«Les citoyens arabes doivent décider de la nature de leur statut dans ce pays», se rendre massivement aux urnes et participer à «la formation d’un gouvernement israélien de paix», écrit ici Oudeh Basharat. Choix fatidique, à l’heure où un ministre recycle en prime au départ le vieux plan kahaniste de transfert des Arabes Israéliens, et paradoxal: «Plus la participation des citoyens arabes d’Israël est élevée, plus grande est leur contribution à la lutte du peuple palestinien pour faire triompher ses droits.» [T.A.]
Voici donc ce qu’il advient des présomptueux, Yaïr Lapid – à la fin, ils se retrouvent poussés vers la sortie sans une once de compassion. C’est la vie. Savez-vous seulement à quel point vous avez humilié les Arabes quand, debout sur votre seuil sans même quitter votre survêt suant, vous leur avez dit avec cette rouerie désinvolte que vous seriez fou de monter une coalition avec les “Zoabis”? Comme si ces “Zoabis” [1] – les membres arabes de la Knesseth – vous baisaient les mains pour entrer dans la coalition.
D’un autre côté il ne pouvait, entre tous, trouver meilleur “frère” à adopter que Naftali Bennett. Tandis que Lapid panse ses plaies après son embarrassante démission forcée du poste de ministre des Finances, ce même frère court comme un fou après le butin abandonné. Pareil témoignage de fraternité est un cas d’école. Cependant, pour tenir sa promesse de voir Nétanyahou perdre son poste de Premier ministre la prochaine fois, Lapid sera obligé de baiser non seulement les mains mais les pieds des “Zoabis”. Sans eux, il se retrouvera avec ses “frangins”, les Ze’ev Elkin(s) et les Naftali(s). [2] & [3].
Permettez-nous de jubiler quelque temps des malheurs de Lapid; aucune étude n’a jamais démontré que se réjouir du malheur d’autrui soit mauvais pour la santé. Mais une fois la fête finie, nous prions tous pour que les députés arabes et leurs alliés de gauche fassent preuve de grandeur d’âme et ne disqualifient pas les Lapid(s) – car l’enjeu est le destin des deux peuples au sein de l’État d’Israël. Dans le cas présent, c’est la tête et non le cœur qui doit gouverner.
Les Arabes sont les frères aînés et ne laisseront pas leurs cadets, même stupides et incapables de discerner leur propre intérêt, détruire les authentiques fondements de notre existence: sans les Arabes, le pays tombera de mal en pis. De Naftali à Avigdor Lieberman [4]. «Pardonne-leur, mon Père, car ils ne savent pas ce qu’ils font», dit Jésus. Si les cadets encore attachés à leurs principes passés prenaient conscience de leur intérêt véritable, ils passeraient une alliance avec les Arabes, à la fois pour inclure dans leurs rangs la société arabe et pour faire barrage à la droite et la droite démente, qui mènent l’État des Juifs et des Arabes au gouffre.
À ce stade, on peut imaginer que les fondateurs de l’État eux-mêmes sentirent en leur temps que les Arabes joueraient un rôle crucial, quand ils laissèrent une partie d’entre eux demeurer dans le pays. On peut également penser qu’eussent-ils su que seuls 50% d’entre eux iraient aux urnes dans l’avenir, ils auraient multiplié par deux le nombre de ceux autorisés à rester. Il semble qu’en leur for intérieur, les fondateurs avaient la prescience que les Arabes étaient ceux qui pourraient peut-être sauver les Juifs d’eux-mêmes.
À ce moment précis, l’arme la plus efficace aux mains de la droite est de pousser les citoyens arabes à se sentir étrangers à cet État; de leur faire sentir qu’ils ne sont pas ici chez eux; et qu’ils n’ont pas la moindre influence sur les choix du pays ou la distribution de ses richesses. La réaction de certains Arabes est malheureusement de combler les attentes de ce courant – ils dansent au son de la droite raciste. Ce sont les Arabes avant tout que cela met en danger. Car s’ils ne se battent pas pour l’image du pays, de telle sorte qu’il soit leur et qu’ils n’y vivent pas en simples locataires, la droite continuera de triompher. Cela porterait un coup fatal aux intérêts des Arabes.
Les [citoyens] arabes doivent décider de la nature de leur statut dans ce pays. Un choix fatidique, car de lui dépendra de quoi le futur sera fait. S’ils participaient à la formation d’un gouvernement israélien de paix, c’est d’abord et surtout à eux-mêmes qu’ils rendraient service – mais leurs frères palestiniens en bénéficieraient eux aussi [5]. C’est très précisément cette approche qui met Lieberman en rage. Quel plaisir!
Voilà donc le paradoxe dans lequel les Arabes se trouvent pris. Plus ils s’engagent dans la vie du pays et commencent à arpenter les allées du pouvoir, plus ils concourent à décider de leur destin au moyen des élections – plus ils se montrent des patriotes palestiniens par cet apport significatif à la lutte du peuple palestinien pour faire valoir ses droits. En vérité, qu’elles sont étranges les voies du patriotisme…
NOTES *
1] “Zoabis”, l’expression est devenue populaire pour qualifier les députés arabes depuis que Haneen Zoabi, qualifiée par le Monde de “passionaria arabe”, enchaîne actions et propos qui font scandale en Israël: née en 1969 à Nazareth et élue en 2009 sur les listes du parti Balad, elle participe en 2010 à la «flottille pour Gaza», ce qui lui vaut des menaces de mort, la suspension de ses privilèges parlementaires et la confiscation de son passeport diplomatique [; en juin dernier, elle commentait ce qu’on espérait rester «l’enlèvement de trois adolescents juifs» en vue d’un échange de prisonniers, et bien qu’elle-même ne soit pas d’accord avec de tels actes, comme le geste «de Palestiniens luttant contre l’occupation et non de terroristes» – déclaration tronquée de son désaveu initial par la quasi totalité de la presse et qui lui attira cette fois une telle pléthore de menaces que la Knesseth dut lui attribuer des gardes-du-corps [->http://972mag.com/the-israeli-medias-hit-job-on-mk-haneen-zoabi/92230/]; s’y ajoute, à la même époque, son approbation publique des tirs de roquettes et de missiles par le Hamas. Accusée d’incitation à la violence à la suite de ces deux déclarations, et devenue le mouton noir de l’opinion publique israélienne, la première femme arabe membre du parlement israélien a été exclue pour six mois par la Commission d’éthique de la Knesseth de toute activité parlementaire autre que la participation aux votes.
[2] Ze’ev Elkin, né en 1971 à Kharkov où il s’engage au sein du mouvement de jeunesse sioniste-religieux Bnei Akiva, émigre de Russie en Israël à l’âge de dix-neuf ans. Élu député en 2006 sur les listes de Kadimah, il quitte deux ans plus tard ce parti – dont les positions lui semblent trop “à gauche” sous la direction de Tzippi Livni, en particulier sur la question de la Palestine – pour passer au Likoud, dont il préside le groupe parlementaire. Ministre délégué aux Affaires étrangères depuis 2013, et président de la coalition parlementaire, il se voit démissionné en avril dernier pour avoir voté en faveur d’un projet de loi visant à la légalisation rétroactive d’avant-postes illégaux dans les Territoires, malgré la ferme consigne du Premier ministre – qu’il accuse de surcroît de trahir les colons.
[3] Fortune faite dans la bulle informatique, le quadra Naftali Bennett (il est né en 1972 de parents venus s’installer en Israël depuis les États-Unis) a dirigé de 2010 à début 2012 le Conseil régional de Yesha (Yehudah-la Judée + Shomron-la Samarie, les désignations bibliques des territoires conquis en 1967 en Cisjordanie), qui regroupe l’ensemble des implantations. Chef du mouvement pro-colonies Yisrael Sheli-Mon Israël, il a été élu à l’automne 2012 à la tête de l’ultra-nationaliste haBayit haYehudi-La Maison juive (avatar de l’ancien Parti national-religieux d’où sortit le Goush Emounim), joignant la centralité du judaïsme à l’attachement au Grand Israël. «Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, à jamais, pour empêcher un État palestinien d’être fondé en Terre d’Israël», déclarait-il en décembre 2012, à la veille des élections. À l’extrême-droite de l’échiquier israélien, l’actuel ministre israélien des Finances, avec lequel Benyamin Nétanyahou vient de faire affaire pour les prochaines élections, n’a pas changé ses idées d’un iota et tient des propos pour le moins virulents – se vantant d’avoir tué beaucoup d’Arabes dans sa vie et de ne pas le regretter, avant de démentir mollement (c’était en tant que militaire, bien sûr). Pour en savoir plus: [https://www.lapaixmaintenant.org/Naftali-Bennett-Je-ferai-tout-ce]
[4] Autrement dit de Charybde en Scylla, Avigdor Lieberman incarnant le pire pour Basharat… comme pour Ze’ev Sternhell auquel il arriva de comparer ce populiste à un autre, Benito Mussolini. Né en 1958 à Kichinev et arrivé en Israël à l’âge de vingt ans, Lieberman fonde en 1999 le parti d’extrême-droite russe Israel Beïtenou et entre à la Knesseth avec un programme clientéliste de défense des intérêts des nouveaux immigrants venus en masse de l’ex-Urss. Plutôt qu’aux territoires, il tient à une homogénéité ethno / religieuse. L’actuel ministre des Affaires étrangères serait donc prêt à la formation d’un État palestinien aux côtés d’Israël, ce qui le fait qualifier de “pragmatique” tant qu’on ne prête pas attention au second versant du programme. Par des méthodes variant au fil des ans, il a constamment visé un même objectif, débarrasser Israël de ses citoyens arabes: proche, avant de fonder son propre parti, du Kach du rabbin Kahana qui prônait le transfert des Palestiniens hors d’Israël et des territoires occupés; opposé en 2004 au plan de désengagement des Territoires, il proposait en alternative de créer «deux États ethniquement homogènes» par des modifications de frontières telles que la majorité des Arabes israéliens se retrouveraient, nonens volens, en Palestine; et promoteur aujourd’hui d’un nouveau plan, cette fois “volontaire” – il ne parle pour le moment que de favoriser par une prime au départ le transfert en Cisjordanie de ceux des Arabes d’Israël qui s’identifieraient au nouvel État palestinien. Mais il est permis de remarquer que ce programme surpasse les précédents en ce qu’il concerne aussi bien les Arabes de Galilée ou du Néguev que ceux des zones limitrophes de la Ligne verte, comme de se demander jusqu’oú l’incitation et à quand l’expulsion…
[5] Vus comme une 5e colonne par divers courants de la société israélienne selon les époques, les Arabes israéliens furent de surcroît longtemps perçus comme des traîtres par leur famille ou leurs amis réfugiés de la Naqba – l’issue pour eux désastreuse de la guerre d’Indépendance – et eurent du mal à recoller les morceaux lorsque certaines des frontières qui les séparaient se rouvrirent après la guerre des Six Jours. Le contentieux interne s’est apaisé, mais la crainte de voir leur image se ternir aux yeux de leurs frères palestiniens demeure.
* Toutes les notes sont de la traductrice.