Traduction et notes : Ilan Rozenkier
Auteur : David Grossman pour Yediot Aharonot, 12 mars 2020
http://www.yediot.co.il/articles/0,7340,L-5693906,00.html
« Gantz… Il est bon que tu appelles les Arabes israéliens à venir à l’intérieur, à entrer dans la maison israélienne. Ne t’arrête pas en chemin: appelle-les de tout cœur à être des citoyens égaux en droits et devoirs du foyer national du peuple juif. Les associer au gouvernement d’urgence est une reconnaissance que, face à la menace existentielle, il est soudainement devenu remarquablement clair à quel point leur sort est lié à celui de la majorité juive… »
Mis en ligne le 20 mars 2020
J’écris en plein drame nocturne* entourant la mise en place du gouvernement d’urgence. Alors que croît l’anxiété due à l’épidémie du coronavirus, une lumière clignote ici. La détermination de Gantz en ces moments mêmes à inclure dans le gouvernement la Liste arabe unifiée impressionne. Cette nouvelle détermination reflète une manière de penser – et d’agir – que nous n’avons pas connue depuis des décennies à l’endroit du secteur arabe en Israël. « Les Arabes en Israël doivent être jugés sur ce qu’ils peuvent faire et non sur ce qu’ils ont fait« , a déclaré David Ben Gourion au début des années 50, formulant ainsi la position fondamentale du pays envers la minorité arabe. Soixante-dix ans se sont écoulés depuis lors, et la majorité juive continue d’incriminer dans sa conscience la minorité arabe, « jusqu’à ce que son innocence soit prouvée« . Soixante-dix ans se sont écoulés depuis lors. Soixante-dix ans… une forme de torture.
Près de 20% de la population de l’État d’Israël est en état de suspension, de réalisation partielle uniquement. Ce n’est pas une situation créée par elle-même; d’aucuns en Israël sont très intéressés à ce que cette importante minorité se ressente toujours indésirable, ne faisant pas partie, toujours au bord de l’expulsion, de l’exil, en réfugié potentiel. C’est de là précisément qu’est venue la déclaration de Netanyahu au sujet de l’afflux des Arabes aux urnes. Là est l’origine de la «loi État-Nation du peuple juif »»(1) qui vise à rendre les citoyens arabes encore plus marginaux, plus humiliés. Encore plus «en probation». De là provient le point scandaleux sur l’avenir des Arabes israéliens dans le « plan du siècle » de Trump (et Netanyahu).(2)
Mais maintenant, suite à la récente campagne électorale, une nouvelle situation est apparue: les Arabes refusent d’être évincés et de disparaître. Les « Absents » sont redevenus présents(3). Les tentatives de les maintenir soumis et passifs ont échoué. Ils sont là, prêts à faire le pas, qu’on leur a empêché de faire – et qu’ils se sont ont eux-mêmes empêché de faire depuis 72 ans – pour entrer non seulement dans le champ politique mais dans l’Être israélien dans son entièreté, dans toutes ses dimensions.
Même si échoue la démarche de ce soir visant à les associer au pouvoir, nous n’en assistons pas moins à une nouvelle phase: c’est un moment de grande opportunité pour les citoyens arabes d’Israël. Maintenant, ils cessent fondamentalement d’agir en tant que « mouvement de protestation » (et rien de plus), et peuvent être des partenaires égaux en droits dans la conception de la réalité de leur vie et la détermination de leur avenir et de leur destin. Une étape nouvelle et accélérée du processus d’israélisation du «secteur»(4) peut maintenant s’ouvrir. Elle lui apportera de nombreux droits, mais aussi des obligations et des responsabilités civiques et politiques. Elle constituera un défi constant à la fois à la majorité juive et au statut complexe des citoyens arabes d’Israël.
C’est aussi un moment critique pour Benny Gantz. Espérons qu’il saura y faire face malgré l’énorme pression qui s’exercera sur lui dans les prochaines heures.
Gantz, il est bon que tu identifies l’importance fatidique de la situation ce soir. Il est bon que tu appelles les Arabes israéliens à venir à l’intérieur, à entrer dans la maison israélienne. Ne t’arrête pas en chemin: appelle-les de tout cœur à être des citoyens égaux en droits et devoirs du foyer national du peuple juif. Les associer au gouvernement d’urgence, c’est reconnaître que, face à la menace existentielle, il est soudainement devenu remarquablement clair à quel point leur sort est lié à celui de la majorité juive, à quel point l’un dépend de l’autre. Le pas de ce soir, au moment où j’écris peu avant minuit, est un acte courageux qui a une chance d’entamer un processus de réparation et de guérison. Tu peux briser le plafond de verre qui empêche la société arabe d’être un formidable moteur de croissance dans tous les domaines. Il est probable que tu découvres contre toute attente que volera en éclat également le plafond de verre qui empêche Israël de s’élever en tant qu’État, en tant que société, en tant que démocratie.
Pour toi, Gantz, s’ouvre maintenant une voie pour reformuler – de manière véritablement égalitaire, antiraciste, respectueuse – le contrat entre ces deux populations. Tu as le pouvoir de façonner un contenu réel aux belles paroles sur le partage et l’égalité que l’on trouve dans la Déclaration d’indépendance.
Il y a au sein de la liste arabe unifiée des gens dont les idées me dégoûtent. Les opinions de nombreux Israéliens sont également un cauchemar pour les Arabes en Israël. Mais la poursuite de la situation actuelle, qui est toute suspicion et hostilité, pourrait amener les deux parties à la radicalisation et à la violence. Peut-être est-ce précisément le partage, la nécessité d’aboutir à des compromis et de faire preuve de souplesse, de créer des alliances surprenantes, et même la simple écoute sous un nouvel angle de l’histoire de l’autre partie, de ses souffrances, de sa justice, qui peuvent amorcer une nouvelle dynamique?
Benny Gantz, ta position dans les négociations de cette nuit marquera ton chemin et ta vision. Bien qu’il ne s’agisse ici que d’un gouvernement temporaire, ta décision de traiter les Arabes israéliens comme faisant partie intégrante d’Israël indiquerait qu’un avenir meilleur s’ouvre en effet à Israël après des années de stagnation et de fixation. Tu ne serais pas que l’écho de Netanyahu mais un leader complètement différent. Un leader dont Israël est affamé.
* Cet article a été écrit avant que Benny Gantz ne soit choisi pour former le gouvernement, à un moment où il manifestait une ouverture à la liste arabe unifiée en réaction à la proposition de B.Netanyahu de former un gouvernement « d’urgence nationale » pour faire face à la menace du coronavirus. Alors que durant la campagne, il avait opté pour une ligne dure s’agissant de l’obtention d’un soutien extérieur des députés arabes, rejetant catégoriquement l’éventualité de leur entrée effective dans un gouvernement sous sa conduite.
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1) Pour connaître la position de D.Grossman sur cette loi :
2) Il s’agit du transfert éventuel de la zone dite du « Triangle, à peuplement majoritairement arabe, sous l’autorité du futur État palestinien.
3) David Grossman se réfère ici à un terme officiel désignant ces Arabes qui ont quitté leurs terres pendant la guerre de 1948 pour fuir les combats (ou qui en ont été chassés) et se sont réfugiés dans une ville ou un village voisins sur le territoire d’Israël. Quand, après le cessez-le-feu, ils ont tenté de reprendre possession de leurs terres, ils constaté qu’elles appartenaient alors à l’État et qu’ils n’étaient plus que les « présents-absents », privés de leur droit de propriété. David Grossman leur a consacré un livre sous le titre « נוכחים נפקדי »(Présents absents) traduit en français en 1995: « Les Exilés de la Terre promise« , Éd. du Seuil, Paris.(trad. Katherine Werchowski).
4) Il est courant en Israël d’utiliser l’expression « secteur arabe » pour désigner la population des arabes israéliens.