Denis Charbit réagit à une tribune parue dans Libération le 28 février intitulée ‘ »L’antisionisme est une opinion, pas un crime ».

« N’examiner Israël qu’à travers les catégories d’apartheid ou d’impérialisme, comme le font les antisionistes forcenés, c’est le tenir pour le pire des États et ses habitants comme des complices. »

Pour les 400 signataires de ce texte, l’antisionisme est une pensée légitime contre la logique colonisatrice pratiquée par Israël. Le fait qu’il serve d’alibi aux antisémites ne justifie pas son interdiction. Denis Charbit entend contester un point historique et apporter un jugement politique à ce manifeste sans pour autant demander une sanction judiciaire à l’encontre de ceux qui prôneraient l’antisionisme.

Denis Charbit – https://www.liberation.fr/debats/2019/03/24/quand-antisionisme-et-antisemitisme-se-recoupent_1717089


L’antisionisme est-il « la forme réinventée » de l’antisémitisme, comme l’a déclaré le président de la République? Si c’est le cas, un dispositif législatif pourrait bientôt être voté afin que l’antisionisme devienne un délit. Au pays de Voltaire, de Zola et de Sartre, il paraît peu probable que le législateur y consente. L’antisionisme est principalement un discours, même s’il est indéniable que des passages à l’acte, des passages au meurtre, ont été motivés par ce discours de haine. Avant de décréter s’il faut ou non en faire un délit, il convient de se demander si l’antisionisme est une opinion raisonnée et raisonnable ou une passion, voire une obsession. Pour y répondre, il me parait nécessaire de contester un point historique et d’apporter un jugement politique au manifeste publié dans les colonnes de Libération, et ce d’autant que je m’interroge également sur l’opportunité d’une sanction judiciaire.

Les antisionistes de notre temps se réclament systématiquement de leurs prédécesseurs d’avant-guerre pour légitimer leur condamnation d’Israël. Cette référence est une usurpation et une manipulation intellectuelle. Sous cette catégorie analytique d’antisionistes, l’historien regroupe les révolutionnaires juifs, les partisans de l’émancipation individuelle et bourgeoise et les rabbins issus de l’orthodoxie comme du judaïsme libéral fermement opposés alors au sionisme. Or, l’anticolonialisme n’était nullement au coeur de leur refus du sionisme, sauf chez les premiers, et encore cette thématique n’est apparue qu’à la fin des années vingt parmi les communistes en Palestine, bien plus qu’en diaspora. Tous ces courants  diasporiques rejetaient l’idée d’un Etat juif parce que le sionisme était une alternative susceptible de détourner les masses de la solution à la question juive qu’ils avaient eux-mêmes proposée: la révolution, l’émancipation ou l’observance de la foi.

C’est la Shoah, d’une part, et la création de l’Etat d’Israël, d’autre part, qui a réduit considérablement la nature et l’impact de cet antisionisme juif. Car une chose était de s’opposer à un Etat tant qu’il n’était qu’un projet, une autre de le contester, une fois l’Etat d’Israël créé. Les révolutionnaires et les orthodoxes l’ont admis de facto tout en s’abstenant de le reconnaître de jure par fidélité idéologique. De nos jours, la plupart des juifs dans le monde approuvent l’existence d’Israël, qu’ils se sentent ou non concernés par une perspective d’immigration. Ce renversement de tendance parmi les juifs de France et des Etats-Unis n’est pas une OPA idéologique que l’extrême-droite israélienne aurait effectué avec succès. Nul n’ignore qu’Israël a rempli une mission qu’aucune communauté diasporique n’est en mesure d’assumer depuis 1945: offrir un refuge, une patrie aux juifs marginalisés, discriminés ou persécutés dans leur pays natal, le droit d’être autochtones sans plus jamais leur contester cette dignité. Cette dimension émancipatrice, libératrice et humanitaire du sionisme, les signataires du manifeste l’ignorent ou ne veulent rien en en savoir car leur antisionisme n’est pas une opinion, c’est un dogme qui ne laisse place à aucune nuance. A défaut de voir leur objet dans sa complexité, dans ses contradictions, dans ses limites – ce que le post-sionisme avait tenté de faire – ils ne veulent en retenir que le préjudice qu’ont subi et que subissent encore les Palestiniens. En conséquence, ils frappent d’illégitimité Israël et le sionisme et les situent dans l’axe du Mal, qui s’avère aussi manichéen que celui que professaient Bush et ses émules.

Les signataires se déclarent antisionistes au nom de leur anticolonialisme.  Mais que pensent-ils de ces sionistes qui par centaines de milliers et de millions, en Israël et en diaspora, condamnent l’occupation israélienne? Ils jugent leur critique de la colonisation pas assez radicale. Il est vrai que ces sionistes anticolonialistes (il n’y a que la droite israélienne et les antisionistes pour penser que c’est un oxymore) n’estiment pas devoir jeter le bébé sioniste avec les eaux sales de l’occupation. Pour les antisionistes, le ver est dans le fruit; pour les sionistes, l’occupation et la colonisation constituent un danger moral et politique pour l’Etat d’Israël. Il faut être sévère et impitoyable sur la gangrène coloniale que ce sionisme acharné génère, mais cela ne justifie pas de réduire le sionisme à cette infection.

Pourquoi les crimes de Staline et d’Hitler ou de Bachar el-Assad n’ont-ils jamais conduit personne à estimer que l’Allemagne, la Russie et la Syrie ont perdu toute légitimité et devraient disparaître? La réponse est aisée: c’est le nazisme, le communisme et le baassisme qui sont à condamner, non l’Allemagne, la Russie et la Syrie et les peuples qui s’y trouvent. En se calquant sur cette optique-là, les antisionistes devraient pouvoir déclarer: c’est le sionisme qui est condamnable et condamné, pas l’Etat d’Israël et les Juifs qui y vivent. Or, les antisionistes sont incapables de suivre ce raisonnement. Alors que l’existence de l’Allemagne, de la Russie et de la Syrie précède les idéologies mortifères qui s’y sont épanouies au cours de leur histoire respective, cela ne vaut pas pour Israël dont la renaissance moderne et l’existence tient au sionisme. Voilà pourquoi haine du sionisme et haine de l’Etat d’Israël inévitablement se confondent. Voilà pourquoi, malgré leur proclamation d’innocence, à cette intersection-là précise, l’antisionisme recoupe l’antisémitisme.

N’examiner Israël et le sionisme qu’à travers les catégories interchangeables de racisme, apartheid, de nazisme et d’impérialisme, c’est tenir Israël pour un Etat pire que tous les autres, c’est tenir Israël pour le pire des Etats, et comme, de surcroît, Israël pratique le suffrage universel (mais non dans les territoires occupés), loin d’en féliciter Israël, voilà que les Israéliens deviennent les complices et les coupables du mal reproché à l’Etat.

Cet antisionisme forcené est contre-productif. Il conforte une grande partie de mes concitoyens dans le sentiment que cet antisionisme est une forme adoucie, mais non moins redoutable, de l’antisémitisme d’antan: il suffit de remplacer la domination juive par la domination sioniste et israélienne. Mais je suis plus inquiet pour les Français juifs contraints de supporter cette ambiance intellectuelle délétère qui est un carburant bien plus efficace pour faire partir les juifs en Israël que les dépliants chromos de l’Agence juive. Mais l’éthique de conviction de ces purs et durs les empêchera sans doute de faire preuve d’un minimum d’éthique de responsabilité. On touche là au paradoxe fondamental des antisionistes: précisément parce qu’ils contestent le droit des juifs à se rassembler en Israël, ils devraient se montrer exemplaires dans leur rapport aux juifs qui restent en diaspora. Seulement, comme ces derniers ont le souci d’Israël, voilà qu’ils sont désignés eux aussi comme complices. Ce statut d’infamie, dont Alain Finkielkraut a fait récemment les frais par son agresseur, n’est qu’une variante édulcorée de ce qui avait cours dans les démocraties populaires et dans les Etats arabes lorsqu’on dénonçait les juifs comme « cinquième colonne ».

En vérité, cet antisionisme acharné ressemble fort au sionisme acharné évoqué dans le manifeste: l’un et l’autre estiment que sur ce petit bout de terre il n’y a place que pour un peuple et pour un droit. Pour les sionistes acharnés, le peuple palestinien n’existe pas, il n’est qu’un appendice de la nation arabe; pour les antisionistes acharnés, les juifs ne sont qu’une religion et leur constitution en peuple est une invention. Pourtant, la résolution de l’ONU en 1947 avait préconisé de n’accorder l’ensemble de la Palestine mandataire ni aux Arabes ni aux Juifs en exclusivité, exigeant des uns et des autres qu’ils consentent à la partager en deux. Ce consentement-là est encore mis à l’épreuve par les acharnés des deux bords qui constituent ensemble cette sainte alliance, ce front du refus dont pâtissent les Israéliens et, plus encore, les Palestiniens.

L’antisionisme des signataires est un anticolonialisme, mais cela ne fait guère de leur conviction un humanisme: c’est un manichéisme identique à celui que professe le sionisme poussé à l’extrême. C’est un discours absolu qui réserve le Paradis aux uns et vouent les autres à l’Enfer. Même si les signataires s’abstiennent d’employer ce vocabulaire religieux, la musique est la même: l’absolution du refus d’Israël et de la violence qui en résulte, l’expiation sans rémission de tous les péchés et violences d’Israël. La réconciliation israélo-palestinienne n’est pas au bout du programme antisioniste qui jubile du triomphe du sionisme acharné. Au lieu que la lutte contre l’occupation nous unisse, il nous faut tenir bon contre un discours antisioniste qui nous exclue et contre une occupation intolérable qui nous plonge dans l’abîme.