Haaretz, 6 janvier 2002
Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant
L’arraisonnement du bateau transportant des armes pour les Palestiniens
provoque d’abord un grand soulagement, parce que ces armes ne seront pas
dirigées contre des Israéliens, ainsi qu’un sentiment de gratitude envers les soldats qui ont participé à cette mission. Néanmoins, dans la voix des différents porte-parole, de Tsahal, du gouvernement, ainsi que dans les médias, on trouve une note de joie : enfin, la « preuve finale » est administrée, des terribles et criminelles intentions des Palestiniens.
« Il est devenu clair, sans laisser la moindre place au doute, que l’Autorité palestinienne est infestée par le terrorisme de la tête aux pieds », a déclaré le chef d’etat-major Shaul Mofaz, dans ce qui ressemblait à une tentative de revenir aux temps heroïques et glorieux des années 50, sinon même à ceux d’Entebbe.
Mais de quelle preuve parle t-on? La preuve que si on opprime un peuple pendant 35 ans, qu’on humilie ses leaders et qu’on harcèle sa population, sans leur donner un semblant d’espoir, ce peuple essaiera de s’élever par tous les moyens possibles? Nous comporterions-nous différemment si nous étions dans la situation des Palestiniens? Et nous sommes-nous comportés différemment quand pendant des années nous étions victimes de l’occupation et de la tyrannie?
Avshalom Feinberg et Yosef Lishansky partirent au Caire pour en rapporter de
l’argent au Nili (organisation secrète, ndt), afin que la communauté juive de Palestine puisse se soulever contre les Turcs. Les combattants de la Haganah, du Lehi et du Etzel (mouvements juifs de résistance clandestins) réunissaient et cachaient autant d’armes qu’ils le pouvaient, et leurs magnifiques « sliks » (caches d’armes) sont jusqu’aujourd’hui le symbole d’un combat pour la survie et la volonté de vivre libre, tout comme les missions courageuses d’achats d’armes sous le Mandat britannique (que les Britanniques définissaient comme des « actes de terrorisme »).
Quand « nous » faisions ces choses, elles n’etaient pas terroristes par nature. Elles étaient des actes légitimes d’un peuple luttant pour sa vie et sa liberté. Quand les Palestiniens font les mêmes choses, elles deviennent la « preuve » de tout ce que nous désirions prouver depuis des années.
Il etait gênant d’entendre le chef d’état-major réprimander les Palestiniens pour « dépenser leur argent dans des armes au lieu de s’occuper de leurs populations affamées » – les mots d’un homme dont les soldats, sur les instructions du gouvernement, harcèlent les Palestiniens du matin au soir, les appauvrissent et les affament. Gênant comme les réactions des médias à l’arraisonnement du bateau. Les correspondants, portés par l’heroïsme des soldats, ont tous adopté les déclarations auto-justificatrices du chef d’état-major et du premier ministre sur les Palestiniens, de leur instinct meurtrier et du terrorisme qui brûle dans leur coeur quasiment comme une seconde nature.
Aujourd’hui est un jour de célébration et de réjouissance, car « nous vous l’avions bien dit » : nous avions bien dit que les Palestiniens ne respectent aucun accord (alors que nous, évidemment, les respectons tous) ; nous vous avions bien dit qu’ils feraient tout pour acquérir des armes offensives (alors que nous envoyons des bouquets de narcisses aux fenêtres d’Arafat à Ramallah) ; nous vous avions bien dit qu’il n’y avait personne à qui parler, et qu’en conséquence nous devions continuer à serrer le noeud coulant autour de leur cou (ce qui conduira sans nul doute à modifier profondement le « caractère palestinien », afin qu’ils acceptent toutes nos conditions) ; nous vous avions bien dit qu’Arafat etait Bin Laden (et nous les disciples du Dalaï Lama).
Par cette tentative d’introduire clandestinement des armes, les Palestiniens ont gravement violé les accords, et Tsahal doit, bien évidemment, tout faire pour prévenir une telle escalade. Neanmoins, comment le jugement de tout un peuple peut-il être à ce point émoussé? Comment pouvons-nous continuer à ignorer l’image d’ensemble, ou Israël, par ses actions et ses non-actions, et en particulier le comportement malfaisant de son premier ministre, pousse les Palestiniens à des actes qui, les uns après les autres, nous administrent cette « preuve absolue » dont nous n’avons que faire?
Les jours que nous vivons sont dégoûtants. Ce sont des jours de total engourdissemnt des sens. Ariel Sharon tirera de ce bateau jusqu’à sa dernière goutte de propagande. Les médias, pour la plupart, lui colleront aux basques. La rue israélienne, trop épuisée et apathique pour réfléchir, adoptera toute conclusion qui résoudra la contradiction morale dans laquelle elle se trouve, et qui renforcera son sentiment d’avoir raison.
Qui a la force, aujourd’hui, de se rappeler les commencements, les racines, les circonstances, le fait que ce que nous avons ici est une occupation, une oppression, des réactions et des contre-réactions, un cercle vicieux et sanglant, deux peuples devenus violents, corrompus et fous de désespoir, un piège de mort dans lequel nous nous enfonçons à mesure que chaque jour passe?