Chronique n° 45, 18 mars 2004


Philippe Oriol est historien et enseignant à Paris III. Il est l’auteur de
nombreux ouvrages sur le mouvement ouvrier, ainsi que d’une biographie de
Bernard Lazare, publiée recemment chez Stock

LA PAIX MAINTENANT:
Vous connaissez l’extrême-gauche comme historien, mais aussi par votre
compagnonnage avec cette mouvance. Concernant le sujet de notre entretien,
pourriez-vous nous en dire plus, à partir de votre expérience ?

PHILIPPE ORIOL:
J’ai longtemps travaillé sur cette question, car elle m’a toujours préoccupé : essayer de comprendre pourquoi l’extrême-gauche en général, le mouvement ouvrier – « les forces révolutionnaires »-, avaient pu flirter aussi étroitement avec les antisémites, et avaient même passé des alliances avec des gens comme Drumont par exemple lors de l’affaire Dreyfus. C’était une chose que je voulais comprendre. Dans le cas particulier des anarchistes, il est intéressant de voir qu’eux justement, apres avoir proféré des paroles terribles, ont finalement rectifié le tir et changé un peu leur façon d’appréhender les juifs, le judaïsme et meme la judéité. Cela dit, on trouve le cas tout a fait problématique d’anarchistes juifs qui étaient eux mêmes antisémites, le cas le plus caractéristique étant celui justement de Bernard Lazare…
Pour ma part, j’ai milité avec un petit groupe d’historiens proches de l’anarchisme, mais pas longtemps, car j’ai trouvé justement chez quelques anars un antisémitisme tout à fait insupportable, et un silence de mort lorsque nous tentions d’aborder cette question. C’etait il y a 8 ou 9 ans, environ. C’est alors que je suis parti, car je ne peux pas rester dans un endroit ou se trouvent des antisémites. De plus, les très récents événements nous prouvent que finalement, les choses n’ont pas fondamentalement changé dans ces milieux. Ce n’est pas seulement le cas chez les anarchistes, mais aussi chez les trotskistes, la mouvance altermondialiste, etc.

LPM:
Justement vous venez de donner l’exemple de Bernard Lazare. Comment
expliquez-vous cette sorte de paradoxe, à savoir: nombreux sont les juifs qui militent dans ces courants d’extrême-gauche, et pourtant ces courants ont pris des positions antisionistes (pour le moins) ?

PO:
Oui, en effet. J’ai du mal à y répondre. Sur la présence importante en effet de juifs dans ces mouvements, on pourrait répondre avec Bernard Lazare qu’il y a peut-être quelque chose d’éminemment révolutionnaire dans le judaïsme , un désir de justice. Cette explication mériterait d’etre discutée, je la trouve assez intéressante . Maintenant, quant au paradoxe que vous évoquez, on constate en effet dès le 19ème siecle cette identification entre judaïsme et capitalisme, puis est venu le conflit israélo-arabe, puis cet antiaméricanisme qui n’est meme plus primaire, mais primate. On retrouve exactement les mêmes thèmes chez Alphonse Toussenel, auteur d’ un abominable bouquin au milieu du 19ème siecle,  » Les juifs rois de l’époque »…
Cependant, il y a des militants qui se battent aujourd’hui pour que l’on en finisse avec ces préjugés, comme par exemple Jean-Marc Izrine, auteur d’un ouvrage intitulé « Les anarchistes du yiddishland » (Alternative Libertaire). Mais le fait qu’il faille publier un tel livre , et qu’un militant soit obligé de retracer l’itinéraire d’un certain nombre de juifs anars afin d’expliquer tout cela à ces militants qui continuent à articuler des bêtises invraisemblables, ce fait même est tragique…

LPM:
Comment peut-on expliquer cette évolution, très généralisée dans la gauche
extrême ? Marc Lazar vient d’ailleurs de publier un article à ce sujet dans Le Débat, décrivant la montée d’un antisionisme de plus en plus affirmé, qui accable Israel de tous les maux et idéalise les Palestiniens. Comment expliquer la place de plus en plus importante que prend l’antisionisme et cette représentation de la question juive au sein de la gauche extrême ?

PO:
Ce n’est pas récent ! de plus, les récents événements n’améliorent pas les choses. Lorsque j’étais jeune, je frequentais un certain nombre de libraires
parallèles, et l’on y trouvait tous les écrits négationnistes -il ne s’agit pas de LA grande librairie anarchiste, où l’on ne trouvait pas ces ouvrages, mais d’autres librairies. C’est un fait, il y a un moment où l’extrême-gauche et l’extrême-droite peuvent se retrouver…

LPM:
Il y a quand même une epoque où la position de la gauche était moins
monolithique, plus nuancée, et qui pouvait s’expliquer par la lutte du
sionisme contre l’impérialisme britannique. Il y avait également la
représentation du kibboutz, le fait que l’Urss avait reconnu Israël alors
que les Américains avaient une position plus ambiguë, etc. La représentation
du sionisme était moins manichéenne, moins simpliste qu’aujourd’hui, il y
avait des courants de la gauche extrême qui etaient moins hostiles qu’ils ne
le sont actuellement.

PO:
Oui, certainement. Mais aujourd’hui il y a une radicalisation. Si l’on observe le courant altermondialiste, c’est tout à fait net. Prenons le cas Dieudonné : c’est l’homme de gauche qui s’exprime là, en articulant un truc qui est complètement ahurissant. C’est une histoire qui m’a mis très en colère. Sa caricature est une façon de se justifier, contre tous les fanatismes etc. En réalité, ce n’est pas une caricature contre Sharon, mais contre les juifs dans leur ensemble, et pas autre chose! On retrouve aussi cette radicalisation du côté des Palestiniens, ainsi que du côté de certains militants européens, français, allemands, espagnols, etc., qui les ont rejoints pour se battre, depuis déjà une vingtaine d’années. C’est tout à
fait dramatique.

LPM:
Compte tenu de l’implantation et de l’influence de la gauche extrême sur la
jeunesse et sur le monde enseignant, les dégâts ne risquent-ils pas d’être
très importants et durables. Il s’agit là d’une empreinte qui se forme sur une
génération en voie de socialisation, et qui fait son apprentissage politique?

PO:
Il y a en effet un gros travail à faire (contre cette radicalisation), en
particulier à l’école !