Intense, fiévreux, dérangeant, digressif, implacable, impressionnant. Ours d’or au Festival de Berlin 2019, le troisième long métrage israélien de Nadav Lapid met en vedette un nouveau venu, Tom Mercier. Il y joue un expatrié essayant de s’émanciper à Paris.
Depuis « Une fête mobile » et probablement avant, l’histoire de l’étranger-à-Paris est devenue un genre en lui-même, donnant lieu à des centaines de romans et de mémoires et, plus récemment, à des blogs, des comptes Instagram et des bestsellers biographiques, ainsi qu’à une poignée de films mémorables au cours de la seconde partie du siècle dernier : « Un Américain à Paris », « Charade », « Frantic », « Avant la nuit », « Minuit à Paris », « Les rêveurs » , pour n’en citer que quelques-uns.
Cependant, difficile de traiter ce sujet sans tomber désespérément dans une Seine pleine de clichés ; aussi, l’israélien Nadav Lapid, auteur non-conformiste, mérite-t-il des éloges pour la réalisation de son troisième long métrage : « Synonymes », qui est véritablement une vision unique et originale de l’expérience parisienne.
Loin des hymnes habituels sur la Cité des Lumières, ce conte mettant en scène un ancien soldat israélien qui tente d’apprendre le français et de se construire une vie nouvelle (ou plus exactement d’échapper à la vie qu’il menait chez lui en Israël) est une chronique fiévreuse, centrée autour du personnage principal. La brillante interprétation du nouveau venu Tom Mercier délivre un message âpre, déconcertant et imprévisible qui rappelle le travail du jeune Tom Hardy et son habileté à jouer dénudé.
Mais « Synonymes » peut être aussi un film exigeant, qui demande de la réflexion, en particulier au cours de la seconde partie ; celle-ci n’a pas l’intensité des plans d’ouverture. Les deux premiers longs-métrages de Lapid, « Le Policier » et « L’Institutrice », étaient marqués par une tension sous-jacente, comme si le réalisateur désamorçait une grenade et maintenait la pression tout au long du film.
Ici, la bombe est graduellement diffusée à travers une intrigue secondaire. Cependant, au niveau esthétique et thématique, Lapid continue de surprendre, aussi triomphe-t-il à Berlin.
Lorsque nous rencontrons Yoav pour la première fois, il a environ vingt ans et possède son seul sac à dos. Il pénètre dans un magnifique appartement vacant qui se donne des airs, sous les toits de Paris au cœur de la rive gauche.
Yoav se réveille (dans l’une des scènes où on le voit nu, de face) dans le petit matin et prend une douche pour essayer de se réchauffer. Lorsqu’il sort, il réalise que son sac a été volé. Alors, sous l’effet du choc et du froid, il s’évanouit (il pourrait en fait être mort).
Mais il se réveille un peu plus tard (ressuscité, en un sens) dans la maison d’un couple de voisins jeunes et chics, le gentil écrivain Emile (Quentin Dolmaire) et son amie musicienne Caroline (Louise Chevillotte). Tous deux, qui ont de l’argent à flamber et des ambitions artistiques à réaliser prennent rapidement Yoav sous leur aile. Ils lui donnent quelques vêtements (dont un pardessus d’Emile qu’il portera tout au long du film) et l’écoutent lorsqu’il partage ses pensées et les histoires de l’armée dans son français particulier. La relation de Yoav avec la langue française est l’un des aspects les plus frappants du film « Synonymes ».
Le titre se réfère en effet à la manière obsessionnelle dont le héros étudie le dictionnaire français et répète les mots à haute voix comme un étudiant enragé. Marchant tête baissée et mains dans les poches, Yoav marmonne tout au long de son chemin à travers la ville, refusant cependant d’en voir la splendeur touristique. Il expérimente Paris à sa manière, ce qui semble impliquer une totale immersion dans la langue et une totale séparation d’avec sa propre identité.
Mais la patrie de Yoav n’est jamais loin, en particulier lorsqu’il est engagé comme agent de sécurité au Consulat d’Israël. Ce travail l’amène à poursuivre quelques compatriotes, têtes brûlées cherchant le combat. Ici est mis en lumière cet aspect de Yoav qu’il tente de dissimuler en fuyant vers un pays d’art, de littérature et d’extrême culture. Peu importe cependant qu’il essaie de s’exprimer dans les termes raffinés de Rimbaud et Baudelaire. Bien qu’utilisant seulement une fois son hébreu natal, Yoav ne semble pas apprivoiser l’animal qui se tapit en lui.
Il émane de la présence physique de Mercier une violence à laquelle jamais il ne s’abandonne mais qui toujours frôle l’explosion. L’acteur, étudiant en théâtre en Israël quand Lapid l’a découvert, est à la fois fascinant et un peu terrifiant. Vous ne savez jamais si Yoav va se lancer dans un long monologue verbeux ou vous envoyer son poing au visage. Ou, ainsi qu’il le fait dans une scène, bondir sur la table pour faire un strip-tease.
Cette séquence est l’une des plus mémorables d’un film qui fonctionne mieux en parties qu’en totalité. D’autres moments marquants incluent une scène d’intimité entre Yoav et Emile où, écoutant de la musique classique, ils sont sur le point de s’étreindre, une séance de photo punitive lorsque Yoav pose nu pour un artiste pervers, enfin une séquence dans une salle de classe où un professeur chauvin (Léa Drucker) expose les gloires de la France à un groupe d’étrangers. La scène culmine avec l’apparition de Yoav récitant La Marseillaise. L’intérêt de cette dernière scène est d’illustrer le malheur de Yoav. Il a fait l’impossible pour fuir la situation militarisée d’Israël, que l’on entrevoit dans quelques flashbacks surréalistes. Mais le vrai combat qu’il mène est contre ses propres démons. Comme beaucoup de films ayant pour thème les expatriés, « Synonymes » révèle la futilité du départ à l’étranger pour se fuir.
Cependant, l’histoire peut sembler décousue car quelques plans (en particulier ceux qui mettent en scène la brutalité d’Israël) ne trouvent pas d’issue. Il en va de même pour le triangle amoureux que forment Yoav, Caroline et Emile. Ce dernier peut sembler un peu plat et familier.
Pourtant, la réalisation mérite que l’on s’y arrête, en particulier au cours de la première partie où Lapid mêle intensité et absurdité avec une grande précision. Travaillant une fois encore avec le photographe Shai Goldman, il couvre des scènes entières en plans rapprochés, aiguisant ainsi le sentiment constant de claustrophobie, poussant les personnages (et le spectateur) jusqu’au point de rupture. Ces séquences sont entrecoupées de vues de Yoav errant dans les rues de Paris mais refusant de lever les yeux pour prendre du plaisir à la beauté de la ville. Il semble enfermé dans sa souffrance.
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