ville, jusqu’à
ce qu’il comprenne que, pour ses parents, une vraie ville était
une ville avec une rivière au milieu et des ponts par-dessus
la rivière !



Pour
nous faire saisir le lien entre amour déçu de l’Europe
et espoirs déçus de l’Orient, Amos Oz nous a raconté
l’histoire de sa grand-mère, telle qu’elle apparaît pour
l’essentiel dans Une histoire d’amour et de ténèbres ;
ce faisant, il nous mettait en garde contre la tentation de le
prendre au mot sur tout ce qu’il dit dans ce roman, car il s’agit
véritablement d’un roman, c’est-à-dire ni d’une
autobiographie au sens strict ni de mémoires historiques, même
si, comme tout roman, il en contient des éléments. Où
est donc le « fait » quand le certificat de
décès indique une « crise cardiaque »,
alors que la défunte continuait, à plus de
quatre-vingts ans, à prendre trois bains bouillants par jour
par peur des microbes de l’Orient ? Peut-être la
grand-mère d’Amos Oz est-elle morte de propreté, ou
plutôt de sa peur de l’Orient, ou plutôt de son attirance
sexuelle pour l’Orient, dont elle se protégeait par cette
propreté portée comme une ceinture de chasteté,
ou plutôt de sa peur de son attirance sexuelle pour le
Proche-Orient, ou plutôt de la colère que lui inspirait
cette crainte de son attirance sexuelle pour l’Orient… et
ainsi de suite…



Comme
cette grand-mère épouvantée en arrivant à
Jérusalem, les parents d’Amos Oz, venus en Orient pleins
d’espoirs et de rêves mais incapables de s’y sentir vraiment
chez eux, avaient vite perdu leurs illusions : ils ont alors
reporté tout leurs espoirs sur leur fils, lui bâtissant
une sorte de « rampe de lancement » pour son
intégration dans la société israélienne
en l’élevant uniquement en hébreu.



Amos
Oz nous a livré que ce livre, écrit 20 ou 30 ans plus
tôt, aurait été plein de colère, mais
qu’il avait maintenant atteint un stade émotionnel où
il pouvait se sentir comme un père ou une mère pour ses
parents : au moment où ils s’installaient à
Jérusalem, ceux-ci étaient plus jeunes que les enfants
d’Amos Oz aujourd’hui. C’est pourquoi il a écrit son livre
avec compassion, sans esprit de vengeance, dans un état
d’esprit compréhensif, en cherchant « la comédie
derrière la tragédie et la tragédie derrière
la comédie ».




Les espoirs de paix entre Israéliens et
Palestiniens.



L’histoire
de l’amour trahi de ses parents pour l’Europe et de leurs rêves
brisés d’Orient constituait la meilleure préparation à
la deuxième partie de la conférence d’Amos Oz,
consacrée aux espoirs de paix entre Israéliens et
Palestiniens. Israël, a-t-il rappelé, est constitué
pour moitié de Juifs chassés des pays arabes au moment
même où les Palestiniens, chassés des terres
israéliennes, apprenaient à vivre en réfugiés
et entraient en diaspora. Amos Oz parle donc d’Israël même
comme d’un « monde de rêves brisés, de rêves
mutuellement exclusifs » : certains voulaient y bâtir
« une république biblique », d’autres
« une incarnation parfaite du shtetl juif »,
d’autres « un paradis marxiste », au point que
certains kibboutzniks, jusqu’en 1952, rêvaient qu’un jour
Staline en personne viendrait visiter leur kibboutz et mourrait de
bonheur en voyant le marxisme devenu réalité…
D’aucuns encore en voulaient faire une réplique de
l’Autriche-Hongrie. Mais la seule manière de garder un rêve
intact est de ne jamais chercher à le réaliser, avertit
Amos Oz. Or Israël est un rêve réalisé, d’où
ses imperfections. Israël n’est pas un roman critiqué par
Le Monde : Amos Oz n’a que faire des critiques adressées
à Israël par les journaux européens, même
s’il a honte parfois des actions de son gouvernement. Mais c’est son
affaire : il ne mendie pas comme ses parents l’amour de
l’Europe.



D’après
Amos Oz, cependant, le conflit israélo-palestinien est presque
terminé. Ce conflit ne repose pas sur un « malentendu »,
comme le croient la plupart des gens en Europe : « les
Palestiniens sont en Palestine parce que la Palestine est la patrie,
et la seule patrie, du peuple palestinien » et « les
Juifs Israéliens sont en Israël parce qu’il n’y a aucun
autre pays au monde que les Juifs, en tant que peuple, en tant que
nation, peuvent appeler leur patrie. » Les Israéliens
ont le droit d’être la majorité sur une portion de
terre. De même, les Palestiniens se sont assez vu reprocher
leur « palestinité » (Palestinianness)
pour prendre conscience d’une appartenance nationale qui leur était
sans cesse renvoyée en pleine face : Amos Oz a en effet
rappelé la tragédie subie par les Palestiniens, chassés
de partout comme les Juifs naguère en Europe, acceptés
au mieux temporairement par leurs voisins arabes comme les locataires
d’une chambre dans un appartement où ils ne sont que tolérés.
Le conflit israélo-palestinien n’est donc pas un malentendu
mais le heurt d’une légitimité contre une autre, d’un
droit contre un autre. En bref, une tragédie.



Dans
ces circonstances, Amos Oz reproche aux intellectuels européens,
méprisants envers les productions hollywoodiennes, d’appliquer
au conflit du Proche-Orient le scénario d’un mauvais film
hollywoodien : les bons contre les méchants. Ils n’ont
pas compris qu’une tragédie est le choc d’un droit contre un
autre droit et souvent aussi d’un tort contre un autre tort. Au
Proche-Orient, les schémas anticolonialistes si simples et
confortables, qui permettent de distinguer facilement les bons des
méchants, ne collent pas : ils sont inadaptés au
tragique de la situation. Heureusement, ce tragique n’est pas sans
issue puisque aujourd’hui la majorité des Israéliens et
des Palestiniens sait ce que sera la solution : la partition du
territoire selon une frontière correspondant en gros au tracé
de 1967 afin de donner un état à chaque peuple. Amos Oz
en parle comme d’un « compromis douloureux »,
car « un compromis heureux est un oxymore ».
Mais le choix n’est pas entre un compromis douloureux et une absence
de compromis : le choix qui s’impose aux Palestiniens et aux
Israéliens est le compromis ou le désastre, le
compromis ou la mort. Amos Oz définit le compromis non comme
une compromission mais comme le synonyme de la « vie » :
« où il y a vie, il y a compromis. » Il
s’agit d’essayer de rencontrer l’autre à mi-chemin :
renoncer à la justice totale, qui conduit à la mort
pour les deux parties, et accepter une justice partielle qui permet
de vivre. C’est une décision qui sera « prise les
dents serrées » et sera source de malheur mais
c’est la seule compatible avec la survie des deux peuples. Amos Oz
évoque à ce propos la différence entre les
tragédies de type shakespearien et les tragédies de
type tchéckhovien : à la fin d’une tragédie
de Shakespeare, la scène est jonchée de cadavres et
« peut-être la justice l’emporte-t-elle » ;
à la fin d’une tragédie de Tchékhov, tout le
monde est amer, déçu, mais vivant. Le compromis est
donc la seule approche possible selon Amos Oz, « car
chacundesdeux sait que l’autre ne partira pas et qu’il faudra
partager l’appartement. » L’alternative de l’état
binational est en effet totalement irréaliste. La meilleure
preuve en est cet idéaliste suédois, partisan d’un état
binational israélien et palestinien, à qui Amos Oz
proposait de supprimer la frontière avec la Norvège,
frontière symbolique en théorie puisque les deux pays
sont en paix l’un avec l’autre depuis des siècles, parlent une
langue similaire, possèdent des cultures très proches
et n’ont jamais été séparés par un mur :
pourquoi donc garder deux états ? Le suédois s’est
aussitôt récrié : « Ah, mais
c’est que vous ne connaissez pas les Norvégiens, Monsieur ! »



Selon
Amos Oz, les deux patients (les deux peuples) sont prêts à
l’amputation, mais les médecins (leurs hommes politiques)
temporisent car ils sont lâches et savent que l’opération
va faire mal. Pourtant, seule cette séparation permettra aux
deux peuples de construire la paix et, à plus longue échéance,
de collaborer à des projets communs, de « faire la
cuisine ensemble », et plus tard, peut-être, de
bâtir un « Nouveau Proche-Orient » sur le
modèle de l’Union européenne. Amos Oz prédit que
cela prendra bien moins de temps qu’il n’en a fallu à l’Europe
pour sortir de son imbroglio de guerres sanglantes. Mais cette
évolution ne pourra sa produire que par étapes et la
première étape est la séparation en deux états.



Ce
qu’Amos Oz attend de l’Europe, c’est de « la sympathie et
de l’empathie » et non un jugement moral qui désignerait
l’un ou l’autre des peuples comme la victime ou le bourreau. Il
explique que l’Europe doit cela à ces deux peuples qui
sont deux victimes du passé européen, jusque dans le
conflit qui les oppose : dans un « mythe à la
Berthold Brecht », les victimes s’unissent contre leur
oppresseur, mais dans la réalité, souvent, les victimes
se livrent une lutte d’autant plus âpre, comme deux frères
mal-aimés par leurs parents deviennent ennemis. Il ne s’agit
donc plus maintenant d’être pro-israélien ou
pro-palestinien, mais d’être pro-paix. La véritable
guerre est aujourd’hui entre les fanatiques qui voudraient saboter le
compromis à deux états et les autres. C’est pourquoi le
camp de la paix a besoin maintenant de l’empathie et des
encouragements de la communauté internationale.



À
propos des accords de Genève, Amos Oz note que ces accords ne
sont pas le fait de « rêveurs » ni de
« marginaux », mais de gens « pragmatiques »
qui exercent ou ont exercé de hautes responsabilités
politiques ou militaires au sein des deux peuples ; il espère
bientôt être lui aussi un « ex » :
« ex-militant pour la paix », comme les autres
soutiens de ces accords sont « ex-généraux »,
« ex-ministres » ou « ex-chefs
terroristes ». La grande originalité et l’atout
majeur de cette initiative est de s’être attaquée de
front à toutes les questions difficiles et de les avoir
traitées en profondeur, les prenant à bras le corps au
lieu de les éluder ou de les renvoyer à plus tard. Les
accords de Genève ne laissent donc rien dans l’incertitude,
aussi douloureuses que soient les solutions négociées :
pas « d’ambiguïté créatrice »
ici, qui serait synonyme de mort, seulement un « compromis
douloureux » ; il s’agit d’un document juridique et
pas de poésie. Un point d’extrême importance est que les
deux parties déclarent le conflit définitivement résolu
par ces accords, qui excluent toute réclamation ultérieure :
c’est pour Amos Oz la garantie d’une paix viable. Ces accords sont en
quelque sorte le modèle du futur traité de paix. Ils
ont le mérite d’offrir aux deux peuples une perspective
différente de la terreur et des humiliations quotidiennes, de
leur ouvrir non pas encore une porte de sortie, mais au moins une
fenêtre sur un avenir de paix possible. La solution du conflit
ressemblera en gros à ces accords, bien que les dirigeants
politiques puissent en définitive s’entendre différemment
sur certains points : si Arafat et Sharon décidaient
d’appliquer tels quels les accords de Genève, leurs auteurs
n’iront certainement pas leur réclamer des droits ; s’ils
parviennent à une solution légèrement
différente, les promoteurs de Genève les soutiendront
aussi de tout leur pouvoir. L’occupation et les humiliations imposées
à la population palestiniennes ne cesseront que lorsque
cesseront les attentats qui terrorisent la population israélienne,
et ces attentats ne prendront fin qu’avec la fin des humiliations de
l’occupation ; or Amos Oz ne veut plus se mettre à quatre
pattes pour vérifier qu’il n’y a pas de bombe sous le bus que
prennent de ses petits-enfants pour aller à l’école,
comme ses amis de Ramallah ne veulent plus être bloqués
dans leur territoire : la seule solution est la séparation
en deux états. « Nous avons besoin d’un bon
divorce », conclut Amos Oz.






Questions à Amos Oz.



Question
1 :
Comment pouvez-vous être sûr que le
temps de la paix arrive, alors qu’il y a eu tant d’accords auparavant
qui n’ont abouti à rien ? S’agit-il seulement d’une
stratégie de votre part pour créer un climat favorable
à la paix en générant de l’optimisme ?



Réponse
d’Amos Oz :

Le
climat favorable à la paix existe réellement :
c’est un fait statistique. Les sondages prouvent qu’une majorité
statistique est favorable à un accord de ce type (deux états
pour deux peuples), même s’il existe des minorités
fanatiques qui lui sont hostiles. Par ailleurs, Amos Oz ne fait pas
preuve d’un si grand optimisme puisqu’il ne peut donner de date à
la réalisation de la paix. Simplement, cette paix est possible
dans un avenir plutôt proche : la soutenir est donc un
« impératif moral ». Plutôt que de
s’enfuir ou de manifester devant un incendie, mieux vaut verser
dessus la moindre quantité d’eau disponible, fût-ce un
verre ou une cuillère à café : « la
cuillère à café est petite, le feu est grand,
mais tout être humain a une cuillère à café. »
Amos Oz rappelle que quand il a commencé à militer pour
la paix, ceux qui évoquaient la solution des deux états
se faisaient traiter de « traîtres » ou
d’« idiots » ; maintenant la majorité
des deux peuples est pour cette solution. Cette évolution est
très positive.



Question
2 :
N’avez-vous pas peur d’un vide politique et
militaire dans le futur état palestinien, qui permettrait aux
fanatiques de prendre la place de la majorité palestinienne ?



Réponse
d’Amos Oz :

« Évidemment
j’ai peur ! » Mais Israël sans les territoires,
soutient Amos Oz, est un Israël plus fort et non plus faible. Le
problème à résoudre d’urgence est celui des
réfugiés : c’est la question prioritaire, pas
seulement pour des raisons humanitaires, mais aussi « pour
des raisons égoïstes de sécurité ».
Il faut instaurer un droit au retour limité aux seules
frontières du futur état palestinien, faute de quoi il
n’y aura pas un état israélien et un état
palestinien, mais deux états palestiniens ; il faut aussi
assurer un travail, un logement et un passeport aux réfugiés
palestiniens. L’Europe pourrait aider à résoudre le
problème des réfugiés : il s’agit d’environ
700 000 personnes, soit à peu près 150 000 foyers et
200 000 emplois. La solution au problème des réfugiés
est, « au-delà des accords, l’essence de la paix ».
Quant à une éventuelle accession au pouvoir des
fanatiques dans le futur état palestinien, Amos Oz a « plus
peur des conditions actuelles qui détruisent les deux
sociétés, palestinienne et israélienne ».



Question
3
(question double) : 1) Que
pensez-vous du mur de sécurité actuellement érigé ?


2) Y aura-t-il beaucoup de
palestiniens favorables à une démocratie dans le futur
état ?



Réponses
d’Amos Oz :

1)
Un mur n’est pas forcément une mauvaise chose entre des
ennemis violents quand il est au bon endroit, c’est à dire
entre mon jardin et celui de mon voisin, et pas au milieu du jardin
du voisin. Amos Oz n’approuve pas l’emplacement du mur actuel mais il
n’est pas contre le principe d’un mur et se plaît à
citer Robert Frays : « Une bonne barrière fait
de bons voisins » (« A good fence makes a
good neighbour
 »). Le docteur Tchékhov (car
Tchékhov n’était pas seulement écrivain, c’était
aussi un très bon médecin) aurait peut-être
prescrit 10 ans de barrière entre deux voisins ennemis.

2)
Il n’y a pas beaucoup de Palestiniens favorables à la
démocratie, en effet, mais le mouvement démocratique
est beaucoup plus fort chez les Palestiniens que dans les autres
nations arabes. La capacité des Palestiniens à rire de
leurs dirigeants est pour Amos Oz l’indice d’un climat propice à
la démocratie ; Amos Oz donne en exemple d’humour
politique une plaisanterie qui avait cours chez les Palestiniens
quand la femme d’Arafat était enceinte : une douzaine
d’organisations différentes auraient alors revendiqué
cette action !



Question
4 :
Que pensez-vous de l’article récemment
paru dans Le monde « Pour les accords de Genève,
contre le mur et pour le retour des réfugiés en
Israël » ?



Réponse
d’Amos Oz :

« Je
ne lis pas Le Monde même s’il m’arrive d’y écrire » :
Amos Oz ne savait pas de quel article parlait son interlocutrice,
mais il a affirmé que si l’article était pour le retour
des réfugiés en Israël, l’article était
contre les accord de Genève. Les accords de Genève ne
permettent le retour des réfugiés qu’à
l’intérieur des frontières du futur état
palestinien : c’est un point essentiel. C’est le seul moyen
s’assurer dans l’état palestinien « une solide
majorité palestinienne » et dans l’état
israélien « une solide majorité juive ».

1
Le grand-oncle d’Amos Oz était l’idéologue du parti de
Menahem Begin.


2
« Child of the unwanted », jeu de mots
sur unwanted child, l’enfant non désiré.