Introduction : Les questionnements abondent dans la presse israélienne après la révélation des coups de grâce portés à une fillette dans la bande de Gaza [L’article de Uzi Benziman, dans Ha’aretz du 28/11/04 [, voyait dans la mort volontairement donnée à une fillette une « raison de refuser de servir », la désobéissance civile étant le meilleur moyen de n’avoir pas à exécuter d’ « ordres illégitimes », au reste passibles de sanctions depuis l’affaire de Qafr Qassem en 1956.]] et la publication d’une photographie propre à éveiller des échos : celle d’un Palestinien jouant du violon à un barrage en Cisjordanie [[Le même jour, le député Yossi Sarid s’exclamait : « Arrêtons la musique ! » [http://www.haaretz.com/hasen/spages/506836]. Ironisant sur les raisons (au demeurant objet d’une controverse) qui avaient pu pousser le violoniste à jouer, il s’interrogeait sur la timidité des prises de conscience et s’étonnait, concernant la mort de la jeune Palestinienne, de ce que nul ne parlât « du fait de tuer lui-même, comme s’il était clair que la mort de Imam Alhans était inéluctable […], les seules questions étant pourquoi elle s’est produite à bout portant et a exigé autant de balles ».]].
Pour Yitzh’ak Laor, que nous traduisons aujourd’hui, « c’est dans l’épaisseur des Territoires occupés que se révèle la vérité de l’Israélien ». Cette radicalité se fonde sur un constat désabusé : les exactions qui font de loin en loin surface et scandale ne sont que la partie émergée de l’iceberg occupation. Le quotidien est en cause, fait pour les Palestiniens de longues attentes laissées à l’arbitraire des soldats, et poussant les uns à la faute, les autres à l’Intifada.
[->http://www.haaretz.com/hasen/spages/508703]
Ha’aretz, jeudi 2 décembre 2004
Al-mah’soum, mah’som, barrage
(Trad : Tal Aronzon pour La Paix Maintenant)
De temps en temps, une indignité ou une autre commise dans les Territoires fait resurgir les fantômes du « passé juif ». Quelqu’un s’arrange pour prendre une photo. Cela fait des unes dramatiques, comme dans le cas du jeune Palestinien sommé de jouer du violon, et puis l’affaire est vite qualifiée d’« exception ». La plupart des soldats n’obligent pas les violonistes à jouer devant les barrages. La plupart des soldats ne tuent pas de petites filles. La plupart des soldats ne donnent pas le coup de grâce. Mais la dramatisation contribue à voiler une vérité mieux partagée. Les Israéliens n’aiment guère la vérité. Et c’est dans l’épaisseur des territoires occupés que se révèle la vérité de l’Israélien.
N’était la crainte de la désillusion, les Israéliens auraient compris depuis longtemps ce que tout Palestinien sait et a intégré à son langage ces treize dernières années comme « al-mah’soum » (pluriel : « al-mah’samim ») – version arabisée de l’hébreu pour « mah’som » (barrage).
Le fait est que les barrages ne sont pas le produit de l’Intifada. Quand la vérité s’écrira sur l’histoire des barrages, et pas à partir de récits issus du bureau d’information de l’armée, il deviendra clair que ce sont eux qui ont donné naissance à l’Intifada. Ils apparurent en 1991, deux ans avant les accords d’Oslo, et furent puissamment renforcés après leur signature. Seul un total aveuglement de la part des Israéliens – qui en savent plus sur les restaurants new-yorkais en vogue que sur les barrages en Cisjordanie, ces barrages qui la divisent et la morcellent, faisant de ses citoyens les victimes des soldats, bons ou sadiques – seul cet aveuglement peut avoir produit la surprise de l’automne 2000 : « Qu’est-ce qu’ils veulent, au juste ? Après tout, tout va très bien comme ça. »
Mais pour qui fait la queue pendant des heures, savoir si le soldat face à vous est un brave type ou un sadique n’a guère d’importance. Demandez à n’importe quel Israélien contraint de patienter un quart d’heure dans une queue à la banque si cela fait la moindre différence que le caissier soit gentil ou pas quand son tour arrive finalement ! Il y a plus significatif, cependant, à retenir de cette haine qu’ont les Israéliens des files d’attente : ils n’ont pas la moindre idée du quotidien que vivent les Palestiniens.
Le système des barrages ne vient pas de l’Intifada, mais il a grandi et forci « grâce » à elle. Le système des barrages ne va pas non plus disparaître avec la fin de l’Intifada. Le système des barrages est partie intégrante du refus israélien de renoncer à l’ensemble du territoire de la Cisjordanie, y compris la totalité des implantations. Le système des barrages vise à permettre à Israël de contrôler la vie des Palestiniens. Aussi fut-il renforcé après la signature des accords d’Oslo.
Dans cette perspective, les implantations ne sont pas la raison d’être des barrages. Les colonies « isolées » et les blocs de colonies – éléments du « nouveau » consensus issu d’Oslo – sont prétexte à barrages mais en révèlent la véritable fonction : « Nous sommes omniprésents, nous saucissonnerons le territoire palestinien de toutes les manières possibles, nous les contrôlerons. »
Quiconque a connu la Cisjordanie après les accords d’Oslo sait combien d’humiliations des dizaines de milliers de personnes ont subies aux barrages. Quiconque connaît les accords d’Oslo vus du côté palestinien sait à quoi ils ressemblent ici : outre les expropriations, les routes de contournement [[Qui permettent aux Israéliens de circuler dans les Territoires, et d’accéder aux implantations, sans jamais être au contact des Palestiniens… participant ainsi un peu plus au saucissonnage de la Cisjordanie.]] et l’expansion des implantations, les barrages sont un cauchemar, un cauchemar dont nous ne savons rien.
La dramatisation à propos des soldats sans cœur forçant un Palestinien à jouer du violon érige le fait en exception, masquant là encore le système. Une fois de plus, « les figures juives ancestrales » reviennent au premier plan. Une fois de plus, les Juifs se remémorent leur passé. Une fois de plus, il va s’agir de nos vie, notre déclin, non de la souffrance palestinienne. Et une fois de plus, les feuilles à scandale vont étaler à leur une pornographique la coloration lynchiste de notre quotidien. Mais la vérité s’impose. Quiconque refuse de se séparer de la Cisjordanie, avec toutes ses implantations, ne comprend pas qu’il fraye la voie à des générations de soldats aux barrages, sadiques ou braves bougres.
Le chef d’état-major s’exprime de nouveau « en toute franchise ». Une fois encore, il va dire, « nous avons commis une erreur », et nous entendrons que son échec est le nôtre. Il n’y a donc pas vraiment d’échec, puisque s’il s’avérait que le chef d’état-major ait failli, il devrait quitter ses fonctions, comme l’officier de la division stationnée à Gaza. Et nous continuerons d’apprendre, à l’occasion, ce que chaque enfant palestinien connaît chaque jour aux barrages, avec ou sans soldats volontaires au cœur tendre venus humaniser le passage, parce que la décision de laisser circuler ou non celui-ci ou celui-là dépend d’étrangers, et non du peuple qui passe les barrages. Tout ceci sous les auspices de la seule démocratie du Moyen-Orient.