De la soumission selon Betzalel Smotrich, vice-président de la Knesseth et étoile montante de la Maison juive – le parti créé en 2008 sur les décombres de l’un des plus anciens du pays, le PNR traditionnellement centriste, par Naftali Bennett qui mène dès lors cette mouvance à l’extrême-droite coloniale de l’échiquier israélien.
Sionisme, religion et nouvelle mythologie de l’identité juive… Dans le camp “nationaliste”, pour ne pas dire “colonialiste” d’aucuns, dont Smotrich, réécrivent une mythologie de l’identité juive pour faire avancer leurs idées anti-libérales. Et jouent sur les notions d’étranger et de “Guèr” dans la tradition juive sur laquelle ils font mine de s’appuyer.
Traduction : Michel Goldberg et Isabelle Czerwinski
Ha’Aretz, le 16 mai 2017 : Pourquoi le sionisme-religieux se radicalise.
Révision (d’après la version originale en hébreu), Chapô & Notes : Tal Aronzon pour LPM
Ha’Aretz, le 14 mai 2017 : La Soumission selon Smotrich.
La tribune de Tomer Persico
Il y a deux semaines, lors d’une réunion de cadres du courant sioniste-religieux, Betzalel Smotrich, le vice-président de la Knesseth, a exposé son nouveau plan diplomatique, qu’il a lui-même nommé « plan de soumission ». L’objectif de ce plan est, selon lui, « d’annihiler tout espoir national palestinien ».
Selon ce plan, les Palestiniens seront confrontés à trois options :
• Quitter le pays ;
• Vivre en Israël avec le statut de « résident étranger » [1], parce que, d’après Smotrich, « selon la loi juive, il doit exister une forme d’infériorité » ;
• Résister « et, dans ce cas, Tsahal saura comment réagir ». Lorsqu’on a demandé au vice-président de la Knesseth s’il envisageait entendait par là l’expulsion de familles entières, y compris les femmes et les enfants, Smotrich a répondu : « À la guerre comme à la guerre ! »
Smotrich présenta le Livre de Josué [2] comme la source de son inspiration. Selon le Midrash [3], Josué envoya aux tribus vivant en Canaan trois lettres [4] où il leur proposa les trois options reprises par Smotrich. Maïmonide [5] explique que que si les non-Juifs ne quittent pas le pays de Canaan [lors de la conquête] il faudra leur imposer des restrictions « afin qu’ils soient méprisés, qu’ils soient humbles, et ne relèvent pas la tête en Israël. S’ils résistent, ajoute Maïmonide, pas une âme ne doit être épargnée ». En d’autres termes, tuez-les tous.
Nombreux sont ceux, érudits et érudites, disciples de yeshiva et directeurs d’opinion, qui ont entendu ces terribles propos. Il est impossible de déterminer combien parmi eux étaient d’accord avec Smotrich. Il y eut des protestations au moment de la discussion, et certains furent scandalisés. Mais pas tous.
Au tréfonds de ma mémoire va et vient une tribune de Yossi Klein, parue il y a un mois et qui a soulevé une tempête de réactions : le « sionisme religieux » [6] vise-t-il à « prendre le contrôle du pays et en expulser les Arabes ? » demandait-il. Certes non. Mais y a-t-il, dans ce courant politique, des individus qui le veulent ? Oui, assurément. Combien sont-ils, et quelle est la place de Smotrich ? En marge — au sein d’un groupe minoritaire, extrémiste et fondamentaliste qui ne mérite guère d’être pris au sérieux ? Ou au cœur du mouvement – possible meneur entraînant dans l’avenir un public nombreux ?
L’une des caractéristiques du fondamentalisme consiste à réduire l’ensemble de la tradition religieuse à quelques principes simplistes et rigides. Ce courant a également une perception monolithique de l’histoire, comme si toutes les époques étaient identiques, comme si ce qui était vrai il y a 2 000 ans était toujours valide aujourd’hui. Ils rêvent aussi de ressusciter le passé. C’est une pensée qui se soumet entièrement à l’autorité des Textes, pris de façon littérale ; alors que, de leur côté, les religieux non-fondamentalistes reconnaissent que la vérité religieuse est complexe – « la Torah a soixante-dix faces » [7]. Ils proposent donc des interprétations multiples, et intègrent d’autres données dans leur approche de la foi. Ils proposent donc des interprétations multiples, et intègrent d’autres données dans leur approche de la foi.
Les sionistes religieux ne sont pas fondamentalistes. En majeure partie, ils mènent une pratique traditionnelle, se retrouvant pour commenter agilement les Textes. La plupart vivent dans le centre du pays, à Jérusalem ou Peta’h-Tiqvah, Kfar-Sabba et Raânanah. Ce sont le plus souvent des gens des classes moyennes, plutôt aisés. Pour eux, le judaïsme constitue une identité profonde et une manière de vivre. Ils ne rêvent pas de reconstruire le Temple de Jérusalem et sont heureux de vivre en démocratie.
Il est difficile pour la démocratie de vaincre le nationalisme
Mais Smotrich a compris quelque chose d’important lorsqu’il s’est adressé à leurs représentants. Comme il parlait uniquement à des gens soucieux de l’observance des préceptes, il s’est permis de mettre en exergue le substrat national-religieux de son propos. Il espérait que le discours sur la Halakha [8] et le Livre de Josué susciterait un processus d’identification automatique, renforcé par les effets soporifiques de la tradition ingurgitée ; il espérait qu’il leur serait beaucoup plus difficile de s’opposer à un langage religieux. On peut regretter que son espoir ait été quelque peu fondé.
La démocratie, tout comme le libéralisme est un ethos ; la tradition religieuse, tout comme le nationalisme, porte en elle le fondement de l’identité et l’adhésion à un récit des origines [9]. Lorsque ces deux couples rivalisent, il est très difficile au premier – démocratie et libéralisme – de triompher. Si le nationalisme occidental intégra pour l’essentiel au XXe siècle la démocratie et le libéralisme – et donc la religion, en la tempérant – un fossé se creusa durant les dernières décennies du siècle entre libéralisme et nationalisme.
Comme nous avons pu le constater tant lors de la crise des réfugiés en Europe que lors du vote du Brexit, lorsque les masses ont le sentiment que le libéralisme sape les bases du nationalisme, leur réaction est de renforcer le nationalisme au détriment du libéralisme. Les mythes fondateurs et l’identité l’emportent sur l’ethos libéral. Il est difficile pour la démocratie de vaincre le nationalisme.
D’aucuns dans le camp sioniste-religieux, et Smotrich en est, se tournent vers l’identité juive et usent des récits mythiques qui l’accompagnent pour obtenir un appui à leurs idées anti-libérales. Dans une situation où le libéralisme est perçu comme opposé à notre identité, ou lorsqu’il n’apporte pas de réponse s’appuyant sur elle, ils parviendront à rassembler force gens autour d’eux – en premier lieu parmi ceux qui sont profondément attachés à la tradition [religieuse].
Seule une position enracinée dans l’identité et unissant de nouveau nation et libéralisme – de même que religion et démocratie – pourra empêcher de nombreux sionistes, religieux ou non, de se laisser prendre au piège des idées folles de Smotrich et de ses semblables.
Le fait que Smotrich soit un dangereux fondamentaliste voulant donner aux Palestiniens le choix entre transfert (hors d’Israël), apartheid et génocide nous horrifie. Il devient difficile de se plaindre de l’Autorité palestinienne lorsqu’elle encourage la terreur alors que le vice-président de la Knesseth de l’État d’Israël promeut un « plan de soumission » de ce genre. On ne peut que le relever de ses fonctions et le chasser de la Knesseth.
Même si cela devait se faire, la question importante qui se poserait est comment réagissent les sionistes, tant religieux que laïques, à ses idées. Tant que nous n’aurons pas de réponse à cette question, Smotrich continuera de se propulser des marges au cœur de son courant politique.
Notes
[1] Pour en savoir plus sur le statut de l’étranger dans la tradition, on peut lire Shmuel Trigano (dir), La Fin de l’étranger ? Mondialisation et pensée juive, revue Pardès n°52, in Press, 2013 – qui reprend et complète une série d’interventions à plusieurs colloques du Collège des Études cernant l’articulation biblique entre les postures d’étranger et de résident [la racine גר, habiter, est commune aux deux]. Exprimées en de multiples versets de la Genèse et du Lévitique et répétées un peu partout dans le Tanakh (le canon hébraïque de la Bible), puis commentées dans le Talmud, elles invitent à se pencher sur les notions de demeure et d’identité humaine : les articles de Mikkael Benadmon (“Les figures de l’étranger dans la Bible, le Talmud et la Halakha ») et de Zvi Zohar (“Et vous aimerez l’étranger – Le Guér, une catégorie ambivalente”) sont à notre sens particulièrement éclairants… et n’appuient guère les affirmations de Smotrich.
[2] Le livre de Josué est le premier livre des Prophètes dans le Tanakh, la Bible hébraïque ; il fait suite au Pentateuque, qui se termine par la mort de Moïse aux portes du pays de Canaan. Le livre de Josué dépeint en moult épisodes la conquête du pays, du sud au nord et du Jourdain à la Méditerrannée- ne laissant pas de poser de nombreux problèmes, en particulier concernant les massacres se réclamant d’un ordre divin qui y figurent.
[3] Le Midrash : un des quatre niveaux d’interprétation des Textes. Allégorique et plus à vocation éducative et morale que littérale, ces historiettes de toute sorte reprises dans le Talmud – la tradition “orale” qui entend pallier la fin de la souveraineté juive au premier siècle de l’ère commune et de ses attributs, dont la loi et son bras armé. On peut trouver tout et son contraire dans l’empilement au fil des siècles des midrashim… y compris de nouvelles créations, fussent-elles de Smotrich !
[4] “Trois lettres” qui seraient en fait des offres de paix, telles que Moïse en exigeait, dit le Talmud, avant toute attaque – on peut légitimement se demander à quel midrash Motrich fait ici allusion, en admettant qu’il ne soit pas tout simplement de son cru.
[5] Le philosophe et exégète du XIe siècle, connu pour ses positions ouvertes et modérées, auquel Smotrich fait ici l’affront de détourner les réflexions sur le livre de Josué [dit Sixième dans le Nouveau Testament car, premier livre des Prophètes, il enchaîne sur les cinq du Pentateuque, de la Genèse au Désert]. On voit, s’y référant, à quel point Smotrich manipule les propos du philosophe, l’essentiel étant d’en appeler à une “autorité” révérée par l’auditoire : “Même le grand humaniste que fut Maïmonide…” Pour en savoir plus (de même que sur les “trois lettres”) voir : <http://booksnthoughts.com/unusual-bible-interpretations-joshua-11-part-2/#_ftn11>
[6] Contrairement aux groupes campant parfois depuis les débuts du Moyen-Âge à Meah–Shearim, les sionistes religieux du HaPoel haMizra’hi ou du Mizra’hi, arrivés en général de l’est de l’Europe (et qui fonderont en 1956 le Parti national religieux), n’entendent pas attendre l’ère messianique pour fonder un nouvel État juif. En peine d’alliés pour former de successives coalitions de gouvernement et assurer la prééminence des travaillistes, David Ben-Gourion les accueille à bras ouverts et grand renfort de compromis. En juin 1967, la “divine surprise” de la prise de Jérusalem, en bouleverse les positions : la victoire imprévue et non-voulue ouvre enfin pour certains l’ère messianique promise – les sionistes religieux installent (avec l’aide des travaillistes, encore) des colonies dans les Territoires. Parler de les quitter devient peu à peu un blasphème.
[7] L’expression apparaît au Moyen-Âge, en référence à l’infini des commentaires possibles et devient vite populaire : פנים לתורה“ 70”, à usage tant profane que religieux.
[8] La Halakha, ou “Voie”, regroupe l’ensemble des prescriptions, coutumes et traditions réglant la vie juive. Fondée sur le Tanakh (le canon hébraïque de la Bible), et sur la tradition “orale” qui la commente, l’adapte et la complète une fois actée la fin de toute souveraineté juive au premier siècle de l’ère commune, elle connaît de nombreuses variantes du fait de la dispersion. Les modes de vie répondent dès lors à des temps divers selon les lieux : en Europe centrale et orientale, l’ère “moderne”, ne se déploie pas au même siècle au sein d’une Galicie soumise aux Habsbourg et dans la “zone de résidence » où les Tzars confinent les Juifs depuis Catherine II, la grande amie de Voltaire ; comme au Maghreb où le décret Crémieux fera des Juifs d’Algérie des citoyens français (ce qui, on le sait, leur sera fatal lors de l’Indépendance), et où rien n’est semblable au Maroc de Tanger à Essaouira, en Tunisie ou au Sahel…
[9] Récit mythique ou réel, conte, légende ou page d’histoire, il participe de la construction de la nation à travers le discours.